Tunisie : la répression des migrants affecte-t-elle les négociations avec le FMI ?

L’aide du FMI dépend en grande partie de la réalisation par la Tunisie de diverses réformes économiques. Cependant, les déclarations de Saïed sur les migrants et son insistance sur le fait que le pays ne se laissera pas influencer par des «diktats» étrangers ont miné la confiance des investisseurs. (Illustration : Ph. Anadolu Agency).

Par Sofia Gerace *

La Tunisie a dépassé la Libye comme route privilégiée pour les migrants subsahariens qui tentent d’atteindre l’Europe à travers la Méditerranée. Ce pays d’Afrique du Nord, à court d’argent, n’est pas équipé pour faire face, et de nombreux migrants ont été victimes d’attaques racistes de la part de la population locale et d’abus de la part de la police.

Le président Kaïs Saïed, qui lutte pour relancer une économie encore ébranlée par la pandémie de coronavirus et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a condamné les migrants comme une menace pour la sécurité nationale. Le traitement qui leur est réservé par son gouvernement a suscité la condamnation des groupes de défense des droits de l’homme et compliqué les efforts visant à obtenir un plan de sauvetage international.

1. Que montrent les chiffres ?

Plus de 2 000 migrants ont perdu la vie en traversant la Méditerranée centrale cette année. Sur les 112 000 personnes arrivées en Italie entre janvier et fin août, plus de la moitié étaient parties de Tunisie. Cela marque un renversement par rapport à la même période de 2022, lorsque la Libye était le principal point de départ. Depuis lors, le nombre de personnes quittant la Tunisie a quadruplé. La plupart viennent de pays pauvres d’Afrique subsaharienne comme la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Sénégal, le Mali et le Tchad. Certains sont des Tunisiens fuyant les difficultés, et l’Italie a exprimé sa crainte que la situation économique du pays n’entraîne davantage de migrants vers le nord.

2. Qu’est-ce qui explique ce changement ?

Les départs depuis la Tunisie ont commencé à augmenter en 2020, trois ans après que la Libye a conclu un accord avec l’Italie pour former les garde-côtes libyens et fournir à leurs officiers du matériel pour intercepter les bateaux transportant illégalement les migrants. L’accord permettait aux migrants d’être renvoyés dans des centres de détention en Libye où, selon des groupes de défense des droits, ils risquent d’être victimes d’abus ou de trafic d’êtres humains. Le HCR a indiqué que le prix exigé par les passeurs pour une traversée maritime est inférieur en Tunisie, entre 500 et 600 euros, contre entre 800 et 900 euros en Libye.

3. À quoi ressemble la vie des migrants en Tunisie ?

Les accords internationaux autorisent les gouvernements de l’Union européenne (UE) à renvoyer les demandeurs d’asile vers un «pays tiers sûr». Les groupes de défense des droits affirment que cette description ne s’applique pas à la Tunisie, où les migrants noirs ont été soumis à des attaques racistes répétées, expulsés de leurs maisons et laissés sans abri ni nourriture. Certains ont été arrêtés pour avoir manifesté contre leur traitement et ont déclaré avoir été torturés et maltraités pendant leur détention. D’autres se plaignent de violences sexuelles, de travail forcé et de maladies provoquées par de mauvaises conditions de vie.

4. Qu’est-ce qui explique ce traitement sévère ?

La Tunisie a pris un tournant autoritaire ces dernières années alors que le président Saïed a imposé des changements constitutionnels radicaux qui ont annulé bon nombre des acquis démocratiques du soulèvement du printemps arabe de 2011. En février, il a ordonné aux forces de sécurité de sévir contre la migration irrégulière, parlant de «complot» visant à modifier la démographie de la Tunisie. Cela a été suivi par une recrudescence des discours de haine, de la discrimination et des attaques, selon Human Rights Watch. Les défenseurs des migrants affirment qu’ils constituent un bouc émissaire commode dans un pays en proie à un chômage de masse et à une crise du coût de la vie.

La pandémie, l’invasion de l’Ukraine par la Russie et la plus faible récolte de céréales depuis 20 ans ont fait gonfler les prix des denrées alimentaires, ajoutant au désespoir ressenti par une grande partie de la population. Les luttes politiques internes et l’impasse avec de puissants groupes syndicaux ont paralysé les efforts visant à résoudre les problèmes économiques du pays.

5. Que fait l’UE face à la migration en provenance de Tunisie ?

La Première ministre italienne de droite Georgia Meloni a mené des négociations avec le gouvernement de Saïed qui ont abouti à un accord en juillet aux termes duquel la Tunisie améliorerait les contrôles aux frontières et réduirait la migration en échange de l’aide de l’UE. Le bloc s’est engagé à investir plus de 100 millions d’euros dans le pays en 2023, soit près de trois fois le montant prévu au cours des deux années précédentes. Il laisse entrevoir la perspective d’un prêt supplémentaire de 900 millions d’euros si la Tunisie parvient à conclure les négociations avec le FMI sur un plan de sauvetage économique de 1,9 milliard de dollars.

6. La situation des migrants affecte-t-elle ces négociations ?

L’aide du FMI dépend en grande partie de la réalisation par la Tunisie de diverses réformes économiques. Cependant, les déclarations de Saïed sur les migrants et son insistance sur le fait que le pays ne se laissera pas influencer par des «diktats» étrangers ont miné la confiance des investisseurs. En juin, Fitch Ratings a abaissé la note de crédit de la Tunisie. L’incapacité à obtenir l’aide du FMI pourrait conduire à un défaut de paiement qui entraînerait l’économie dans une chute libre. La Banque mondiale a brièvement suspendu son aide à la Tunisie sur la question des migrants. Elle a convenu fin mai de relancer le programme avec un nouvel accord de partenariat. Mais la banque a clairement indiqué que les futurs décaissements dépendraient en partie du respect par la Tunisie de ses «exigences environnementales et sociales».

Traduit de l’anglais.

* Reporter à Bloomberg basée à Bruxelles.

Source : Washington Post.

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