Tunisie : A quoi sert un chef de gouvernement ? (2)

A chaque fois qu’un problème se pose en Tunisie, et Dieu sait qu’il s’en pose beaucoup ces derniers temps, le président de la république appelle à…,  le chef du gouvernement appelle à…, les ministres appellent à… C’est la formule consacrée que l’on ressasse dans les médias, mais qui va faire un bon diagnostic, trouver des solutions, prendre des décisions, les annoncer au public et veiller à les faire appliquer ?

Par Imed Bahri

Nous nous posons cette question en constatant la persistance des problèmes, structurels et conjoncturels, dont tout le monde se plaint, y compris à la tête de l’exécutif, sans que des solutions ne leur soient trouvées et, surtout, mises en œuvre avec la célérité, la rigueur et la fermeté requises.

Les hauts responsables de l’Etat semblent croire que leur rôle se limite à commenter la situation dans le pays, à déplorer les dysfonctionnements, à les imputer aux autres et à «appeler à» leur trouver des remèdes. Mais qui va les trouver ces sacrés remèdes et les inoculer au Grand Peuple de Tunisie ?

Encore une fois, le chef du gouvernement Ahmed Hachani a «appelé à»… mieux coordonner entre toutes les parties intervenantes de la filière laitière en vue de trouver les meilleures solutions permettant de préserver le pouvoir d’achat du citoyen et la pérennité de ce secteur. C’est ce que l’agence Tap nous apprend à propos de la séance de travail ministérielle tenue mercredi 6 septembre 2023, au Palais du Gouvernement, consacrée à l’examen de la situation de la filière laitière.

Des crises chroniques qui attendent des solutions

Au cours de cette réunion, nous apprend encore Tap, Hachani «a pris connaissance des indicateurs et des statistiques liés à la chaine de valeur, et de l’évolution du coût de production en dépit des défis actuels». Mais ces données, le chef du gouvernement n’est-il pas censé les avoir déjà en tête avant le début même de la réunion ?

A cette réunion, Hachani est également censé être venu avec des propositions de solutions à mettre en œuvre dans l’urgence, car la crise de la filière laitière dure depuis plusieurs années et des solutions avaient déjà été préconisées par les experts et les professionnels dont les médias avaient largement rendu compte.

Ces données, les collaborateurs du Premier ministre sont, pour leur part, censés les avoir réunies et synthétisées longtemps à l’avance et les lui avoir remises avant la réunion pour que celle-ci ne se transforme pas en une sorte de séminaire ou une table-ronde informelle, mais une occasion pour prendre des décisions et les annoncer.

Les hauts responsables présents à la séance de travail ministérielle, à savoir les ministres de l’Agriculture, des Ressources hydrauliques et de la Pêche, du Commerce et du Développement des exportations, des Affaires sociales et des Finances, ainsi que la cheffe du cabinet du ministère de l’Industrie, des Mines et de l’Energie (poste vacant depuis plusieurs mois, soit dit en passant !) se sont plus souciés de justifier les problèmes et de les expliquer que de leur trouver des solutions. Ils ont encore une fois attribué à la sécheresse qui sévit depuis trois ans dans le pays et à la guerre en Ukraine la responsabilité de la hausse des prix des produits fourragers, hausse ayant poussé de nombreux petits éleveurs à vendre leur cheptel, dont une partie a trouvé le chemin de l’Algérie voisine grâce à la diligence des contrebandiers. Avec pour conséquence une régression remarquable du cheptel de vaches laitières à 450 000 têtes contre 670 000 têtes il y a trois ans.

Pression externe, désorganisation interne

Il n’y aurait donc pas eu des manquements de l’administration publique et des dysfonctionnements au niveau des services de planification ou de contrôle. Tout ce beau monde a été surpris par… la sécheresse et la guerre en Ukraine !

C’est à se demander ce que chers ronds de cuir font durant les 365 jours de l’année, s’ils sont à ce point incapables d’anticiper des évolutions, de voir venir des pénuries et de prendre des décisions qui s’imposent pour y faire face de la manière la moins couteuse et la plus efficace possible.

La sécheresse et la guerre en Ukraine sont certes les principales causes de l’augmentation des prix des produits fourragers, mais elles ne sont sans doute pas les seules. Et si le prix d’une botte de paille s’élève à 25 dinars, celui d’une botte de foin à 12 dinars, le kilogramme d’aliments composés destinés aux vaches laitières à 1600 millimes et celui d’aliments destinés à l’engraissement à 1500 millimes, comme l’avait fait savoir le directeur général de la production agricole au ministère de l’Agriculture, Abdelfattah Saied, lors d’une conférence de presse le 8 juin dernier, c’est que la filière est désorganisée à l’intérieur, que le processus de prise de décision au sein de l’administration publique est lent voire paralysé par la bureaucratie et par les interférences de toutes sortes de groupes d’intérêt et que seules des décisions politiques courageuses pourraient faire bouger ces mastodontes d’immobilisme.

Mais qui est censé prendre ces décisions avec la célérité et la fermeté requises sinon le président de la république, qui accapare aujourd’hui tous les pouvoirs, y compris surtout celui de légiférer par décrets-lois, et à un degré moindre le chef du gouvernement ? Des décisions que l’on attend depuis deux ou trois ans pour dissuader les éleveurs de vendre leur bétail, revoir à la hausse le prix de vente du litre de lait aux collecteurs et industriels, fixé aujourd’hui à 1350 millimes/litre, ce qui menace la pérennité de l’activité des éleveurs, comme l’a souligné récemment le vice-président de l’Union tunisienne de l’agriculture et de la pêche (Utap), chargé de la production agricole, Chokri Rezgui, qui avait également plaidé pour une augmentation immédiate du prix du lait à la production, laquelle ne devrait pas être inférieure à 500 millimes/ le litre pour éviter l’effondrement de toute la filière laitière.

Ces décisions, attendues depuis longtemps, qui va les prendre, veiller à les faire appliquer et en assumer la responsabilité politique sinon l’exécutif, lequel continue, lui, de se dérober à ses responsabilités et de botter en touche ?

Tout cela pour dire que le diagnostic a déjà été fait et les remèdes préconisées par les experts et les professionnels, il ne reste donc aux politiques que de faire preuve de réactivité, de célérité et de courage dans la mise en œuvre des mesures adéquates. Celles-ci ne sont pas toujours populaires. Elles pourraient même être douloureuses pour certaines catégories de la population, mais si on ne fait rien et qu’on continue à reporter la solution des problèmes, ceux-ci risquent de s’aggraver et de nous exploser un jour au visage.

Jusqu’à quand ces chers hauts responsables de l’Etat vont-ils continuer à «appeler à…» et de défausser de leurs responsabilités sur les autres ?   

A bon entendeur…

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