Alors que la Tunisie devient de plus en plus hostile et que l’Europe opte pour l’externalisation des frontières, les réfugiés et les demandeurs d’asile se retrouvent coincés dans le vide, attendant désespérément des conditions de vie humaines, un emploi ou même une réinstallation. (Migrants subsahariens à Sfax. Ph. Salah Dargouth).
Par Nesrine Zribi *
Depuis la déclaration de Kaïs Saïed du 21 février, dans laquelle il accusait «des hordes de migrants subsahariens illégaux» de faire partie de projets visant à modifier la composition démographique de la Tunisie, les Noirs de Tunisie ont été confrontés à toutes sortes de difficultés et de discrimination raciste.
Cela arrive à un moment où les organisations internationales, comme le HCR, se retrouvent coincées entre les agendas politiques des donateurs – dans leur grande majorité des pays européens qui veulent freiner l’immigration en provenance de la Méditerranée – et la nécessité de se conformer aux intérêts de la Tunisie. Tout cela se fait aux dépens des réfugiés et des demandeurs d’asile, pour qui le retour chez eux n’est, le plus souvent, pas une option.
Début juillet, des attaques racistes dans la ville de Sfax, la deuxième plus grande ville de Tunisie, ont conduit à l’expulsion massive de près de 2 000 migrants subsahariens vers des zones désertiques isolées frontalières de l’Algérie ou de la Libye, dont certains demandeurs d’asile et étudiants enregistrés.
La seule solution désormais est la mer
Jusqu’à aujourd’hui, au moins 27 personnes sont mortes de soif ou de coups de chaleur sous le soleil brûlant du désert; parmi les victimes figurent Fatty Dosso et sa fille Marie, âgée de six ans, dont les photos ont été largement partagées. Plus d’un mois plus tard, des centaines de personnes étaient toujours là, avec un accès limité à la nourriture et à l’eau, piégées par les autorités tunisiennes et libyennes. Aucune agence humanitaire n’a été autorisée à accéder à la zone les premiers jours, tandis que de nombreux migrants qui n’ont pas été expulsés vers le désert restent sans abri à Sfax.
À Lac1, Tunis, l’un des quartiers les plus chers de la capitale, des centaines de demandeurs d’asile et de réfugiés campent devant l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), attendant de l’aide, dormant sous des tentes ou simplement sur des matelas en plein air, sans abri, dans la chaleur brûlante.
Pendant plus d’un mois en mars, environ 200 réfugiés et demandeurs d’asile ont organisé un sit-in devant le HCR pour exiger protection et/ou réinstallation dans un autre pays qui respecterait leurs droits humains. Le 11 avril, la police a dispersé violemment leur sit-in à la demande du HCR, selon le porte-parole du ministère de l’Intérieur. Ils se retrouvent désormais à nouveau sans abri, ayant perdu tous leurs biens à cause de la répression policière, et dépendent largement des dons des organisations de la société civile pour acheter des vêtements, de la nourriture, des tentes et d’autres produits de première nécessité.
«Ils ne veulent pas que nous restions et pourtant nous ne pouvons pas partir. Où sommes-nous censés aller ? Nous avons fui les guerres dans nos pays pour venir ici […] Pour moi, la seule solution désormais est la mer. Que je vive ou que je meurs», témoigne un réfugié soudanais vivant en Tunisie depuis quatre ans.
Cet incident est loin d’être la première manifestation de réfugiés en Tunisie. Depuis des années, les réfugiés et les demandeurs d’asile réclament une meilleure protection et de meilleures conditions de vie, voire une réinstallation dans un autre pays.
Des conditions socio-économiques difficiles
La crise économique en Tunisie offre peu de possibilités d’emploi aux réfugiés et aux demandeurs d’asile. La plupart d’entre eux travaillent dans des secteurs informels, sans protection et à la merci de leurs employeurs. Une aide en espèces n’a été accordée qu’à 734 personnes en 2023, qui se trouvent dans les situations les plus vulnérables, ce qui oblige les réfugiés et les demandeurs d’asile à accepter des emplois peu gratifiants, voire dangereux.
Les réfugiés et les demandeurs d’asile sont souvent hébergés dans des centres insalubres et surpeuplés. Ils témoignent, entre autres, de coupures d’eau, de manque de chauffage et d’électricité. Des centaines de personnes se retrouvent sans abri en raison du manque de logement et des expulsions massives suite à la déclaration de Saïed.
La discrimination raciste, le manque d’accès à l’emploi et à l’éducation, la lenteur des procédures administratives : autant de problèmes ne sont pas nouveaux. «Chaque jour, quand j’utilise les transports en commun, les gens m’insultent, me disent pourquoi tu n’as pas déjà été expulsé. […] Nous sommes des êtres humains, nous ne pouvons pas vivre ainsi», a expliqué Awadhiya. «Nous avons des rêves, des projets pour nos vies. La plupart d’entre nous sont instruits. On ne peut pas perdre plusieurs années à attendre ici», a insisté un autre manifestant, qui a du mal à trouver un emploi.
Absence de loi nationale sur l’asile
«En Tunisie, les réfugiés et les demandeurs d’asile se voient délivrer une carte, délivrée par le HCR, mais cela ne les protège pas vraiment», explique Zeineb Mrouki, chargée de programme à Avocats sans frontières. Sans cadre juridique, la carte de réfugié devient quasiment inutile pour ses titulaires en Tunisie, «presque comme une carte de bibliothèque», affirme Mrouki dans une déclaration au Timep.
Alors que la Tunisie refuse d’adopter une loi sur l’asile, la responsabilité des mauvais traitements infligés aux réfugiés et aux demandeurs d’asile incombe uniquement aux organisations internationales, qui servent de façade à des politiques violentes et discriminatoires, selon la chercheuse Sophie-Anne Bisiaux.
En théorie, le statut de réfugié est censé offrir à ses bénéficiaires des opportunités d’éducation et d’emploi égales à celles des nationaux, selon les conventions internationales ratifiées par la Tunisie. Mais les réfugiés et les demandeurs d’asile en Tunisie n’ont pratiquement accès à aucun de ces droits humains en raison de l’absence de législation nationale. Les cartes d’identité sont principalement utiles lors des contacts avec les autorités locales, pour éviter la détention ou le refoulement. Mrouki rapporte qu’il y a eu plusieurs cas de réfugiés et de demandeurs d’asile arrêtés par la police, même s’ils étaient en possession de ces cartes, auquel cas le HCR essaie généralement de leur fournir une assistance juridique. Ces cartes ne protégeaient pas certains demandeurs d’asile qui ont été arbitrairement expulsés et bloqués dans le désert, en violation du droit international.
Par ailleurs, le financement du bureau du HCR en Tunisie provient en grande majorité de pays européens – principalement l’Italie et les Pays-Bas en 2023 – qui ont un agenda politique visant à freiner les migrations en provenance de la Méditerranée. «Le HCR ne peut pas se permettre d’être trop critique envers ses donateurs, pour sa propre survie», argumente Paolo Cuttitta, chercheur sur les migrations. Cette réalité influence les actions et les programmes de l’organisation, qui servent en fin de compte les efforts d’externalisation des frontières.
La pression des gouvernements italien et néerlandais n’a fait que croître à mesure que la Tunisie est devenue le principal point de départ de la migration vers l’Europe, remplaçant la Libye. Au cours du mois de juillet, la «Team Europe», composée de la Première ministre italienne d’extrême droite Giorgia Meloni, du Premier ministre néerlandais Mark Rutte et de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, a effectué de multiples visites en Tunisie pour tenter de trouver un accord pour arrêter la migration. L’objectif ultime des États européens serait de présenter la Tunisie comme un pays tiers sûr, dans lequel les droits de l’homme et d’asile sont respectés, en faisant ainsi une plaque tournante du contrôle migratoire.
Un outil pour l’externalisation des frontières européennes
Mais selon Bisiaux, les organisations internationales comme le HCR et l’OIM ne sont pas simplement victimes d’un manque de financement. Afin de s’assurer du soutien de leurs donateurs, ils ont mis en œuvre plusieurs stratégies alignées sur les intérêts des pays européens.
Des rapports mentionnent l’implication du HCR dans la fourniture d’équipements technologiques pour le contrôle des migrations, ainsi que dans le fait d’empêcher systématiquement les personnes secourues en mer de demander l’asile.
En outre, des éléments indiquent que certains migrants ont été dissuadés de revendiquer leurs droits, que certaines nationalités ont vu la procédure accélérée ou que certains de ceux qui ont protesté contre leurs conditions de vie ont été réduits au silence, voire punis.
De pays d’émigration à pays de transit, le partenariat de la Tunisie avec l’Union européenne (UE) a progressivement évolué. Depuis le milieu des années 1990, de multiples accords entre la Tunisie et l’UE visent à renvoyer les migrants tunisiens irréguliers. Dans les années qui ont suivi la révolution, la Tunisie a commencé à être considérée comme un pays de transit. Suite à l’arrivée de Libyens fuyant le conflit en 2011, le HCR a signé un partenariat avec le gouvernement tunisien pour construire le premier camp et s’occuper de l’enregistrement et de la détermination du statut des réfugiés, tandis que l’OIM organisait le retour volontaire. Depuis 2015, les organisations internationales – soutenues par l’UE – ont fait pression pour que la Tunisie adopte une législation nationale en matière d’asile, mais ont été confrontées au refus des autorités publiques; un projet de loi a même été préparé par le parlement mais n’a jamais été voté.
Derrière le refus officiel
Les discours officiels affirment que «la Tunisie refuse d’être le gendarme des frontières des autres pays», comme l’affirmait Kaïs Saïed en juin 2023, mais en réalité, les forces de sécurité du pays assument ce rôle depuis plusieurs années.
La Tunisie a accepté divers outils visant au contrôle des migrations, allant de l’ouverture de davantage de centres à de nouveaux équipements biométriques visant à identifier les migrants, en passant par la formation des forces de sécurité.
Au cours de la dernière décennie, des millions de dollars ont été utilisés comme aide au développement pour contrôler la migration en Tunisie. À partir de 2018, environ 33 millions de dollars ont été accordés par l’UE pour aider la Garde nationale maritime tunisienne à mettre en œuvre un système de surveillance plus efficace et à intercepter davantage de personnes, malgré les antécédents violents des garde-côtes, notamment le vol de moteurs sur les navires de migrants. Les autorités tunisiennes ont jusqu’à présent intercepté plus de 35 000 migrants en 2023.
En juin, des représentants de la Commission européenne se sont rendus en Tunisie pour suggérer un nouveau partenariat, qui comprend une aide d’environ 986 millions de dollars afin de mettre fin à la migration irrégulière. Le 16 juillet, un protocole d’accord de «coopération stratégique» a été finalisé entre la Team Europe et la Tunisie, qui considère l’arrêt de la migration irrégulière comme «une priorité commune».
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a également promis 115 millions de dollars pour aider la Tunisie dans la gestion des frontières et les opérations de «sauvetage», ainsi que pour améliorer l’enregistrement et les retours. Alors que des centaines de migrants sont toujours bloqués dans le no man’s land après avoir été expulsés par les autorités tunisiennes, l’accord mentionne à deux reprises la nécessité de respecter les droits humains et la dignité des migrants.
«L’accord sur la migration rend l’UE complice des violations des droits humains des demandeurs d’asile, des migrants et des réfugiés», peut-on lire dans une déclaration d’Amnesty International sur l’accord. Qui ajoute : «Les dirigeants de l’UE se lancent une fois de plus dans une politique ratée, fondée sur le mépris total des normes fondamentales en matière de droits de l’homme.»
En plus d’empêcher les bateaux de quitter les côtes tunisiennes, l’objectif ultime de l’Italie serait de renvoyer en Tunisie tout migrant ayant vécu ou transité par le pays. Un nouvel accord, convenu par le Conseil européen début juin, met en évidence cette tentative. Si cet accord est voté par le Parlement européen, les pays européens seraient autorisés à choisir les pays tiers qu’ils considèrent suffisamment sûrs vers lesquels renvoyer les migrants. L’Italie aurait fait pression pour que cette clause renvoie à terme vers la Tunisie la plupart des demandeurs d’asile qu’elle rejette.
Un compromis qui néglige les droits des migrants
Le HCR collabore également avec les gouvernements locaux qui ne tolèrent son travail que tant qu’il ne leur impose pas de charge. La Tunisie utilise les migrants comme moyen de pression à la fois financiers et diplomatiques, dans l’espoir d’obtenir des financements et un soutien, malgré ses violations des droits humains.
Les organisations internationales se retrouvent donc tiraillées entre leur propre mandat, les intérêts de leurs bailleurs européens et les objectifs des autorités nationales qui refusent d’accueillir trop de demandeurs d’asile. Ce compromis conduit souvent à une situation dans laquelle les droits des migrants ne sont pas toujours la priorité.
De plus, ces politiques peu accueillantes font partie intégrante de l’externalisation des frontières de l’UE, selon Sophie-Anne Bisiaux. Si la Tunisie était accueillante, les migrants seraient plus enclins à venir, dans l’espoir de pouvoir éventuellement demander l’asile en Europe – une situation que la Tunisie et les États européens tentent d’éviter autant que possible. Les conditions restent donc désastreuses, au point de «pousser les migrants à retourner dans leur pays d’origine», selon Bisiaux.
Dans une tentative compliquée de satisfaire à la fois l’UE et la Tunisie, et d’éviter d’être trop «accueillantes», les politiques du HCR ont conduit à une lacune dans la protection des migrants qui ne fait qu’augmenter les tentatives de migration irrégulière. Et les passages illégaux ont atteint un niveau record. En 2023, le nombre de migrants arrivant sur les côtes italiennes a doublé par rapport à la même période de l’année dernière, tandis que beaucoup ont été interceptés en mer. De plus en plus de migrants meurent en mer Méditerranée; 900 personnes sont mortes en tentant de passer vers l’Europe depuis début 2023.
Une possible réforme ?
Les procédures de réinstallation restent extrêmement compliquées. Seulement 1% des réfugiés dans le monde sont réinstallés, principalement des réfugiés provenant de pays déchirés par la guerre. En 2023, seules deux personnes ont été réinstallées de Tunisie vers un autre pays.
La solution la plus radicale, bien qu’irréaliste compte tenu de la situation en Tunisie, serait de reconnaître le droit des personnes à la mobilité, de mettre en œuvre effectivement une loi nationale sur l’asile qui assurerait une protection aux réfugiés et aux demandeurs d’asile et de mettre un terme aux tentatives d’externalisation des États européens. Outre cette nouvelle loi, ce changement politique impliquerait le respect des lois existantes, comme la loi anti-discrimination raciale, selon Alaa Talbi, directeur exécutif du FTDES.
De même, les organisations internationales telles que le HCR pourraient également se concentrer davantage sur le plaidoyer en faveur de la mise en œuvre de cette loi et d’une véritable intégration des demandeurs d’asile et des réfugiés, plutôt que de fournir des produits de première nécessité et de les placer dans des camps qui privent les migrants de toute liberté d’agir, selon Mrouki.
Fixer des attentes réalistes et améliorer la communication directe avec les réfugiés et les demandeurs d’asile font également partie des solutions mentionnées par les chercheurs, car être transparent sur leurs limites pourrait changer la dynamique établie.
Pour ceux qui sont restés dans le désert, ce qui les attend est incertain. Quelques jours après les expulsions massives de Sfax, certains groupes de migrants ont été emmenés par les forces de sécurité et hébergés dans des lycées de plusieurs villes du sud tunisien. Les témoignages provenant de l’une de ces écoles révèlent des conditions horribles, avec un manque d’accès à la nourriture, à l’eau et à l’assistance médicale, ainsi que des gardes armés limitant les mouvements des migrants.
Des centaines de personnes sont restées bloquées jusqu’au 10 août, date à laquelle les autorités tunisiennes et libyennes sont finalement parvenues à un accord pour placer la moitié de ces réfugiés dans plusieurs centres de l’OIM, où ils seront hébergés pendant deux mois et se verront proposer des options de retour volontaire. «Le contexte actuel est aussi de pousser les migrants à accepter le retour volontaire, c’est-à-dire de mettre les migrants dans une situation précaire, inhumaine, de les forcer à accepter que la seule exigence soit un soi-disant retour volontaire», déclare le porte-parole du FTDES. Romdhane Ben Amor.
Journaliste indépendante basée en Tunisie qui travaillait auparavant pour Inkyfada.
Source : The Tahrir Institute For Middle East Policy (Timep).
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