L’écrivain franco-libanais Amin Maalouf vient d’être élu secrétaire perpétuel de l’Académie française. Consécration méritée pour ce conteur hors pair, romancier de grand talent et essayiste qui a su analyser avec courage, pondération et responsabilité les grands bouleversements de son temps auxquels il a été d’ailleurs lui-même mêlé. A cette occasion, nous donnons à lire à nos lecteurs cet entretien qu’on a eu avec lui, il y a près de 35 ans, au tout début de sa carrière littéraire. Et publié au quotidien ‘‘Le Temps’’ le 2 mars 1989. Toute sa pensée est déjà en place…
Propos recueillis par Ridha Kefi
L’Orient fascine toujours ceux qui en occident en font l’objet de leurs fantasmes érotico-religieux. Et pour cause : le berceau des Mille et une nuits garde encore ses secrets. Tous ceux qui s’y sont aventurés (voyageurs, chroniqueurs, missionnaires, soldats, contrebandiers, marchands ou vendeurs de rêves) en sont revenus transformés, touchés par sa grâce millénaire, de sorte que le fameux «appel de l’Orient» s’en trouve à chaque fois, plus insistant, irrésistible. Byron, Nerval, Rimbaud, Loti, Genet, Le Clézio… ont, chacun à sa manière, répondu à l’appel. Infatigable, la même vague continue encore de battre les rivages sud de la Méditerranée. Les malentendus, les conflits, les calculs géostratégiques… n’ont jamais altéré le voluptueux désir d’une rencontre possible entre deux mondes que tout semble diviser et unir à la fois. A la fascination attisée par la peur semble répondre un besoin de compréhension, sinon comment expliquer la passion et l’intérêt que suscite une certaine littérature orientale ou «orientalisante» auprès de la masse des lecteurs occidentaux ? N’est-il pas significatif que parmi les bestsellers en France de ces trois dernières années, on compte deux livres d’auteurs d’expression française ? J’ai nommé ‘‘La nuit sacrée’’ de Tahar Ben Jelloun et ‘‘Léon l’Africain’’ d’Amin Maalouf.
Grâce au dynamisme de la Mission culturelle française, le public tunisien a pu rencontrer le premier il y a moins d’un an. Idem pour le second qui vient d’animer plusieurs rencontres à Tunis, Sfax et Carthage qu’un grand public a suivi avec intérêt.
J’ai rencontré Amin Maalouf pour la première fois au mois de juillet 1986. Il était venu au CCI de Hammamet, sur invitation de la 1ère session de l’Université d’été euro-arabe, présenter Hassan Al Wazzan alias «Léon l’Africain» auquel il venait de consacrer un livre, le second après ‘‘Les Croisades vues par les Arabes’’.
On connaissait bien le journaliste-reporter au grand parcours, directeur d’Annahar arabe et international et rédacteur en chef de Jeune Afrique, et on découvrait un romancier v de grand talent, conteur né et observateur «exact» de l’Histoire. Son troisième livre ‘‘Samarcande’’ publié l’année dernière a encore valu à Amin Maalouf la première place des meilleures ventes de livres en France et, surtout, une critique des plus enthousiastes. Le conteur virtuose s’est doublé d’un fin styliste.
A Tunis, ceux qui ont aimé ‘‘Les Croisades…’’, ‘‘Léon l’Africain’’ et ‘‘Samarcande’’ ont découvert un auteur qui, loin de jouer la vedette, sait dépassionner un débat et nuancer une opinion. « Je suis un homme d’interrogation et non de conviction», dira-t-il dans l’entretien qu’il nous a accordé et dont nous publions ici la partie qui nous semblé la plus significative de sa démarche et de sa pensée. Ecoutons-le…
Amin Maalouf à l’Université d’été euro-arabe à Hammamet en 1986.
Ridha Kéfi : Pour commencer cet entretien, j’aimerais vous poser une question d’ordre général : vis trois livres publiés jusque-là évoquent des périodes historiques allant du 9e au 16e siècle. De la part d’un homme qui, de par son travail journalistique, a été longtemps confronté à l’actualité l plus brûlante du monde contemporain, ce saut dans le moyen-âge peut paraître inattendu ?
Amin Maalouf : Il y a chez moi un désir de revenir au passé qui tient de plusieurs raisons. Tout d’abord, j’ai l’impression qu’en connaissant mieux le passé, on a des clés pour le présent et peut-être aussi, certaines raisons d’espérer pour l’avenir. Mais cela dit, je ne me limiterai pas au moyen-âge. D’ailleurs, ce que nous appelons aujourd’hui le moyen-âge (dans l’acceptation des historiens) n’a pas la même valeur ni la même signification concernant l’histoire du monde islamique. Le moyen-âge désigne, quand on parle d’histoire occidentale, une période de décadence située entre d’une part les gloires de l’antiquité et celles de la renaissance d’autre part.
S’il fallait définir le moyen-âge pour le monde arabe, ce ne serait certainement pas le 11e ou le 12e siècle, mais plutôt la période qui a commencé après Ibn Khaldoun et qui finira avec la renaissance que nous espérons. Je pense que quand je ne reviens pas au passé, en fait je reviens au moyen-âge. C’est un peu, pour un auteur occidental, l’équivalent d’un retour à l’antiquité tel qu’il pouvait s’opérer à la fin du moyen-âge et le désir de redécouvrir une époque glorieuse où la civilisation arabe était l’une des plus avancées dans le monde sur le plan scientifique et technologique et celui des idées également. On était même à certains moments dans cette partie du monde, les phares de la pensée. Les personnages que je choisis sont des personnages qui préfigurent une renaissance.
Cette sorte d’«antiquité» arabe serait une période exemplaire pour vous, vu le nombre d’enseignements qu’on peut en tirer pour appréhender le présent du monde arabe ?
C’est vrai, quoique le terme «enseignements» est un peu délicat à manier. Il y a toujours un risque à vouloir partir des évènements du passé pour pouvoir tirer des conclusions et donner des leçons quant au présent. Ce n’est pas tout à fait ma démarche. J’essaie seulement de comprendre un peu mieux el présent en étudiant le passé, et trouver encore des raisons d’espérer en me disant que cette civilisation qui a donné de grands moments de vitalité créatrice, comme ceux de la première période abbasside ou de l’Andalousie, peut donner d’autres grands moments d’ouverture, d’expansion et, disons plus simplement, de participation effective et significative à la civilisation universelle.
Vos trois livres appréhendent d’une façon ou d’une autre la question religieuse dans son aspect politique : Dans ‘‘Les Croisades…’’ c’est l’affrontement pur et simple de deux aires religieuses; dans ‘‘Léon l’Africain’’ on retrouve ce même affrontement à travers la vie et la personnalité d’un homme au destin insolite pour son époque ; dans ‘‘Samarcande’’, enfin, la question religieuse apparaît dans la foi très particulière de votre personnage principal Omar Khayam et dans l’expression violente d’une mystique activiste représentée par Hassan Sabbah.
Je pense que c’est vrai… Je dirai que la préoccupation métaphysique et l’intérêt que je porte effectivement au phénomène religieux est une réalité qui transparaît à travers tout ce que j’écris. Et se sera également ainsi pour le livre que je commence à préparer. Même s’il est prématuré d’en parler, d’autant que le sujet n’est pas encore très clair dans mon esprit, je peux quand même affirmer qu’il y aura une place dans ce livre pour la préoccupation religieuse.
Je pense qu’il y a dans mes livres une présence de la religion comme une présence de la politique, de l’art, de la poésie, et d’autres thèmes encore, comme la tradition et la modernité. Sans énumérer ces thèmes, je pense que la religion en est un, et je conviens avec vous que c’est pour moi un thème très central, quoique je ne l’aborde jamais directement. Je ne suis pas un spécialiste de la religion et il n’est pas dans mes intentions d’élaborer des idées religieuses. Mais je ne peux pas être insensible à la présence réelle de la préoccupation et des idées religieuses dans les époques auxquelles je m’intéresse.
Je me demande si votre biographie personnelle (votre naissance libanaise, la guerre dont vous avez observé le déclenchement dans votre pays et qui a un caractère confessionnel entre autres) n’est pas derrière cette fascination devant l’expression politique de la religion ?
C’est tout à fait vrai. Je pense, effectivement, que quelqu’un qui a vécu comme moi au Liban, qui est parti de son pays à cause d’une guerre qui a un aspect confessionnel, et qui s’est trouvé contraint à l’immigration du fait d’un conflit de ce type, ne peut pas être insensible à la place de la religion et de la guerre des religions dans l’Histoire – même si au Liban, on ne peut parler d’une guerre de religions, mais d’une guerre qui a une dimension ou une coloration religieuse, au moins partiellement.
Quand je parle de croisades, c’est-à-dire d’une guerre menée sur des thèmes religieux, il est évident que c’est une préoccupation vitale pour moi, et non pas une observation froide de l’Histoire. Cela est aussi vrai de ‘‘Léon l’Africain’’ où j’évoque un personnage né à Grenade, au sein d’une civilisation islamique à son apogée, enlevé par des pirates et ramené à Rome où il a commencé à vivre dans une culture tout çà fait différente… Là encore, la question de la religion, de l’immigration, du passage d’un monde culturel à un autre, ne m’est pas indifférente. Ce n’est donc pas par hasard que j’ai choisi ce personnage plutôt qu’un autre pour écrire mon roman. Mais en voulant raconter l’histoire de ce personnage historique, je n’ai pas cherché à introduire mes propres idées, mais essayé de redécouvrir le personnage et son histoire. Idem pour ‘‘Samarcande’’ qui est un livre sur l’islam iranien, son passé proche et lointain.
Là encore, il est impossible pour quelqu’un qui vit notre époque contemporaine de ne pas être sensible à la place de la religion dans le monde iranien, surtout que les événements des dix dernières années ont montré que c’est un aspect qu’il fallait absolument mieux étudier pour mieux le comprendre. Je pense que tous ceux qui l’ont observé de manière superficielle se sont trompés avec les conséquences graves que l’in sait.
L’expression politique su phénomène religieux est donc une préoccupation constante pour moi. Car le fait de vivre dans le monde d’aujourd’hui où l’in se tue encore pour des raisons religieuses, m’a amené à m’intéresser à des périodes de l’Histoire où se déroulaient des événements – non pas semblables à ceux que l’on observe aujourd’hui, l’Histoire ne se répétant jamais, mais qui peuvent aider à les comprendre.
En étudiant certains événements du passé, on peut retrouver des motivations, des éléments de comportement, des aspects qui nous permettent de mieux comprendre que ce soit les rapports de l’Orient et de l’Occident, que l’évolution du monde iranien, ou celle du monde arabe, que les relations internes, dans certains pays, entre des communautés religieuses différentes.
Pour clore ce chapitre de la question religieuse, on constate dans vos livres un ton humaniste assez prononcé. Evoquant vos personnages et leurs itinéraires, vous ne prenez jamais le ton du jugement ou celui de la condamnation. On sent chez vous un besoin de compréhension qui va jusqu’à la justification de certains comportements qui pourraient paraître excessifs.
C’est une question de conviction et de tempérament. J’aime observer et le passé et le présent avec le même désir de compréhension. J’ai un intérêt réel pour tout ce que j’observe. Dans ‘‘Samarcande’’ par exemple, il y a des personnages très différents, notamment Omar Khayam et Hassan Sabbah.
Ils sont tous deux mystiques mais de deux façons opposées.
Ils représentent les deux faces différentes d’un même problème. C’est évident que je me sens plus proche et que je voue plus de sympathie pour Omar Khayam, mais cela n’empêche qu’en observant le personnage de Hassan Sabbah, je n’essaie pas de le juger, de le condamner, de le caricaturer pour le rendre odieux. J’essaie d’approcher autant que possible de ce qu’il a été réellement, de m’écarter autant que possible de éléments de mystification et de légende qui se sont ajoutés , de comprendre ses motivations, ses comportements. En un sens, je lui montre de l’attachement, de la sympathie et peut-être également de l’amour. J’aime tous ces personnages et j’ai de la compréhension pour toutes leurs démarches. Mais encore une fois, comme vous l’avez dit au début, ma tendance profonde est l’humanisme , c’est-à-dire que je suis pour la tolérance, la non-violence et la rencontre des cultures, à condition évidemment que cela se passe sur la base de l’égalité, du respect mutuel et de la compréhension de l’un pour l’autre.
Cette conviction et ce tempérament humanistes expliquent sûrement votre option pour le genre romanesque et non pas pour l’essai historique pur et dur. Des ‘‘Croisades’’ à ‘‘Samarcande’’, on constate d’ailleurs une nette évolution en direction du romanesque, de la fiction, de l’imaginaire. L’imagination du romancier prend, pour ainsi dire, le relais de l’observation historique, afin de combler ses lacunes.
C’est exact. Cette évolution est réelle. Si la place de l’Histoire demeure importante dans ce que j’écris, la place de la fiction est de plus en plus importante. Et je crois que ça va l’être davantage dans l’avenir ? Je ne suis certainement pas un homme de certitudes, mais d’interrogation, de réflexion, de toute aussi. Je ne cherche pas à écrire des traités à l’issue desquels, je me mets à donner des vérités ou des convictions, mais à réfléchir sur une époque, à la raconter, en laissant à chacun le soin d’y réfléchir à son tour et de tirer soit les mêmes conclusions soit des conclusions différentes. là le roman est beaucoup plus souple que le roman historique. Dans le roman, je restitue une époque et évoque des personnages historiques, en essayant autant que possible de ne pas les caricaturer. J’ai certes une préférence pour Omar Khayam dans ‘‘Samarcande’’, pour Léon l’Africain dans le roman qui porte son nom, pout Oussama et Salaheddine dans ‘‘Les Croisades’’, mais j’admets tout à fait qu’un lecteur ait plus de sympathie pour Nizam Al Molk ou pour Hassan Sabbah ou pour tel ou tel autre. Même si on n’est jamais totalement objectif, je présente les personnages que je n’aime pas particulièrement sans haine et sans parti-pris. Il y a un personnage dans ‘‘Léon l’Africain’’ qui est très éloigné de mes convictions. C’est le cheikh Astaghfiroullah (personnage de roman inventé, quoique basé sur certaines données de l’époque) que je ne présente à aucun moment de manière totalement négative. Je serais malhonnête de la caricaturer et d’en faire moi-même un être détestable et de dire aux gens : Détestez-le ! Finalement, qu’est-ce que les gens détesteraient ? C’est sûrement ce que moi j’ai inventé. Cela est aussi vrai pour Hassan Sabbah. C’est un personnage terrifiant par certains côtés, et je n’aurais jamais aimé être sous sa coupe. Mais j’essais de le comprendre, lui et l’époque qui l’a produit.
Quand on vit dans des pays où les gens peuvent s’exprimer librement, on imaginerait difficilement comment les gens pouvaient réagir à des époques où les gens n’avaient aucun moyen de s’exprimer aussi librement. C’est facile aujourd’hui de dire qu’on est moins violent. Moi-même je suis non-violent, mais dans un monde où l’on peut arriver à beaucoup de choses sans le recours à la violence. Malheureusement, ça n’a pas toujours été le cas. Aurais-je prêché la non-violence à la résistance française de 1940 ? Cela n’aurait eu aucun sens. Car il y a des moments où la violence devient l’un des agents de l’Histoire et où on ne peut y échapper. Il n’empêche que, personnellement, j’essaie, autant que possible, de pousser dans le sens d’une moindre violence et de plus de compréhension, et de favoriser à chaque fois (dans les limites modestes de les moyens) des relations différentes entre les peuples.
A propos d’intolérance et de violence, on ne peut s’empêcher, actualité oblige, de vous demander votre opinion sur la polémique provoquée par le roman de Salman Rushdie ‘‘Les versets sataniques’’.
Je comprends totalement que l’on soit scandalisé par un livre comme ‘‘Les Versets sataniques’’ de Salman Rushdie, même su je ne peux accepter des appels au meurtre qui, à mon avis, ne sont certainement pas le meilleur moyen de faire face à ce livre. Je pense, au contraire, que cela n’a fait qu’augmenter considérablement sa diffusion. J’ai été irrité par la lecture de certains extraits – car je n’ai pas lu le livre en entier – publiés par les journaux. Ce livre contient des choses qui bousculent et qui sont de l’ordre de la provocation. Je suis, par tempérament et par conviction, contre toute forme de provocation.
Donnez votre avis