Il y a peu de chance que le projet de loi n° 2023/14 sur la criminalisation de la normalisation avec «l’entité sioniste» (Israël) soit adopté par l’Assemblée en Tunisie. Car, contre toute attente, le président Kaïs Saïed semble s’y opposer fermement. (Illustration: la solitude d’Ibrahim Bouderbala).
Par Ridha Kefi
Les députés ont à peine voté les deux premiers articles de ce projet de loi, jeudi soir, que la session parlementaire a été ajournée pour le lendemain, avant de reprendre vers 20h40, le président de l’Assemblée, Ibrahim Bouderbala, venant informer ses collègues de la position du président de la république sur ce texte devenu soudain très problématique.
Selon Saïed, ce projet de loi porterait atteinte aux intérêts extérieurs de la Tunisie, a-t-il expliqué. «Ce texte est une violation de la sécurité extérieure de l’État et ses partisans sont animés par des considérations électoralistes», lui aurait dit le président.
La première grande crise parlementaire
Bouderbala, qui n’était pas particulièrement favorable à ce texte, tout en tenant un discours contraire, s’est fait le porte-voix du président pour appeler à éviter de plonger le pays dans l’inconnu, ce que son adoption pourrait selon lui provoquer. Il a ensuite donné lecture d’une motion présentée par 18 députés visant à renvoyer le projet de loi à la commission des droits et libertés pour le réexaminer et en proposer une nouvelle mouture qui soit plus conforme à la constitution, mais cette motion a été rejetée par 68 députés (contre 60 ayant voté pour et 9 qui se sont abstenus). En fait, le but est plutôt de l’enterrer…
Un parlement foncièrement propalestinien et antisioniste.
Les députés, notamment ceux d’entre eux qui étaient fortement mobilisés en faveur de la criminalisation de la normalisation avec Israël, ont ensuite approuvé à la majorité absolue le passage à la discussion du reste des articles du projet de loi et de son titre. Suite à quoi le président de l’Assemblée a, par une sorte de passage en force, ajourné la séance, provoquant ainsi la première grande crise parlementaire.
C’est la première fois, en effet, que cette assemblée, du reste très mal élue (avec un taux d’abstention de plus de 88%) et accusée par l’opposition d’être au service du projet politique du président Saïed, montre une certaine réticence à s’inscrire dans la ligne politique exprimée par ce dernier.
En proposant le projet de loi criminalisant la normalisation avec Israël, les députés antisionistes, qui se proclamaient tous tapageusement de la ligne antisioniste du locataire du palais de Carthage, croyaient suivre la voie du président Kaïs Saïed, lequel a toujours exprimé une forte opposition à Israël et considéré la normalisation avec l’Etat hébreu comme une «haute trahison», selon ses termes. Mais ne voilà-t-il pas qu’ils constatent, non sans surprise, une distance entre le discours du président et la politique de l’Etat qu’il est censé incarner. Et cette découverte n’a pas manqué de provoquer une véritable déchirure pour ne pas dire une crise de confiance entre le Palais de Carthage et celui du Bardo, crise qui risque de prendre, chez certains députés fortement engagés dans l’antisionisme actuellement dominant en Tunisie, la forme d’une mutinerie parlementaire.
Les dessous d’un volte-face annoncé
Que penser de ce qui ressemble à une volte-face du président Saïed sur un sujet que l’on croyait très tranché dans son esprit, celui de la position vis-à-vis d’Israël ?
En évitant de s’exprimer lui-même directement sur le projet de loi qu’il voudrait visiblement voir passer à la trappe et en faisant assumer la responsabilité de son abandon au président de l’Assemblée, Saïed cherche visiblement à sauver la face et à éviter de revenir publiquement sur une position très fermement exprimée et sur laquelle il avait construit son succès électoral en 2019. Ce faisant, il court le risque cependant de se faire accuser – et pas seulement par l’opposition – de duplicité voire d’hypocrisie sinon même de soumission aux diktats étrangers, lui qui a toujours affiché un attachement ombrageux à l’indépendance et à la souveraineté de la décision nationale. Car on peut difficilement imaginer que des interventions étrangères – directes ou indirectes – n’ont pas été derrière cette volte-face du président de la république.
En réalité, et sous des apparences d’intransigeance doctrinaire, Kaïs Saïed, comme tout chef d’Etat, sait soumettre ses décisions aux exigences de la realpolitik et mettre en sourdine, si nécessaire, ses dogmes personnels à chaque fois que les intérêts supérieurs de la nation sont en jeu. Et cet épisode, dont l’issue ne fait aucun doute – le projet de loi sur la criminalisation de la normalisation avec Israël ne passera pas –, laisse présager d’autres reculs sur des sujets tout aussi délicats, la Tunisie en crise n’ayant pas les moyens politiques et surtout économiques des positions jusqu’au-boutistes de son actuel président. Ses partenaires occidentaux (Etats-Unis et Union européenne) ne cessent d’ailleurs de le lui signifier. Et ils ne manqueront pas, le cas échéant, de le lui faire payer, d’une manière ou d’une autre…
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