‘‘World Order’’ : le jeu des nations vu par un ancien secrétaire d’Etat américain

En appuyant militairement et diplomatiquement Israël dans sa guerre génocidaire actuelle à Gaza, et en soutenant militairement l’Ukraine contre la Russie afin d’assurer l’équilibre européen, Joe Biden semble ainsi se poser en adepte de la doctrine de Henry Kissinger, pour qui un Etat doit se défendre même s’il contrevient pour cela au droit international reconnu par l’Onu, mais uniquement lorsqu’il bénéficie du soutien américain, comme Israël depuis sa création en 1948. (Illustration: Henry Kissinger et l’ancienne Première ministre israélienne Golda Meir).

Par Dr Mounir Hanablia *

Pourquoi l’ordre politique mondial actuel est-il ce qu’il est? Henry Kissinger, l’ex-secrétaire d’Etat américain et conseiller à la sécurité nationale des présidents Richard Nixon et Gerald Ford dans les années 70, situe ses débuts avec la paix de Westphalie de 1648, concluant la guerre de Trente Ans entre le Saint Empire Romain Germanique, champion de la cause catholique, et les nouvelles principautés allemandes protestantes, avec les participations de la Suède, du Danemark, et de la France. La terrible saignée qui en avait résulté avait fait juger préférable aux belligérants d’instaurer un modus vivendi, où chaque population suivrait la religion de son prince, et aucun Etat ne courrait le risque d’être annihilé.

La religion quittait ainsi le champ de la politique internationale par la grande porte. Désormais, les relations entre Etats, ouest-européens cela s’entend, seraient régis par les intérêts, et les différends réglés par les négociations, évidemment dans la mesure du possible.

Kissinger attribuait la naissance de l’Etat, en tant qu’entité immuable dont la seule morale admise consistait à assurer sa survie, au Cardinal de Richelieu, le ministre de Louis XIII, Roi de France.

Pourquoi situer ainsi la naissance de l’ordre international, faisant abstraction de la guerre du Péloponnèse entre les différentes cités grecques, des guerres médiques entre Grecs et Perses au Ve siècle avant l’ère universelle, des conflits entre Égyptiens et Hittites, de l’Histoire de Rome avec tous ces traités l’unissant à ses alliés, à ses confédérés et même parfois ses adversaires, de l’Eglise Romaine qui avait la première instauré un ordre international en arbitrant les conflits entre puissances chrétiennes, en organisant les Croisades, et même en partageant le monde grâce à la paix de Tordesillas entre le Portugal et l’Espagne?

La guerre, la paix et l’équilibre des forces

On arguera peut-être qu’il s’était agi d’un ordre international basé sur la guerre et la tentative de détruire l’ennemi, et non la paix pour cohabiter avec lui. Mais justement, la paix entre le Sultan d’Egypte Al-Kamil, le fils de Salaheddine El-Ayoubi, restituant Jérusalem à l’Empereur Germanique Frédéric de Hohenstaufen, avait instauré des relations pacifiques entre les deux empires, tout comme d’ailleurs celle entre Haroun Al-Rachid et Charlemagne 400 ans plus tôt, en l’an 800 de l’ère universelle.

Ainsi ce livre fait-il d’emblée de la paix internationale une réalisation européenne, et qui plus est, contre l’immixtion de la politique dans la religion. C’est oublier qu’elle n’a pas englobé l’Empire Ottoman, mais l’auteur a une explication: l’islam étant expansionniste de nature (voir Bernard Lewis) ne s’accommode pas de traités de paix avec les infidèles, ce qui est tout aussi vrai sur le plan théorique que le pacifisme des Européens du fait de la religion d’amour du Christ qu’ils confessent. Mais le corollaire de la paix de Westphalie est que dans la recherche de sa survie, qui constitue sa raison d’être, chaque Etat soit libre de poursuivre les alliances qui lui siéent.

Dans le monde froid et obscur des relations interétatiques, tiraillées entre légitimité et pouvoir, l’équité et la justice n’existent ainsi pas, ou ne doivent pas l’être. On doit en conclure certaines réalités: un pays de grande civilisation aussi immémoriale que l’Iran adepte d’une version minoritaire de l’islam se doit de donner des gages de paix, en abandonnant son programme nucléaire, autrement dit son Etat doit remettre le gage de sa survie, dont on vient de dire qu’il s’agit de sa principale raison d’être selon la paix de Westphalie, entre les mains d’autres Etats.

Pourquoi cet Etat doit-il violer ainsi les normes admises pour les Etats européens? Parce qu’il n’est pas démocratique? C’est une manière moins crue de dire qu’il ne fait culturellement pas partie de l’Europe. Mais la Turquie démocratique, selon les normes occidentales, n’a pas pour autant obtenu son ticket d’entrée en Europe. Néanmoins on n’a pas exigé de la Chine ni de l’Inde qu’elles désarment. 

Selon Kissinger, c’est compréhensible, ces pays n’ayant jamais été expansionnistes, ce qui dans le cas de la Chine avec l’occupation du Tibet, est discutable; de surcroît, l’Inde n’est que la concrétisation d’un fantasme britannique, qui l’a unifiée alors que rien ne la prédisposait à l’être, et lui a fourni une Histoire taillée sur mesure, où les méchants sont… les musulmans.

Comme le Pakistan est musulman et nucléarisé, on doit en conclure que ce n’est pas l’islam qui rend implacable l’opposition à l’Iran dans sa marche vers le nucléaire, mais sa situation géostratégique dans l’une des régions contenant les réserves les plus riches en hydrocarbures au monde.

La création d’une Inde unie a-t-elle obéi à un souci d’équilibre face à la Chine?

L’es Etats-Unis ai cœur de l’ordre mondial

Abstraction faite du rôle d’équilibre joué par la puissance britannique sur le continent européen contre Charles Quint, Louis XIV, puis Napoléon, la notion de sécurité collective est née au Congrès de Vienne en 1815 de la coalition des nations emmenée par la Russie, pays expansionniste et absolutiste entre tous où le servage constituait la norme, avec la volonté d’empêcher l’émergence de toute hégémonie ou de toute révolution antimonarchique en Europe.

Comment dans ces conditions les Etats-Unis d’Amérique ont-ils été amenés à jouer un rôle majeur dans les affaires mondiales, alors qu’au départ, les pères fondateurs tenaient absolument à se tenir à l’écart des affaires européennes, et à maintenir avec les puissances des relations strictement commerciales?

Une nation de colons d’origine européenne en majorité britanniques, allemands et irlandais, s’est agrandie vers l’Ouest jusqu’en Californie après avoir absorbé la Louisiane achetée aux Français, puis au prix de guerres contre le Mexique, le Texas et tous les territoires mexicains au Nord du Rio Grande. Jusque-là et avec la proclamation de la doctrine Monroe, sa volonté hégémonique s’était limitée au continent américain. Il est vrai que la démonstration de la flottille du commodore Perry au large du Japon en 1853 avait convaincu les autorités de ce pays de se soumettre aux demandes américaines, celles d’ouvrir leur territoire au commerce international. Mais c’est à partir de 1898 avec la guerre contre l’Espagne et l’occupation des Philippines, de Cuba, de Porto Rico et des îles Hawaï, que les Etats-Unis ont fait irruption sur la scène mondiale en tant qu’acteur majeur.

Cependant, Kissinger semble présenter tout cela comme un changement de doctrine stratégique induit par le président Théodore Roosevelt, pour qui la sécurité des Etats-Unis ne pouvait être dissociée des affaires du monde. Son rôle d’intermédiaire dans la guerre russo-japonaise de 1905, ainsi que l’envoi de la flotte blanche dans le port de Yokohama en seront l’illustration.

Un enfer pavé de bonnes intentions

Cette théorie de la sécurité collective sera plus tard complétée par la doctrine Wilson sur la liberté des peuples, après l’effondrement de l’équilibre européen du fait des jeux des alliances conduisant à la première guerre mondiale, consécutivement à l’attentat de Sarajevo et au conflit banal entre la Serbie et l’empire austro-hongrois. La sécurité européenne n’avait pas joué face à la volonté autrichienne d’en découdre avec la petite Serbie. A la fin du conflit, la Société des Nations sera créée, dont la mission proclamée sera de confier des mandats limités aux puissances coloniales conduisant les peuples occupés vers l’indépendance, et de désamorcer par la négociation les conflits entre les puissances.

Il ne s’agira là que d’un vœu pieux, ainsi que le démontreront les guerres en Ethiopie et en Chine. La déclaration Balfour sera d’autre part intégralement insérée dans le préambule de la charte de la Société des nations, illustrant parfaitement l’adage selon lequel l’enfer soit pavé de bonnes intentions, pour peu que celles-ci existent vraiment. Mais si le retrait du président Wilson a entraîné un reflux américain hors de l’Europe, la politique américaine de la porte ouverte en Chine a continué, avec une opposition de plus en plus ouverte aux conquêtes japonaises en Mandchourie puis dans l’Est du pays.

A la veille de la seconde guerre mondiale, si un conflit avec le Japon était ainsi envisageable, rien ne laissait à priori prévoir une guerre avec l’Allemagne. Pourtant Kissinger a justifié cette dernière par la vieille antienne britannique, le souci de l’équilibre européen; dont  le président Franklin-Delano Roosevelt se faisait ainsi le continuateur avec la nécessité proclamée de défendre la démocratie.

D’autre part sur le théâtre du Pacifique, c’est la volonté hollandaise de s’associer à l’embargo sur les hydrocarbures qui a précipité la guerre. Toujours est-il qu’à la fin de la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis se sont retrouvés face à la menace soviétique. Une nouvelle contrainte s’ajoutait ainsi, celle de la défense la liberté, qui allait mener l’armée américaine en Corée, puis au Vietnam, dans le but de contenir l’expansion du communisme en Asie, et à la création d’organismes de défense collective (Cento, Otase) perçus souvent à juste titre comme une interférence intolérable par les peuples des pays concernés.

L’auteur qui fut un acteur politique majeur du conflit vietnamien a nié toute défaite militaire américaine dans ce pays. Pour lui, c’est l’ampleur du mouvement pacifiste, relayé par les médias, les universités, et le Congrès, qui a été responsable du désastre. Qui plus est, c’est le refus du Congrès d’accorder une aide militaire au Sud Vietnam qui a entraîné l’effondrement de ce pays face à l’offensive du Nord.

Cette opinion est évidemment très contestable, et le récent effondrement de l’armée afghane surarmée après le retrait américain ne le confirme que trop. Les guerres en Irak et en Afghanistan menées au nom de la lutte contre le terrorisme n’ont suscité de la part de l’ancien secrétaire d’Etat aucune critique. On a ainsi l’impression que ses opinions ont fini par rejoindre celles des Néoconservateurs américains. Il a conclu d’ailleurs sur la nécessité pour les Américains d’empêcher l’émergence de toute puissance hégémonique dans le monde (la Chine) et de propager les deux valeurs universelles susceptibles selon eux de protéger la paix mondiale, le libéralisme économique et la démocratie.

Le malheur des Arabes

Naturellement les réflexions de Kissinger sur le nucléaire et les transformations que les nouvelles techniques de la communication induisent dans le fonctionnement de la démocratie ne sont pas sans intérêt. Néanmoins, ce qu’il nomme idéalisme et même souci moralisateur de l’Amérique dans la défense de la liberté a eu des répercussions néfastes sur les populations soumises à des guerres décidées par les administrations du pays au gré de ce qu’ils définissent comme leurs intérêts, ou bien ce que l’on a appelé en 1839 sa «destinée manifeste» d’étendre ses valeurs de liberté, de justice et de progrès, qui n’a abouti finalement qu’à faire le malheur de ceux à qui elle s’adresse.

Comment ne pas évoquer l’implication personnelle du secrétaire d’Etat dans le coup d’État sanglant au Chili en 1973 ? D’autre part, Kissinger ne s’est jamais montré soucieux d’aborder la question de l’équité et de la justice dans les relations internationales, pourtant promues par l’Onu. Il n’a évoqué que des questions concernant la légitimité, la puissance, la sécurité des Etats. Et son opinion sur les Etats arabes et musulmans est sans appel: ils ne sont pas puissants, leur légitimité est souvent sujette à caution, et ils sont incapables de s’opposer au terrorisme islamiste, pourtant disséminé par les alliés des Américains : les Turcs, Pakistanais, Saoudiens et Qataris. Le seul dirigeant arabe qui ait trouvé grâce à ses yeux est l’ancien président égyptien Anouar Sadate parce qu’il a décidé d’arrimer son pays à l’ordre international en signant la paix avec Israël, non pas parce que l’Etat égyptien est l’un des plus anciens du monde.

En appuyant militairement et diplomatiquement l’Etat Juif dans sa guerre génocidaire actuelle à Gaza, et en soutenant militairement l’Ukraine contre la Russie afin d’assurer l’équilibre européen, Joe Biden semble ainsi se poser en adepte de la doctrine de Henry Kissinger, pour qui un Etat doit se défendre même s’il contrevient pour cela au droit international reconnu par l’Onu, mais uniquement lorsqu’il bénéficie du soutien américain. Qu’attendent donc les Palestiniens pour proclamer le leur sans attendre ? Et faut-il dans ces conditions en vouloir à la Corée du Nord? 

* Médecin de libre pratique.

 »World Order: Reflections on the Character of Nations and the Course of History’’, de Henry Kissinger, Penguin Press, New York 2014 432 pages.

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