Tunisie : la nation et ses traîtres

Dans une étude intitulée «Tunisie : la nation et ses traîtres», dont nous reproduisons ci-dessous des extraits traduits de l’anglais, publiée par le site de l’Arab Reform Initiative, l’auteur analyse la propension des régimes autoritaires en Tunisie à considérer leurs opposants comme des «traitres à la nation», et à les traiter en tant que tels. (Illustration : manifestation de partisans de Kaïs Saïed à Tunis. Ph. Zoubeir Souissi).

Par Malek Lakhal *

Après des mois à dénoncer dans ses discours les «traîtres à la nation» et les «spéculateurs», il semble que, depuis février 2023, les graines semées par Kaïs Saïed portent enfin leurs fruits. Et la moisson de «traîtres» s’annonce prometteuse.

Depuis l’arrestation des opposants politiques de Saïed pour avoir rencontré des diplomates étrangers, les accusations de trahison vont bon train, reprises ici et là par les partisans du régime. Bien entendu, ces accusations ne sont pas nouvelles; le phénomène est si récurrent que l’arabe en a fait un mot : «takhwin».

(…)  Si les accusations du régime actuel recyclent celles des régimes de Bourguiba et de Ben Ali, elles s’inscrivent néanmoins dans une continuité avec la transition démocratique : le même univers complotiste, les mêmes «mains cachées» planent dans l’air (…)

En inventant des complots et des «traîtres», le gouvernement installe l’idée que le peuple est impuissant et qu’il ne peut compter que sur un «sauveur», Saïed en l’occurrence, tout en renouvelant la politique de l’attentisme en face d’une situation sociale de plus en plus difficile.

Une nation divisée entre «patriotes» et «traîtres»

De plus, l’accusation de trahison crée l’unité nationale, tout en dissimulant les conflits de classes : pour un État à l’économie tournée vers l’extérieur comme la Tunisie, il vaut mieux avoir une nation divisée entre «patriotes» et «traîtres» qu’une nation divisée entre la bourgeoisie et les classes populaires où l’État reste aux mains de la première classe. À cela s’ajoute un discours durci envers l’Occident qui suggère que l’État prend le relais de la libération nationale. En tant que tel, l’État maintient une diversion de ce que continue d’être l’une de ses principales contradictions : un État à la fois héritier de la lutte pour l’indépendance et reproducteur de dépendances et de subordinations postcoloniales.

(…) L’imaginaire de la «trahison» fait écho aux tensions de classe qui affectent profondément la société tunisienne, notamment au niveau culturel, et se sont cristallisées dans un fort ressentiment à l’égard de l’ancienne classe politique fondée sur des accusations selon lesquelles elle s’est enrichie aux dépens du peuple.

Cette dimension de classe est utilisée par le régime comme exemple dans son discours de trahison. En détournant la question, le régime répond à de réelles tensions sociales, ce qui l’aide à créer une adhésion, voire un bloc social qui le soutient.

Cependant, l’absence d’un projet politique autre que la mise à l’écart des traîtres, et surtout l’impossibilité financière et politique de revenir au contrat social post-indépendance (…) font que cette rhétorique ne peut pas perdurer dans le temps.

L’accusation de «traître à la solde de l’étranger» semble intemporelle et est sans cesse remise au goût du jour par les pouvoirs autoritaires. Comme dans les pays en proie à l’instabilité politique, tracer une ligne de démarcation entre traîtres et patriotes est une manière de «revendiquer le pouvoir en essayant de contrôler les limites de ce qui est politiquement acceptable et d’exercer son autorité face à des affiliations en constante évolution» (Sharika Thiranagama et Tobias Kelly. 2010).

Dans ces moments de crise, en cas d’instabilité politique, l’accusation de trahison sert à redéfinir les frontières du groupe en fonction des intérêts du pouvoir : les opposants se transforment ainsi en intrus qui n’ont pas leur place au sein du groupe car fidèles aux puissances extérieures.

De telles accusations ont longtemps été politiquement efficaces dans des pays qui ont connu la colonisation et où la promesse d’une «indépendance réelle», c’est-à-dire la fin du néocolonialisme, et plus symboliquement, le retour à une forme de «pureté», continue de mobiliser à la fois au gouvernement comme dans l’opposition.

Cependant, si les accusations de «trahison» s’appuient sur des acteurs puissants au sein de la société, de sérieux doutes subsistent quant à leur capacité à mobiliser la population sur le long terme. L’unité autour de l’Etat face aux «traîtres» et à l’Occident laisse beaucoup à désirer. Hormis certains éléments diasporiques et élites politisées par le nationalisme arabe, les discours nationalistes portés par le gouvernement et ses alliés ne trouvent pas beaucoup de résonance auprès de la population.

L’économie reste la principale préoccupation de la population et c’est précisément là que les autorités agissent intentionnellement. Aucun accord avec le FMI n’a été trouvé, et l’accord avec l’Union européenne (UE) semble compromis par des chiffres de migration qui ne baissent pas et des procédures qui ne sont pas respectées au niveau européen. L’austérité renforcée provoque des pénuries qui rendent de plus en plus nerveuse la population, amenée à croire qu’il s’agit de complots.

Le recyclage du discours post-indépendance, d’un Etat faible, jeune mais protecteur, ne prend pas en compte le fait que l’Etat tunisien de 2023 n’est pas celui de l’indépendance. Si en 1956, la promesse de «libération nationale a pris la place de toutes les libertés individuelles», l’État de 2023 n’a plus rien à promettre. Ni libération nationale, ni développement, et encore moins retour au contrat social de l’époque, où le silence et l’obéissance étaient échangés contre une protection sociale efficace et des services publics démocratisés. Même le contrat social sous la dictature de Ben Ali, où les bas salaires étaient compensés par des prix bas, des subventions et la démocratisation de la consommation grâce au recours au crédit bancaire, n’est désormais qu’un lointain souvenir.

Certes, les ressources financières sont limitées et la politique budgétaire ouvertement austère, mais c’est la nature même de l’État qui a changé, balayé par la vague néolibérale depuis les années 1980, qui n’a fait que s’accélérer avec la transition démocratique.

Une rupture inévitable à moyen terme

L’Etat de Saïed continue sur la même voie. Les subventions aux denrées alimentaires de base, derniers vestiges de la protection sociale, appartiennent déjà de facto au passé, car les pénuries ont normalisé le fait que les gens doivent compter sur leurs ressources. Les services publics, notamment la santé, les transports et l’éducation, ont été abandonnés par l’État il y a plusieurs années, ouvrant la voie à la privatisation.

En l’absence d’un nouveau contrat social, tout ce que l’État peut offrir aujourd’hui est le mirage du «tout ira mieux une fois que les méchants seront éloignés.» (…) A moyen terme, alors que la situation économique se détériore – sans aucun signe d’amélioration potentielle – la convergence d’intérêts entre une population en quête de justice sociale et d’amélioration des conditions de vie et Saïed, champion du peuple-spectateur contre les «traîtres» et «les méchants», sera mise à l’épreuve. Si aujourd’hui Saïed appelle le peuple à la patience, on ne peut exclure que, face à une possible multiplication des protestations, il élargisse le cercle des traîtres à d’autres sphères et transforme les manifestants en «manipulés». Sauf amélioration de la situation économique, la rupture semble inévitable.

Toutefois, l’impact d’une rupture doit être relativisé. Alors que beaucoup s’attendent à la chute d’un Saïed rattrapé par l’économie, le lien de causalité ici prédit est incertain. L’opposition elle-même n’a pas grand-chose à offrir, et il y a fort à parier qu’entre un pouvoir autoritaire et concentré sans horizon économique et le retour à un jeu démocratique confus et conflictuel tout aussi dépourvu d’horizon économique, la préférence populaire évoluera vers le maintien du statu quo autoritaire.

Douze ans après la chute de Ben Ali, la gestion politique des inégalités et son impact sur la qualité de vie des populations en est encore à ses balbutiements. La gestion politique des divisions implique la création de visions du pays et la proposition d’horizons. Ce qui manque cruellement depuis 2011. Ni Saïed ni ses adversaires n’ont de propositions à ce niveau : le seul horizon proposé pour l’avenir est celui de la purification, de l’exclusion, ou de l’élimination d’un groupe donné (laïcs, islamistes, corrompus, traîtres, etc.). L’horizon de la vie des gens, celui de leur vie quotidienne, leur santé, leur éducation, leurs moyens de transport, leur qualité de vie, le sens de la liberté, de la démocratie et de la justice, restent sans réponse.

Créer des horizons nécessite une critique du nationalisme en tant qu’idéologie libératrice. Le nationalisme a été utilisé depuis l’indépendance pour museler les divisions de classe et réclamer l’égalité entre les régions.

Aujourd’hui, le nationalisme unitaire crée une stérilité politique où le seul horizon est celui de purifier la nation. L’ironie est que, dans un pays où les élites politiques ont déclaré à plusieurs reprises que le peuple était trop immature pour la démocratie, c’est en partie son immaturité, matérialisée par le refus de s’éloigner des clichés nationalistes, moraux ou identitaires, et de prendre en charge politiquement les divisions et les luttes de la société, qui ramènent le pays à la dictature. **

Source : Arab Reform Initiative.

* Chercheure et journaliste.

** Les intertitres sont de la rédaction.

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