Gaza, le droit international, les droits humains et le grand mensonge de l’Occident

Comment expliquer l’aveuglement des pays de l’Europe et de l’Amérique du Nord qui continuent à soutenir Israël quoi qu’il fasse, contre la majorité écrasante des pays membres de l’Onu et contre l’opinion publique internationale qui commence à exprimer son refus de l’arrogance israélienne et de la logique de deux poids, deux mesures derrière ce soutien ?

Par Mohamed Chérif Ferjani *

Depuis octobre 2023, l’armée israélienne mène une opération d’extermination contre la population de Gaza. Alors que les observateurs internationaux – dont certains représentants de l’Onu –, les organisations humanitaires et de nombreux pays dénoncent des crimes de guerre, des crimes humanitaires, une épuration ethnique qui rappelle les génocides condamnés par les instances et les juridictions internationales, et que des voix courageuses s’élèvent en Israël pour dénoncer ce qu’elles appellent une réédition par leur Etat à l’égard des Palestiniens de ce que les Nazis avaient infligé à leurs aïeuls, les Etats-Unis et de nombreux pays européens continuent à soutenir ce qu’ils appellent le droit d’Israël à se défendre, allant jusqu’à s’opposer à un cesser-le feu pour permettre l’organisation d’un soutien humanitaire à une population qui subit des bombardements n’épargnant ni les civils, ni les équipements sanitaires, scolaires et sociaux, ni les habitations, ni les camps de réfugiés sous la protection de l’Onu. Ils ne retiennent que la version israélienne même quand elle est contredite tous les jours par les faits et par les observateurs internationaux.

La Cour de Justice Internationale, saisie par l’Afrique du Sud, tout en donnant raison à ce pays pour les faits sur lesquels il se base pour dénoncer une opération génocidaire à l’égard des populations de Gaza et des crimes de guerre, voire des crimes contre l’humanité, n’a même pas demandé un cessez-le-feu pour protéger la population civile et assurer l’acheminement de l’aide humanitaire.

Sous la pression des Etats-Unis et des mêmes pays européens, la CIJ n’a pas osé condamner Israël et engager des poursuites contre ses dirigeants contrairement à ce que les juridictions internationales s’étaient empressées de faire en rapport avec d’autres situations similaires.

Alors qu’aune sanction n’est prise contre Israël pour ses crimes avérés et pour son mépris des résolutions internationales, et au moment où la CIJ appelle à faciliter l’arrivée de l’aide humanitaire à une population affamée, déplacée (près d’un million de personnes obligées de quitter leur habitation de fortune), privée de tout et soumise à des bombardements quotidiens, une punition collective est infligée aux 113 000 employés de l’UNRWA **. Ces décisions interviennent  malgré le licenciement, dès le 7 octobre 2023, par l’agence de ses employés accusés par les autorités israéliennes d’être impliqués dans l’opération déluge d’Al-Aqsa. 

Comment en est-on arrivé là ? Comment expliquer un tel aveuglement des pays de l’Europe et de l’Amérique du Nord qui continuent à soutenir Israël quoi qu’il fasse, contre la majorité écrasante des pays membres de l’Onu et contre l’opinion publique internationale qui commence à exprimer son refus de cette arrogance et de la logique de deux poids, deux mesures derrière ce soutien ? 

Qui a le droit de se défendre : l’occupant ou l’occupé ?

Par ces décisions unilatérales contraires aux règles du droit international, aux principes démocratiques et aux droits humains dont se gargarisent les Etats-Unis et l’Europe, le monde découvre de plus en plus le visage hideux d’un hégémonisme qui ne cache plus son arrogance.

L’opposition est de plus en plus  affichée : quelques puissances s’identifiant à Israël qui incarne leur volonté de perpétuer leur hégémonisme, d’un côté, et le reste du monde, hormis quelques Etats complètement vassalisés et serviles, dont plusieurs pays arabes, de l’autre. 

 Hanan Ashrawi a pointé, dans une  déclaration datant du 18 janvier 2017, le cynisme d’une telle arrogance en soulignant : «Nous sommes le seul peuple au monde auquel on demande de garantir la sécurité de son occupant, tandis qu’Israël est le seul pays au monde qui prétend se défendre de ses victimes.» 

C’est ce que nous entendons depuis le 7 octobre 2023, non seulement de la bouche de Netanyahou et des membres de son cabinet d’extrême droite, mais aussi des chefs d’Etats et de nombreux dirigeants politiques occidentaux. Les médias reprennent ce discours qualifiant l’opération du Hamas de «pogrom», voire de nouvel «holocauste», comme si les Israéliens était une minorité discriminée vivant dans des ghettos subissant les assauts d’une population majoritaire avec la complicité des autorités en place comme c’était le cas en Russie et dans les pays de l’Europe centrale et de l’Est, et comme si le Hamas avait procédé à la concentration des juifs éparpillés dans des sociétés qui les persécutent pour les gazer à l’instar de ce qu’ont fait les Nazis.

Ilan Pappé, s’adressant à ses «ami(e)s israélien(ne)s» s’élève contre ces amalgames en qualifiant le fait de «décrire ce qui s’est passé samedi dernier [le 7 octobre] comme un ‘‘Holocauste’’» d’abus et d’une instrumentalisation «de la mémoire d’une grande tragédie».

Cet abus est une façon de faire passer l’opération d’extermination menée par l’armée israélienne à Gaza pour «une légitime défense», alors que Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens occupés, décrivant ce qui se passe depuis octobre à Gaza, dit qu’«Israël est en train de faire quelque chose de très cynique qui n’est jamais arrivé dans l’histoire à ma connaissance. On pourrait comparer ce qui se passe à Gaza avec les génocides du Rwanda et en Bosnie [dans la région de Srebrenica en 1995], à la différence qu’à Gaza aujourd’hui l’information est bloquée et le crime invisibilisé. Le cynisme est tel que les Israéliens savent que ce qu’ils sont en train de faire est criminel et le présentent comme nécessaire… Or il n’y a aucune nécessité militaire.» Elle ajoute que «la définition du génocide inscrite à l’article 2 de la convention sur le génocide s’applique au cas actuel de Gaza. Anéantir la capacité des hôpitaux de soigner les blessé-es et bloquer la fourniture de produits de première nécessité en est un exemple. En plus des bombardements violents, les Palestiniens meurent à cause du manque de médicaments, du manque d’eau et de nourriture et des maladies qui sont en train de se diffuser dans la population.» (Voir son interview accordée à Mediapart en ligne, publiée le 28 décembre 2023 à 19h52) 

Abus de mots symboles et occultation des faits

Abus de mots symboles comme «pogrom», «holocauste», «antisémitisme» pour qualifier ce qu’a fait le Hamas le 7 octobre, d’un côté, et pour faire passer pour une opération de «légitime défense», voire pour une action «des plus morales», selon les termes de Netanyahu en réaction à la saisie de la CIJ par l’Afrique du Sud accusée à son tour d’antisémitisme, les crimes de guerre de l’opération génocidaire menée par l’armée israélienne, de l’autre : Voilà comment on manipule l’opinion publique pour justifier le soutien des Etats-Unis et des pays de l’Europe aux crimes d’Israël au nom de la défense de la démocratie, des droits humains et du droit international; un cynisme qui passe de moins en moins malgré la machine de propagande mobilisée pour perpétuer ce grand mensonge par le biais du verrouillage de l’information pour distiller une pensée à sens unique, non contradictoire, y compris dans les universités.

Il est indéniable que l’idéologie dont se réclame le Hamas n’est pas étrangère à l’intégrisme du même islam politique des Talibans, d’Al-Qaïda, du régime en Iran, des mouvements jihadistes dont l’expression  achevée est Daech, des Frères musulmans, etc. Les musulmans ont été les premiers à dénoncer ces mouvements dont ils sont les principales victimes en mettant en garde contre le danger des politiques qui les favorisent et les soutiennent en pensant les instrumentaliser impunément.

Cela n’est pas nouveau et ne concerne pas que ce qui se passe au Proche-Orient : Qui a soutenu et entretenu ces mouvements pour lutter contre la présence d’autres puissances internationales – l’URSS, hier, la Russie et la Chine aujourd’hui –, des puissances régionales et des Etats qualifiés de «terroristes» et de «voyous», non pas parce qu’il s’agit de dictatures ou de régimes qui rejettent la démocratie et violent les droits humains – ce qui est aussi vrai pour ces Etats comme pour d’autres amis des Etats-Unis et de tel ou tel pays européen –, mais parce qu’ils résistent à l’hégémonisme arrogant des puissances du Nord qui n’ont pas digéré la fin de leurs empires coloniaux?

Qui a soutenu le Hamas depuis 1987 pour affaiblir le Fatah, l’OLP et l’Autorité palestinienne multipliant les concessions, voire les capitulations, sans rien obtenir en contre partie?

Qui a donné Gaza au Hamas en y interdisant toute présence de l’Autorité palestinienne dans le but d’enterrer les accords d’Oslo? Ce faisant, Israël a reproduit avec le Hamas la même stratégie que les Etats-Unis avec les Talibans et Ben Laden, et d’autres pays avec des mouvements de même nature.

En soutenant le Hamas, Netanyahu et l’aile nationaliste la plus conservatrice et la plus fasciste du sionisme ont parié sur l’hégémonie de mouvements comme le Hamas dans la résistance palestinienne et d’autres expressions du national-islamisme qu’ils savent aussi exclusivistes que leur national-judaïsme, pour fermer la porte à l’existence d’un Etat palestinien et pour réaliser le rêve d’un Etat juif exclusif «du fleuve à la mer».

En effet, depuis l’utopie national-juive de Herzl, le sionisme, comme la «révolution conservatrice» dont il est devenu le représentant juif, est traversé par des courants allant de la gauche, à l’origine des kibboutz, aux expressions les plus extrémistes mariant nationalisme et intégrisme religieux xénophobe, à l’instar du parti révisionniste créé par Vladimir Jabotinsky dans le but de garantir «une existence nationale  juive qui ne soit pas contaminée par des idées universalistes et socialistes». (Voir Peter Beinart, The Crisis of Zionism, New York, Times Books, 2012).

Netanyahu a hérité des conceptions abjectes de ce parti que son père lui a inculquées. (Voir à ce propos ce que rappelle Charles Enderlin dans Israël. L’agonie d’une démocratie, Seuil Libelle, 2023). Ce sont les mêmes conceptions qui ont conduit le Premier ministre indien, Narendra Modî, représentant de l’expression national-hindouiste de la même révolution conservatrice, à soutenir les exploits de son homologue israélien en soulignant que le Hamas a mené une opération contre Israël que les musulmans rêvent de reproduire en Inde dont il veut faire une nation exclusivement hindouiste.

Bon intégrisme, mauvais intégrisme, bons et mauvais mouvements d’extrême droite

Là aussi on parle de l’intégrisme du Hamas en pointant le fait que certaines parties de la population palestinienne sont piégées par son national-islamisme, et on minorise l’intégrisme du courant national-juif de plus en plus fasciste dont se réclament ouvertement des membres du gouvernement israélien et qui prend en otage, de son côté, la population juive en Israël et ailleurs. On pointe la justification islamiste de la guerre et l’extermination «des ennemis de Dieu», ou des «impies» en invoquant des versets coraniques tels que «tuez les impies là où vous les trouvez» (Coran, Chap. 9 – La repentance -, verset 5), ou autres versets privilégiés par les adeptes du jihad), et on passe sous silence la justification par Netanyahu de l’invasion de Gaza en invoquant le passage de la Bible concernant les Amalécites : «J’ai décidé de punir les Amalécites pour ce qu’ils ont fait au peuple d’Israël, en se mettant en travers de sa route quand il venait d’Egypte.Maintenant, va les attaquer et voue-les moi, en les exterminant totalement avec tout ce qui leur appartient. Sois sans pitié et fais périr hommes et femmes, enfants et bébés, bœufs, moutons, chèvres, chameaux et ânes.» (La Bible, Samuel, 2-3) Les intégrismes sont-ils plus ou moins acceptables selon ceux qui s’en réclament?

Il en est de même pour les mouvements d’extrême droite. Partout, on appelle à la mobilisation contre ces mouvements qui constituent un danger pour la liberté, pour la démocratie, pour les droits humains, pour la laïcité, et à mettre en garde contre toute alliance, tout compromis avec ces antichambres du fascisme, sauf en Israël où leur présence au gouvernement est banalisée et on ose à peine l’évoquer pour passer tout de suite aux dangers qui menacent l’existence d’Israël.

Contre le retour du refoulé colonial et le suprématisme blanc

Comment expliquer ce double standard permanent, cette duplicité du discours officiel partout aux Etats-Unis et en Europe qui est à la base du soutien inconditionnel à Israël ? N’est-ce pas l’assimilation permanente d’Israël à l’Occident, au camp de la «civilisation» menacé par la «barbarie» de l’Orient et des nouveaux «barbares» du Sud et de l’Est qui osent remettre en cause l’hégémonie de l’Occident?

Philippe-Joseph Salazar parle, à raison, de la montée d’un suprématisme blanc réunissant les «droites identitaires» en Europe et en Amérique du Nord et inspirant désormais les politiques officielles des dirigeants de cette partie du monde à l’égard du reste de la planète. (Voir Philippe-Joseph Salazar, Suprématistes. L’enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire, Paris, Plon, 2020). Le poids de cette montée se fait ressentir aussi bien dans le soutien à l’arrogance d’Israël que dans l’adoption de lois xénophobes contre les migrants du Sud. Le spectre du «grand remplacement», le danger du «séparatisme islamiste» qui seraient une menace mortelle pour la civilisation occidentale ne sont que les expressions du retour du refoulé colonial, plusieurs décennies après la fin des empires coloniaux que les Etats occidentaux n’ont pas encore digérée, retour qui  explique la capitulation des dirigeants des pays occidentaux devant l’idéologie xénophobe du suprématisme blanc revendiqué par les mouvements d’extrême droite à l’assaut du pouvoir dans tous les pays de l’Europe et de l’Amérique du Nord.

Réveil de la conscience mondiale et rejet du mensonge occidental

Face à l’arrogance, au cynisme et à la politique de double  standard – deux poids, deux mesures – qui caractérisent de plus en plus ouvertement l’attitude des Etats occidentaux et des institutions internationales soumises à leur diktat, la tentation est grande dans les pays arabes, et dans tous les Suds, de rejeter, avec l’eau du bain du grand mensonge occidental, le bébé de la démocratie, de la laïcité, du droit international et des droits humains dont se réclament hypocritement les politiques officielles et les médias hégémoniques aux Etats-Unis et en Europe.

Heureusement que, dans ces pays, et même en Israël, des journalistes et des médias courageux ont résisté aux vents de la xénophobie et au discours dominant, des manifestations de jeunes et de forces sociales et politiques internationalistes, et des voix réellement universalistes, se sont élevées pour crier leur rejet du cynisme des dirigeants de leurs Etats, leur soutien à la population de Gaza et au peuple palestinien, dénonçant l’hypocrisie des décisions de la CIJ ménageant la chèvre et le chou, les lois xénophobes contre les migrations du Sud, au nom de l’universalité des droits humains et des normes du droit international.

Ces voix courageuses contribuent à revigorer l’espoir d’un monde rejetant le suprématisme blanc et les replis identitaires au Nord comme au Sud; un monde arraché aux griffes du néolibéralisme et de la révolution conservatrice. Des voix des Suds – du Moyen Orient, de l’ Asie, de l’Afrique, de l’Amérique du Sud et des mondes de l’islam – ne réclament pas autre chose en affirmant que la vie, la dignité et les droits d’un être humain, quel qu’il soit et où qu’il soit, valent la vie, la dignité et les droits de tout autre être humain, quel qu’il soit et où qu’il soit.

La démarche de l’Afrique du Sud qui a connu les horreurs du colonialisme et de l’apartheid, et dont la président a précisé que son pays ne peut se taire devant ces mêmes horreurs lorsqu’elles sont infligées à d’autres peuples, montre la voie à celles et ceux qui, au Sud comme au Nord, à l’Est comme à l’Ouest, rêvent d’un monde fondé réellement sur l’universalité de l’humain et de ses droits.

* Professeur honoraire de l’Université Lyon2, président du Haut-Conseil de Timbuktu Institute.

** African Center for Peace Studies. United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East – Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient  pour l’aide aux réfugiés palestiniens dans la bande de Gaza, en Cisjordanie, en Jordanie, au Liban et en Syrie, datant de décembre 1949.

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