Tunisie : ‘‘Le procès des responsables des événements du 26 janvier 1978’’

«Le premier trait de la corruption des mœurs, c’est le bannissement de la vérité» (Montaigne). 

Il y a des choses très personnelles qui me lient à l’événement en question **. Je me bornerai d’abord à commenter les faits et les déclarations des personnes incriminées tels qu’ils ont été rapportés dans ce livre blanc qui constitue le point de vue officiel du pouvoir tunisien de l’époque en essayant d’y démêler le plausible de l’invraisemblable.

Par Dr Mounir Hanablia *

Il faut d’emblée attirer l’attention sur le fait que les personnes jugées et condamnées ne sont pas les seules à avoir été responsables du massacre, loin de là. Simplement le rôle des uns a été mis en exergue alors que celui des autres a été tout simplement passé sous silence. Ce sont ces omissions qui paraissent dignes d’intérêt. Mais ce qui a rendu ce procès et ces condamnations nécessaires n’est pas ainsi qu’on l’a dit la tentative par l’UGTT de renverser le gouvernement légal du pays, dont 47 ans plus tard il est difficile de croire qu’elle eût été publiquement décidée et exécutée en quatre jours entre le 22 et le 26 janvier 1978, mais la tuerie qui s’est produite et qu’il fallait justifier auprès de l’opinion publique, afin de rétablir la confiance dans le régime, et tourner la page.

Une amnésie officielle

Officiellement il y aurait eu une cinquantaine de morts et entre 100 et 200 blessés, mais rien ne permet de corroborer ces chiffres, et jusqu’à présent, il n’y a eu à ma connaissance aucun travail de recoupement entre le nombre de morts et de blessés pour cette journée recensés dans les hôpitaux et les registres de l’état civil. Une amnésie officielle a été instaurée, renforcée par les évènements de Gafsa en 1980 puis la révolte du pain en 1984, survenus quelques années plus tard, que la destitution de Bourguiba et l’avènement de l’ère du 7-Novembre n’ont fait que prolonger.

En effet le nouveau président de la République, Zine El Abidine Ben Ali, n’était autre que celui qui était à l’époque des faits le seul prétorien introduit comme un ver dans le fruit par Abdallah Farhat, le ministre de la Défense à qui l’Intérieur avait été confié à titre intérimaire, et qui le plaça à la tête de la Direction de la Sûreté Nationale. Ayant été un acteur décisif de la répression des manifestations, il fut donc plus enclin à déterrer les vieilles rancunes issues du Yousséfisme desquelles nul n’aurait pu l’accuser de quoi que ce soit. Et d’ailleurs il ne s’embarrassa pas de placer à la tête de l’UGTT des syndicalistes condamnés dans le procès considéré. Comme quoi, en Tunisie, en politique, les inimitiés ne sont jamais définitives et les alliances rarement durables. Et lorsque ce qu’on a improprement nommé  Révolution du Jasmin arriva, 33 années plus tard, le temps avait déjà fait son œuvre, et mis à part la curiosité historique, plus personne n’éprouvait un intérêt politique à relater l’événement ou à en témoigner.

Pour faire bonne mesure les gouvernements d’Ennahdha et du Nidaa avec la complicité des syndicats et des administrations des hôpitaux s’empressèrent pour différentes raisons de brûler les archives hospitalières en arguant de leur état de détérioration avancée. Le travail objectif de mémoire n’étant apparemment plus possible, seuls des témoignages fragmentaires demeurent disponibles issus d’expériences personnelles et de vues forcément incomplètes des faits. C’est donc souvent la position politique par rapport au pouvoir en place au moment des faits qui désormais prime.

La responsabilité de l’UGTT

Ainsi le nom que j’ai l’honneur de porter a suscité au cours d’un mariage plus de quarante années plus tard chez un gauchiste de l’époque visiblement en état d’ébriété avancée l’évocation de cette date fatidique. J’en souris encore. C’est pourquoi un livre blanc relatant la version contemporaine des faits du gouvernement de Hédi Nouira et de Mohamed Sayah, constitue quand même malgré son parti-pris une mine d’or aussi bien parce qui y est dit que ce qu’on y devine. Les temps forts en sont évidemment les témoignages d’Irving Brown, secrétaire général de l’AFL CIO américain, et Otto Kersten, celui de la CISL, des dirigeants syndicaux prestigieux.

Le premier a prétendu que Habib Achour, l’accusé principal, le président incontesté de l’UGTT, lui avait demandé à l’instigation de Hédi Nouira, le premier ministre, d’intervenir auprès du gouvernement américain de l’époque, celui de Jimmy Carter, pour accorder à la Tunisie des armes et des avions de combat. Hédi Nouira aussi naïf? Difficile de le croire! Il aurait probablement cherché à compromettre  l’orgueilleux leader de l’UGTT avec les Américains, dans une mission sans espoir; c’est le Congrès qui décide de l’aide militaire, même sur proposition du Président, ainsi que vient de le prouver celle de 90 milliards $ accordée par Biden à Taiwan, l’Ukraine et l’inévitable Israël.

Pour en revenir à l’Allemand Otto Kersten, celui qui aux côtés de Habib Achour sur le balcon du local de l’UGTT, place Mohamed Ali, avait brandi le V de la victoire au moment de l’annonce de la grève générale le 22 janvier, il avait affirmé pour défendre son ami que quand des incidents éclataient dans les stades de football, on ne pouvait en tenir rigueur aux organisateurs. Outre le caractère incongru de la comparaison, une grève n’étant pas un spectacle, cela est évidemment faux, comme en témoignent les rencontres à huis-clos et les amendes infligées dans tous les stades du monde, en particulier européens.

Si les deux dirigeants internationaux ont eu la permission de témoigner à la demande de la défense au cours du procès, c’est parce que cela confortait la thèse du procureur de la Cour Spéciale, représentant de Bourguiba, celle d’une UGTT aux ordres de l’étranger complotant contre l’Etat tunisien.

Quant à Mohamed Sayah, le directeur du Parti Destourien, celui qu’on accusait d’avoir lâché la milice de son parti contre le Syndicat, il a généralement parlé pour ne rien dire, se bornant à rappeler les liens entre le Destour et l’UGTT, sauf sur un détail qui a son importance : il avait reconnu l’existence d’une volonté de son parti de noyauter les lieux du travail par des cellules professionnelles et que l’UGTT s’en était agacée. Il est vrai que, ainsi que l’avait affirmé Tahar Belkhoja, le ministre de l’Intérieur «libéral» qui avait démissionné à l’approche de l’orage, il n’y avait pas de milice du parti. Certes, mais il y avait des «comités de coordination», composés de jeunes désœuvrés qui cherchaient une reconnaissance sociale quelconque, et ils étaient particulièrement actifs en tant qu’auxiliaires du maintien de l’ordre. Même s’il est difficile de les imaginer le jour de la grève générale allumant des incendies dans une répétition de celui du Reichstag, il est probable qu’ils aient été responsables de provocations. De quel genre, de quelle gravité, nul ne peut le dire.

Les archives du RCD, héritier du Destour, n’existent probablement plus, et il est de surcroît pratiquement certain que tous les ordres issus du parti au cours de ces journées fatidiques aient été transmis oralement. Mais, j’ai le souvenir que deux de mes amis alors étudiants, aujourd’hui médecins spécialistes, l’un gynécologue, l’autre radiologue (l’ascenseur social fonctionnait alors), avaient été arrêtés dans la rue en pleine Kasbah, par l’un de ces groupes, et emmenés au siège du comité de coordination où ils avaient été détenus pendant près de deux heures, interrogés et bousculés sans être franchement battus, avant d’être libérés sur interventions de leurs proches. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, qui est mon père pour l’éternité, avait exprimé son scepticisme sur cette affaire, mais s’était rendu à l’évidence en recevant les deux victimes et en écoutant leur témoignage de vive voix.

Or une vérité est contingente à ce livre blanc: en admettant que les dirigeants de l’UGTT aient été jugés uniquement pour leurs responsabilités politiques dans l’émeute, aucun des exécutants supposés des déprédations contre les biens et les personnes n’a été traduit en justice en leur compagnie. Cela constitue évidemment le tendon d’Achille de l’accusation, et pourtant, aucun avocat ne s’en est prévalu. Le jeu des avocats apparaîtra plus loin, pas toujours à leur avantage, loin s’en faut.

Il reste le témoignage de Mohammed Ennaceur, futur président de l’ARP, alors ministre des Affaires sociales, lors de la signature du Pacte Social  entre l’Etat, le syndicat, le patronat, en janvier 1977, une année avant les événements, qui avait avoué avoir quémandé l’autorisation du Premier ministre Nouira pour témoigner, et qui s’était montré étrangement évasif relativement à une conversation que Habib Achour prétendait avoir eue avec lui lors de la signature de ce pacte, sur l’absence de participation de l’UGTT à sa rédaction, et donc son refus d’en accepter les termes. Le ministre démissionnaire au moment de la grève avait prétendu ne pas s’en souvenir, mais il s’était quand même souvenu qu’il ne s’était pas assis au même endroit que le leader syndical et que les photos de la cérémonie pouvaient en témoigner; on peut donc tenir son témoignage pour une confirmation des faits. Il est en effet difficile de croire que le ministre des Affaires sociales n’ait pas adressé la parole au président du syndicat le jour même de la signature d’un document censé garantir la paix sociale dans le pays pendant quelques années. Or c’est justement le désengagement du syndicat par rapport à l’esprit et à la lettre de ce pacte qui mettra le feu aux poudres conduisant au Jeudi Noir du 26 Janvier.

Hedi Nouira, Habib Bourguiba et Mohamed Sayah.

Le syndicat a justifié son revirement par la hausse du coût de la vie durant le mois du Ramadan. Pourtant celle-ci était intrinsèque aux hausses salariales, de 33%, un chiffre considérable, qui impliquait pour stabiliser les prix une hausse concomitante de la production qui pas plus qu’aujourd’hui n’existait pas dans la culture économique et politique de l’UGTT.

Mais le témoignage le plus décevant a été celui de Mohammed Masmoudi, le fils prodigue du Destour, celui qui en avait été exclu pour avoir osé contester Bourguiba et Nouira dans l’affaire de l’union avec la Libye, à Djerba, l’homme qui de Paris à Tripoli avait enfourché le cheval de l’unité arabe; le ministère public l’interrogea sur les idées exprimées dans son livre ‘‘Les Arabes dans la tempête’’ et lui reprocha ses propos sur la libanisation de la Tunisie et sur le rôle selon lui dévolu à l’UGTT dans l’évolution de la vie politique dans ce pays.

Il est certain que l’ambitieux ancien ministre des Affaires étrangères et artisan de la «wehda» tuniso libyenne mort-née en 1974, dans son désir de retrouver la place qu’il estimait lui être due dans le plus haut cercle de l’Etat tunisien, avait cornaqué l’irascible président de l’UGTT sur la dangereuse route de Tripoli menant vers le colonel Kadhafi. Chacun fait tourner la cuillère dans la poêle comme il peut. Habib Achour s’était ainsi fourvoyé dans le camp du refus arabe opposé à l’initiative de paix égypto-israélienne du président Egyptien Sadate, dont on voit mal ce qu’un dirigeant syndical aussi prestigieux soit-il fût venu y faire.

Masmoudi ayant nié avoir prévu ou voulu le massacre et n’ayant pas été inculpé de complot contre la sûreté de l’Etat, contrairement à d’autres qui s’étaient rendus à Tripoli, le procureur a contre toute évidence eu beau jeu de proclamer que ces voyages n’avaient été pour rien dans les poursuites dont ils avaient fait l’objet, et donc que le procès n’avait pas été politique, ce que évidemment il avait été avant tout.

Personne dans la cour de justice ne voulait en effet entendre parler du bien-fondé ou non de la politique du président Sadate ou de l’union tuniso-libyenne, les avocats de la défense encore moins que les autres. Il est vrai qu’un dirigeant syndicaliste comme Abderrazak Ghorbal, qui visiblement ne prenait pas la juste mesure de ses mots, avait publiquement qualifié l’Etat tunisien d’instrument de l’oligarchie nationale et de pion de l’impérialisme et avait été accusé d’incitation à la désobéissance civile en demandant à ce que les gens cessent de payer… la contribution due à la Radio Télévision Tunisienne dans les factures d’électricité. Pourquoi la contribution de la RTT plutôt modique et pas les impôts sur les revenus, nettement plus substantiels? Les salariés étant soumis à une retenue à la source sur leurs salaires n’avaient aucun pouvoir de l’empêcher. On peut donc en conclure qu’il ripostait ainsi à tous ceux, à commencer certainement par Sayah, le directeur du parti au pouvoir, qui de bonne ou de mauvaise foi, avaient appelé à mettre fin à la retenue systématique sur les paies des salariés en faveur de l’organisation syndicale, et à soumettre ses finances à un examen scrupuleux, peut être par la Cour des Comptes.

Là semble se situer un autre nœud crucial du conflit. L’UGTT ne voulait pas que l’Etat vienne fouiner dans ses finances, et pas que pour des principes abstraits de liberté syndicale; déjà en 1966, Habib Achour avait eu des ennuis avec la justice parce qu’il affrétait illégalement des bateaux. Et on ne connait que trop l’habitude plus que contestable prise par la centrale syndicale jusqu’à tout récemment d’organiser des grèves et d’exiger que les salaires ne soient pas amputés en conséquence, évitant ainsi d’en assumer elle-même le coût financier tel qu’elle devrait normalement le faire à l’instar des syndicats du monde entier.

Toujours relativement aux témoignages, les bons offices de Ahmed Mestiri essentiellement, et secondairement de Béji Caied Essebsi et Hassib Ben Ammar, étaient demeurés également vains. Ahmed Mestiri  avait  pour mémoire claqué la porte du parti parce qu’ayant obtenu le plus grand nombre de voix aux élections du Comité central en 1971, il eût dû selon lui, sans doute à juste titre, être Premier ministre, mais c’était oublier Bourguiba et celui-ci en avait décidé autrement en nommant Hédi Nouira après les excès de l’ère Ben Salah, il faut bien en convenir.

Il est donc à cet effet étrange que les deux parties en conflit eussent accepté sa médiation, que lui seul avait proposée, il faut le préciser. Cependant il se borna à demander au président du syndicat non pas de surseoir à la grève générale, mais simplement à ce qu’elle ne déborde pas dans la rue. Sa médiation n’était donc en réalité pas neutre; il était bien d’accord que le Premier ministre Nouira morde la poussière, mais pas au prix de la paix dans le pays. Le problème est que l’un ne pouvait se faire sans l’autre.

Ahmed Ben Salah prouva lui aussi qu’à l’instar de Masmoudi, il voulait prendre le wagon de l’UGTT en marche, en annonçant, à partir de l’étranger, qu’un accord «secret» avait été conclu faisant du Mouvement de l’Unité Populaire (MUP) le représentant politique de l’UGTT.

Complot contre la sûreté de l’Etat

On en arrive ainsi à la Cour de Justice chargée de juger environ une trentaine de personnes, toutes syndicalistes, pour complot contre la sûreté interne de l’Etat, incitation aux affrontements et tueries entre les citoyens, des accusations punies de mort par le code pénal. Or cette Cour Spéciale avalisée par un vote de l’Assemblée était une juridiction d’exception que beaucoup considéraient comme une entorse à la Constitution. Son président n’avait-il pas annoncé qu’elle était tenue par les objectifs qui lui étaient assignés, en réitérant cette opinion, quand l’un des avocats, Me Abderrahmane El-Hila en l’occurrence, lui eût fait remarquer qu’elle était plutôt liée par les textes de lois qui la régissaient? Elle avait néanmoins à se prévaloir dans son fonctionnement du respect des lois, en particulier du code pénal, du code de procédure pénale, et du code des obligations et des contrats. Inévitablement elle ne s’en montra pas très soucieuse.

La défense n’eut pas le temps matériel raisonnable de prendre connaissance de la totalité du dossier, mais dans ce contexte dramatique, les avocats en prirent excuse pour renoncer à défendre leurs clients, une attitude plutôt pitoyable. Ils furent donc réquisitionnés d’office pour le faire, et continuèrent à arguer du temps insuffisant imparti à l’examen du dossier et de l’obligation qui leur était faite de représenter leurs clients contre leurs volontés, en demandant la relaxe, «parce que ces derniers protestaient de leur innocence». Seul Me Béchir Khantouch osa évoquer les victimes du massacre, qui en réalité étaient la cause non avouée du procès et pour lesquelles il était nécessaire de désigner un coupable.

En réalité, les avocats lors du procès donnèrent l’impression pénible de se laver les mains du sort de leurs clients en évitant d’avancer les arguments susceptibles de semer le doute aux yeux de l’opinion publique, enjeu véritable du procès puisque le verdict en était dénué. Le principal argument qu’il eût été aisé d’avancer était sans aucun doute l’absence de casseurs et d’incendiaires qui avaient attaqué les biens et les personnes, dans le box des accusés, ceux-ci n’ayant pas eu matériellement eux mêmes la possibilité de le faire.

Habib Achour et Habib Bourguiba : alliés et adversaires.

Dans ces conditions, une juridiction d’exception peut toujours faire preuve de mansuétude. Les principaux accusés, Habib Achour en tant que chef de l’UGTT, et Abderrazak Ghorbal, victime de ses propos outranciers, écopèrent de dix années de travaux forcés, et les autres environ une dizaine de peines allant de 8 à 5 ans. D’autres furent emprisonnés pour 6 mois pour grève illégale. Enfin environ une dizaine furent relaxés. Les pourvois en cassation requis par les avocats n’aboutirent évidemment pas. Encore une fois ces derniers donnèrent l’impression, en avançant à retardement des arguments portant sur le fond, qu’ils avaient été intimidés par l’enjeu du procès, et peut être par les répercussions que cela pouvait entraîner pour leurs propres carrières. Ce ne furent pas les avocats de Ceausescu qui s’excusèrent à la Cour de devoir le défendre, mais on n’en fut pas très loin. La cassation demeura intraitable, son argument principal étant que ce sont les nécessités (politiques) qui ont imposé à la Cour Spéciale ses interprétations des lois, au moins dans la forme. Quant à son inconstitutionnalité, elle ne pouvait être discutée en cassation. Or le sur ce point le président de la Cour Spéciale avait argué de sa légalité du moment que l’Assemblée en avait entériné le principe et la composition ; une argumentation à tout le moins opportuniste.

La chute de Hédi Nouira semblait inévitable

Voilà ce que raisonnablement on peut conclure de ce Livre Blanc. Maintenant on ignorera toujours les circonstances immédiates qui ont conduit au massacre. J’ai néanmoins là le témoignage de mon propre père qui, étant alors médecin, n’avait aucun besoin matériel pour abandonner une clientèle respectable et se mêler d’un problème complexe qu’il n’avait nullement contribué à créer, et alors même ainsi qu’on le dit vulgairement les rats commençaient à quitter le navire. D’aucuns  pourront certes lui reprocher beaucoup de choses, en particulier de s’être impliqué avec tout son passé et son prestige de militant et de ministre bourguibiste, contre l’avis de sa famille, dans une obscure organisation des droits de l’Homme voulue par Ben Ali; je me rends compte à présent par l’invraisemblance de son acceptation, de toute l’ironie subtile de son opposition tacite à son ancien subordonné devenu président qui voulait l’instrumentaliser contre la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH), et qui n’en a finalement retiré qu’une déconvenue. Néanmoins, dans cette affaire du Jeudi Noir, il avait accepté le ministère de l’Intérieur un mois avant l’événement dramatique parce que personne n’en voulait plus tellement la chute de Hédi Nouira semblait inévitable.

Pour en revenir au sujet, c’est donc poussé par le sens de l’Etat et la fidélité au parti et à Bourguiba qu’il l’a fait. Il a réitéré sa conviction que je ne partage plus et que je ne fais que rapporter 25 ans après sa mort, celle qu’il avait eue intime, que Habib Achour avait cherché le pouvoir. S’il n’y en a un qui dans cette affaire n’a pas agi en fonction de ses intérêts égoïstes, c’est bien lui, et je l’affirme en toute objectivité.  Cela n’enlève en rien la responsabilité politique qu’il a finalement assumée, celle du maintien de l’ordre dans la rue, il faut le rappeler, qui est la mission première de tout Etat digne de ce nom. Selon lui, l’armée et la police ont tiré sur les jeunes manifestants chauffés à blanc par les prêches incendiaires et les «comprimés» (les ‘‘harboucha’’)  du journal syndical Echaab, descendus des faubourgs qui ne respectaient pas les tirs de sommation, le couvre-feu qui pour eux ne signifiait rien et ne prenaient pas les injonctions de se disperser au sérieux, et ce alors que de nombreux bus en service étaient caillassés (j’ai le témoignage d’un chauffeur de bus victime) ou incendiés, des voitures aussi (selon moi sans doute par le service d’ordre de l’UGTT chargé de faire respecter la grève, mais aussi par les bandes pour qui protestation rimait avec déprédation) et que les devantures des magasins de la rue Charles-De-Gaulle et Mohamed-Ali avaient été détruites depuis longtemps.

Un syndicat plus irresponsable que conspirateur

De surcroît de nombreux jeunes soldats souvent d’origine rurale sans doute impressionnés par la foule des manifestants et par l’ambiance électrique ont inévitablement perdu leur sang froid. Ils n’étaient pas formés pour des opérations de maintien de l’ordre en milieu urbain. Cela, de nombreux témoignages l’ont confirmé et ces soldats finirent par être placés sous les ordres des policiers, moins sensibles aux pressions de la foule.

Sauf preuve contraire, aucun ordre d’ouvrir le feu n’a été donné. Simplement l’autorité politique n’ayant alors pas les moyens nécessaires en force de police antiémeutes pour disperser les manifestants a fait appel à l’armée face à l’ampleur des désordres et celle-ci a fait son travail selon les moyens humains et matériels dont elle disposait. Et l’usage des armes à feu était intrinsèque à cela. Cette leçon sera retenue lors de la «Révolte du Pain» quelques années plus tard lorsque la rue sera abandonnée aux émeutiers dans le cadre de la lutte des clans pour le pouvoir.

L’Etat aurait-il dû laisser la grève générale se dérouler sans réagir? Sans doute pas, puisque l’UGTT ayant fait appel à la populace ou s’étant laissé déborder par elle, s’est révélée incapable de faire respecter les biens et les personnes. Et rien ne prouve d’ailleurs qu’elle en eût eu la volonté.

Il a été établi durant le procès que Ismail Sahbani avait fait fabriquer un millier de boules de fer d’une livre attachées à des chaînes avec l’assentiment de Habib Achour et qu’ils les avait entreposées dans les locaux du syndicat, «soumis de nombreuses fois aux attaques des milices de Sayah»; ainsi que des bâtons et des cailloux. Ce n’est pas ainsi qu’une organisation responsable défend habituellement son siège menacé, c’est le moins que l’on puisse dire.

Le jour de la grève générale, il y avait donc bien une suspicion légitime sur la volonté d’en découdre de la part du syndicat, et qui justifiait pleinement l’encerclement préventif de ses locaux par les forces de l’ordre.

Cette volonté était-elle justifiée? Le Syndicat a prétendu que depuis plusieurs mois il était en butte aux attaques des «miliciens» du Destour et que son président avait été menacé de mort. On en arrive ainsi au cœur de la question, les rapports conflictuels entre Habib Achour et le parti au pouvoir dirigé par Mohamed Sayah, qui voulait placer selon son propre témoignage le syndicat sous son autorité, ou à tout le moins, l’infiltrer, depuis que celui-ci avait contracté des alliances équivoques.

Si on ne peut pas reprocher à un syndicat de refuser de se laisser noyauter par un parti politique, il y a quand même une nécessité morale et juridique à ce que sa situation financière soit contrôlée par les institutions de l’Etat, en particulier quand des suspicions de malversations ou de liens occultes avec l’étranger y pèsent. Or la liberté syndicale dont s’est prévalu M. Achour pour dénoncer le pacte social qu’il avait signé moins d’une année auparavant sous-entendait dans son esprit l’absence de tout audit financier, qui eût pu le confondre.

Le président de l’UGTT n’avait par ailleurs pas la réputation de diriger son organisation en respectant les principes de la démocratie; il avait pris l’habitude de se faire plébisciter par vote à main levée, et il usait de son influence pour faire élire à bulletin secret les membres du bureau qui lui seyaient. Quant à sa conversion à la vision conservatrice de la société contemporaine de l’émergence à ses débuts de l’islam politique, tous ceux qui le connaissaient ne la prenaient pas au sérieux. Et la décision de la grève générale fut décidée en comité restreint composé des cinq membres de la direction administrative incapables de la contester. Le syndicat fut donc plus irresponsable que conspirateur, plus bête que méchant, même si d’aucuns ont tenté de réaliser à travers lui leurs ambitions politiques. 

La fiction de l’indépendance syndicale

Il est donc à cet égard significatif du manque de sérieux de l’accusation, que M. Nouira et derrière lui Bourguiba se soient abstenus durant le procès d’ouvrir le dossier financier du syndicat, préparant ainsi l’avenir, celui d’une réhabilitation, de MM Achour, Jrad, Sahbani, Ghorbal, Baccouche, qui ne manqueraient pas de se montrer utiles pour maintenir l’organisation bénéficiant des cotisations obligatoires des salariés, non redevable d’explications sur la gestion de ses ressources, avec la fiction de l’indépendance syndicale, mais dans l’orbite du pouvoir, quel qu’il soit. Jusqu’à ce que libre de toute tutelle l’UGTT (en compagnie entre autres de l’Ordre des avocats) eût reçu le prix Nobel et mené le pays main dans la main avec Ennahdha, chacun jouant sa partition, vers le gouffre économique et financier.     

* Médecin de libre pratique.

** L’auteur est le fils du Dr Dhaoui Hanablia, ministre de l’Intérieur nommé un mois avant les faits relatés.  

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