‘‘Les trois décennies Bourguiba’’ : aux fondations d’un Etat pérenne

Ce livre du grand commis de l’Etat tunisien qu’a été incontestablement Tahar Belkhodja a le mérite de fixer la mémoire des ou d’événements importants qui ont émaillé l’ère Bourguiba et de révéler le fonctionnement du pouvoir de l’époque vu de l’intérieur par l’un de ses acteurs situé aux premières loges. C’est dire l’importance du document.

Par Dr Mounir Hanablia *

Inévitablement, si la réalité des faits décrits ne souffre en règle aucune discussion, on ne sera pas forcément d’accord sur l’interprétation qui en est faite. Mais on n’en fera aucun reproche à l’auteur, acteur engagé dont le livre a de surcroît été publié durant l’époque de Ben Ali, douze années après la chute de Bourguiba. C’est dire que l’ouvrage obéissait à des nécessités politiques autres que celle de l’époque traitée. Ce n’est donc pas un hasard si le Bourguiba qu’on y découvre, n’est pas du tout celui que le public de son pays avait eu l’habitude de percevoir à travers la radio et la télévision, un homme infaillible sachant vers quelle brillante destinée il conduisait son pays. Tout au contraire, on était en présence d’un président soumis le plus souvent à l’influence de son entourage dont au mieux de sa forme il étudiait les idées pour ne retenir que celles qui lui paraissaient les plus pertinentes, tout en se les appropriant.

Naturellement l’auteur s’est attribué une responsabilité non négligeable dans des décisions bénéfiques prises par son président, à des moments cruciaux et cela indépendamment du rôle qu’il a prétendu avoir joué dans les entretiens de Rambouillet puis dans la crise de Bizerte dont il semble avoir rejeté la responsabilité d’une manière partagée sur Bourguiba et De Gaulle.

Une grande habileté politique à l’œuvre

En réalité, Bourguiba était d’autant plus dans son droit d’exiger l’évacuation d’une partie de son pays encore occupée, que ses opposants, à commencer par Salah Ben Youssef, s’en servaient pour le vilipender en tant qu’agent de la France. Le problème est que De Gaulle au moment d’évacuer l’Algérie a trouvé à Bizerte un exutoire à l’amertume de l’armée française  qui s’était rebellée quelques mois auparavant.

Pour aborder un autre sujet impliquant l’auteur, en l’occurrence la fin de l’expérience collectiviste et la chute de Ahmed Ben Salah en 1969, leur nécessité se serait imposée lors d’un voyage de Bourguiba en Afrique de l’Ouest en 1966 et la révélation au Sénégal du différend qui faillit connaître un prolongement dramatique entre le président Senghor et son premier ministre Mamadou Dia au sujet de la politique socialiste suivie.

On a peine à croire, connaissant Bourguiba, que les pays africains de la zone CFA eussent pu constituer une source d’inspiration pour lui, même par le biais d’un ambassadeur hostile au socialisme. En réalité, il comprit qu’il pourrait compter sur ce dernier pour rogner sur les pouvoirs de son super ministre Ahmed Ben Salah, avant de le réduire. Tahar Belkhoja après avoir été rappelé de Dakar pour se voir confier l’inspection générale des entreprises de l’Etat puis la direction de la sûreté nationale, fut celui qui se procura le fameux rapport européen révélant l’état calamiteux de l’économie et des finances tunisiennes et démentant toutes les données statistiques sur la réussite de l’expérience socialiste fournies par son promoteur; il joua ainsi un rôle décisif dans sa déchéance.

Cela esquisse évidemment un tableau différent des motivations ayant poussé Bourguiba à mener le pays sur la voie du socialisme. En réalité, beaucoup de leaders issus de la décolonisation s’y sont engagés plus ou moins à commencer par le plus anglophile parmi tous, Nehru.

Bourguiba avait toutes les raisons de chausser les bottes de Tito, le président yougoslave, promoteur d’un socialisme national, afin de couper l’herbe sous les pieds des unionistes arabes de Nasser et du Baath dont la devise était «Liberté, socialisme, union», de ne pas donner à l’Algérie socialiste prétexte à empiètement, de neutraliser les groupes gauchisants locaux tels celui de «Perspectives», et surtout de garder sous contrôle le syndicat UGTT dont on préférait le voir confier au rugueux mais  limité Habib Achour qu’à «l’intellectuel» Ahmed Ben Salah, nettement plus dangereux.

Or après la guerre de Juin 1967 et l’implosion de l’idéologie panarabiste, suivie en 1968, en Tchécoslovaquie, par la tentative d’instaurer un socialisme humain, écrasée par les chars soviétiques, la sortie du socialisme était devenue certainement une nécessité autant aux yeux de Bourguiba que ceux de Ahmed Mestiri, ce dernier se voyant probablement jouer le rôle d’un Alexander Dubcek, le leader communiste tchécoslovaque, dans la démocratisation du régime. On a vu ce qu’il en fut finalement.

L’homme de Bourguiba, et de Wassila

Tout cela a simplement été détaillé pour démontrer que là où Bourguiba était perçu par l’auteur du livre comme un leader prisonnier de son entourage et ne sachant pas ce qu’il voulait, il y avait en réalité une grande habileté politique à l’œuvre, manipulant autant les collaborateurs ambitionnant à lui succéder que leurs opposants, les jouant les uns contre les autres pour finalement s’en débarrasser.

Plus encore, Bourguiba réussit à semer la discorde entre les pays voisins hégémonistes, plus riches et plus puissants, en accordant à l’un ce qu’il refusait à l’autre, l’union, puis en y renonçant, et plus que tout, en en rejetant la responsabilité sur la guerre de succession, dont bon an mal an, l’auteur fut un participant, et semble-t-il pas à son corps défendant. 

Il est à cet égard curieux que lors de la fuite de prison d’Ahmed Ben Salah, qu’il fut le premier à apprendre à Genève alors qu’il y était ambassadeur, son premier reflexe fût d’en prévenir… Wassila, la femme du Président. Tahar Belkhodja fut-il un homme de la «présidente»? Cela importe peu ! Bourguiba en réalité se partageait les rôles avec Wassila, et là où il fut le Yin, elle fut le Yang. Et ce n’est pas un hasard si sa chute survint lorsqu’il ne l’eût plus auprès de lui pour lui faire toucher terre. Si donc Tahar Belkhoja fut un homme à Wassila, il fut aussi à son insu celui de Bourguiba.

Une autre énigme demeure relativement au voyage privé de l’auteur à Nice en décembre 1977 alors que le conflit avec le syndicat s’aggravait, donnant ainsi l’opportunité à Hédi Nouira de le destituer «in absentia» avec l’accord inévitable de Bourguiba. On crut qu’il s’était enfui mais il revint immédiatement pour s’expliquer; en vain ! Et si encore on pouvait entretenir un doute raisonnable sur les motivations du Premier ministre se débarrassant de son ministre de l’Intérieur d’une manière si peu cavalière, la démission en cascade de ses collègues en signe de solidarité démontrèrent où se situait leur véritable allégeance, à un moment crucial pour le pays.

On veut bien croire que les professions de foi de Belkhodja en faveur d’une libéralisation et d’une démocratisation du régime ainsi que de la recherche d’une solution pacifique au conflit avec le syndicat fussent sincères. Dans ces conditions, en accord avec lui-même et ses convictions, il eût été plus opportun qu’il démissionnât de lui-même ainsi que l’avait fait Ahmed Mestiri. Quelques années après, il revint en tant que ministre sans que le régime n’eût démontré aucune velléité de libéralisation politique. Ainsi M. Belkhodja fut ce libéral démocrate qui à ses risques et périls ne servit jamais dans des gouvernements en accord avec ses propres convictions.

Une œuvre qui a résisté au temps

En conclusion, l’un des grands mérites du livre est peut être inconsciemment d’avoir fourni une explication logique à l’union tuniso-libyenne de Djerba d’octobre 1974, attribuée à un coup de folie d’un leader sur le déclin, alors qu’en réalité le sommet tuniso-algérien du Kef de février 1973 la justifiait  pleinement.

Si l’auteur fut un homme important dépositaire de nombreux secrets, souvent «dans le coup» comme on dit trivialement, et qui rendit certainement des services éminents à son pays, le fait qu’il eût été «dans la politique» n’implique nullement qu’il fût un homme politique en dépit des hautes responsabilités qui lui furent confiées. Il subit en effet plus souvent les décisions qu’il ne les prît. Il ne semble par ailleurs pas avoir pris la pleine mesure des événements dont il fut l’acteur ou le témoin, mais c’est là affaire d’appréciation personnelle. Et il se perdit parfois dans des détails inutiles; il importe en effet peu que Bourguiba ait appris l’équitation chez Edgar Faure avant le 1er juin 1955 pour rééditer en mieux le retour du Cheikh Abdelaziz Thaalbi, que, obsédé par l’éternité, il ait désiré connaître les secrets de l’embaumement de la momie de Lénine chez les Soviétiques, ou qu’il soit allé en Turquie pleurer sur le tombeau de Hannibal et exiger le transfert de ses cendres en Tunisie.

Malgré toutes les critiques qu’on a pu faire contre l’ancien président tunisien, il demeure opportun de lui rendre justice: l’Etat qu’il a créé en se servant alternativement ou simultanément des ambitions égoïstes de ses amis et de ses ennemis a résisté après lui au temps en affrontant avec succès l’ouragan du Printemps Arabe alors que les projets politiques concurrents se sont révélés n’être que d’éphémères châteaux de cartes balayés par les vents de l’Histoire. Parmi tous, il demeure celui qui en voyant loin et juste aura su préserver le peuple de son pays des aventures sans retour.

‘Les trois décennies Bourguiba’’, de Tahar Belkhodja, éditions Arcantères – Publisud, Paris 1998, 286 pages.

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