Démanteler le système judiciaire tunisien

Alors que l’ingérence politique dans le système judiciaire constitue une marque de déclin démocratique et de montée de l’autoritarisme, on a assisté ces dernières années à une forte augmentation des atteintes à l’indépendance judiciaire dans le monde entier. La situation qui se déroule en Tunisie constitue un exemple frappant de l’excès flagrant de l’exécutif dans le domaine judiciaire.

Par Clarisse Ikeda Larcher *

Le 12 février 2024, Youssef Bouzakher, l’un des plus hauts magistrats de Tunisie, a soumis une communication individuelle contre la Tunisie au Comité des droits de l’homme de l’Onu. Grâce à une série de décrets présidentiels adoptés en 2021-2022, il a été démis de ses fonctions de membre et président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), puis démis de ses fonctions judiciaires avec 56 autres magistrats.

Outre les violations des droits de l’homme, la plainte allègue que ces mesures s’inscrivent dans le cadre d’une crise plus large de l’État de droit en Tunisie. Dans cet article de blog, j’analyserai la pièce maîtresse de l’assaut contre le système judiciaire tunisien par le président Kaïs Saïed, à savoir le décret présidentiel 2022-35, à la lumière des normes internationales sur l’indépendance judiciaire, et en particulier celles du système africain.

En habilitant le président à révoquer sans préavis les magistrats, ce décret présidentiel met gravement en péril l’indépendance des juges et des procureurs, qui est cruciale pour garantir le droit à un procès équitable et, partant, la pleine jouissance des droits de l’homme et de l’État de droit.

Le 25 juillet 2021, près de deux ans après son élection et après des mois de protestations contre la gestion par le gouvernement de la pandémie de Covid-19 et une récession économique qui s’aggrave, le président Saïed a invoqué les pouvoirs d’urgence en vertu de l’article 80 de la Constitution. Il a destitué le Premier ministre, suspendu le Parlement et levé les immunités de ses membres. Depuis, le président tunisien a multiplié les attaques contre le pouvoir judiciaire, tout en ciblant plus largement les opposants politiques, les critiques et la presse. En septembre 2021, il s’est arrogé les pleins pouvoirs exécutifs et législatifs, notamment pour statuer par décret, entre autres, sur l’organisation de la justice et du pouvoir judiciaire, ainsi que sur les libertés et les droits de l’homme. Par la suite, en février 2022, il a dissous le CSM, le remplaçant par un conseil temporaire, et s’est permis d’intervenir dans la carrière et la discipline des juges.

Le décret présidentiel 2022-35 est un «massacre judiciaire»

Le 1er juin 2022, le président Kaïs Saïed a porté un coup dur au système judiciaire en adoptant le décret 2022-35, déclarant que «[nous] ne pouvons pas sauver le pays sans assainir le système judiciaire». Le décret, qualifié de «massacre judiciaire» par l’Association des magistrats tunisiens (AMT), confère au président le pouvoir de révoquer unilatéralement les juges et les procureurs qui menacent «la réputation, l’indépendance ou le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire». Le décret permet également l’ouverture automatique de poursuites pénales à l’encontre des magistrats concernés et n’ouvre la possibilité de contester ces révocations qu’après que les tribunaux ont rendu un jugement définitif dans leurs affaires pénales.

Le même jour, le président Saïed a révoqué 57 juges et procureurs, dont le juge Bouzakher, par une seule ordonnance présidentielle qui ne fournissait aucune justification pour les révocations. Dans un discours vidéo diffusé avant ce dernier décret, il a annoncé que les licenciements étaient fondés sur des accusations allant de l’entrave aux enquêtes liées au terrorisme, à la corruption financière, en passant par la «corruption morale».

Depuis l’adoption du décret, les cas de harcèlement contre les juges se sont multipliés, l’une des dernières cibles étant le juge Anas Hmadi, président de l’AMT. Il fait actuellement face à des accusations d’«incitation à cesser le travail» lors d’une grève judiciaire en 2022, lancée pour protester contre le décret 2022-35 et le licenciement des 57 magistrats.

La Tunisie doit respecter et garantir l’indépendance judiciaire

Reconnaissant le lien intrinsèque entre l’indépendance judiciaire et l’État de droit, tous les systèmes de protection des droits de l’homme s’accordent sur le fait que les États doivent à la fois respecter et garantir l’indépendance du pouvoir judiciaire (voir, par exemple, les Principes directeurs des Nations Unies relatifs à l’indépendance du pouvoir judiciaire, ou les Cour interaméricaine des droits de l’homme, arrêt Reverón Trujillo c. Venezuela).

Le système africain ne fait pas exception. En vertu de l’article 26 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples («la Charte africaine»), la Tunisie a le devoir de garantir l’indépendance des tribunaux. La Cour africaine a interprété ce devoir comme incluant à la fois les aspects institutionnels et individuels de l’indépendance.

L’indépendance institutionnelle s’entend comme liée au statut et aux relations du pouvoir judiciaire avec les autres branches du gouvernement, tandis que l’indépendance individuelle fait référence à l’indépendance personnelle des juges et à leur capacité à exercer leurs fonctions sans crainte de représailles.

En ce qui concerne l’indépendance individuelle, la Cour a explicitement affirmé qu’elle donne mandat aux États de veiller à ce que les juges ne soient pas révoqués «au gré des caprices ou à la discrétion» de l’exécutif.

En conférant au Président le pouvoir de révoquer les juges, le décret 2022-35 vise à placer le pouvoir judiciaire sous la ferme emprise de l’exécutif, au mépris flagrant de l’indépendance judiciaire, telle que garantie par l’article 26 de la Charte africaine, et au-delà, par le droit et les normes internationales en matière de droits de l’homme.

En outre, garantir l’indépendance judiciaire implique également que la législation nationale consacre et soit compatible avec une telle exigence. En conséquence, la Résolution de la Commission africaine sur le respect et le renforcement de l’indépendance du pouvoir judiciaire appelle les États à abroger toutes leurs législations incompatibles avec les principes de respect de l’indépendance du pouvoir judiciaire. La Commission a également examiné par le passé une affaire (Lawyers for Human Rights c. Swaziland) dans laquelle une loi, rappelant le décret 2022-35, confère au chef de l’État le pouvoir de recruter et de licencier les juges. Il a estimé que le maintien d’une telle loi violait l’article 26 de la Charte africaine, car elle «menace directement l’indépendance et la sécurité des juges et du système judiciaire dans son ensemble».

En outre, l’existence de l’état d’urgence ne peut servir d’excuse pour justifier le mépris de l’indépendance de la justice, puisque l’exigence d’un pouvoir judiciaire indépendant n’est soumise à aucune exception. En l’état, les pouvoirs prévus par le décret 2022-35 peuvent être déclenchés «en cas d’urgence, de menace à la sécurité publique ou aux intérêts suprêmes du pays». Cependant, comme l’a souligné la Cour interaméricaine, considérant son rôle comme une garantie essentielle pour la protection des droits fondamentaux, l’indépendance judiciaire doit être garantie en particulier pendant les états d’urgence.

Les motifs de licenciement des juges sont vagues et excessifs

En vertu du décret 2022-35, les juges et procureurs peuvent être révoqués par le Président pour des actes susceptibles de compromettre «la réputation, l’indépendance ou le bon fonctionnement du pouvoir judiciaire». Ces motifs vagues et trop généraux ouvrent la porte à des licenciements arbitraires.

Les organismes internationaux et régionaux ont clairement indiqué que, afin de garantir l’indépendance judiciaire, les États ont le devoir d’établir dans la loi des motifs clairs et explicites en vertu desquels les juges peuvent être démis de leurs fonctions. Les juges doivent notamment pouvoir savoir quel comportement pourrait entraîner leur révocation. Par exemple, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a jugé que des motifs tels que «la dignité de l’administration de la justice» ou le «décorum de la fonction», ainsi que «les nécessités du service» sont ouverts et vagues. Ainsi, elle a estimé qu’afin de limiter le pouvoir discrétionnaire dans l’application des sanctions, des critères objectifs supplémentaires doivent être établis pour guider l’interprétation ou le contenu à donner à de telles notions.

En outre, les systèmes internationaux et régionaux de protection des droits de l’homme ont étoffé une liste fermée de motifs pour lesquels les juges peuvent être révoqués. Celles-ci peuvent être classées comme suit : (i) faute grave ou incompatible avec la fonction judiciaire, (ii) incapacité physique ou mentale, (iii) condamnation pour un crime (grave) et (iv) incompétence grave.

Les Principes et lignes directrices de la Commission africaine sur le droit à un procès équitable et à l’assistance judiciaire en Afrique ne reconnaissent que deux motifs valables de révocation des fonctionnaires de justice, à savoir «une faute grave incompatible avec la fonction judiciaire» et «l’incapacité physique ou mentale qui les empêche d’exercer leurs fonctions judiciaires.»

En habilitant le Président à révoquer des juges pour des motifs nébuleux qui lui laissent une marge discrétionnaire trop large, le décret 2022-35 expose les juges à des révocations arbitraires, comme en témoignent les 57 juges et procureurs licenciés à la suite du décret. En outre, cela empêche les juges de prédire quelle conduite pourrait entraîner leur révocation, ce qui crée un climat général de peur qui peut avoir un effet dissuasif sur la prise de décision judiciaire indépendante.

Atteinte aux garanties d’une procédure régulière

Le décret 2022-35 ne garantit pas le droit à une procédure régulière tout au long de la procédure de révocation, en violation flagrante du droit international des droits de l’homme et des normes qui reconnaissent que la procédure menant à la révocation d’un fonctionnaire de justice doit être conforme à une procédure régulière.

Les mécanismes internationaux et régionaux des droits de l’homme ont fermement établi que les procédures de licenciement doivent être menées par une autorité indépendante composée principalement de juges, comme un conseil judiciaire ou un tribunal (voir, par exemple, Cour EDH, Baka c. Hongrie).

Déjà en 2015, à la suite d’une visite officielle en Tunisie pour examiner la situation du système judiciaire dans le pays depuis la révolution de 2011, le rapporteur spécial des Nations Unies sur l’indépendance des juges et des avocats soulignait que la loi portant statut des juges devrait précise que l’ouverture et la conduite des enquêtes et procédures disciplinaires, ainsi que l’application des sanctions disciplinaires, doivent être menées par le Conseil judiciaire suprême.

Loin de là, le décret 2022-35 permet au Président de révoquer les fonctionnaires de justice par simple décret présidentiel, sur la base d’un rapport motivé d’«autorités compétentes» non précisées.

En outre, le décret présidentiel ne prévoit une possibilité de recours que longtemps après la décision de révocation, une fois qu’un jugement définitif a été rendu concernant les accusations pénales portées contre le magistrat concerné. Les organismes internationaux et régionaux ont affirmé sans équivoque que les juges et procureurs révoqués ont droit à un recours effectif et doivent avoir la possibilité de contester leur décision de révocation devant un tribunal ou une autorité indépendante dans un délai raisonnable (voir CCPR, Observation générale n° 32 ou la Charte européenne sur le statut des juges). De même, la Commission africaine a souligné que les magistrats doivent avoir droit à un examen indépendant des décisions de renvoi. Pour aller plus loin, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a estimé que lorsque la révocation d’un juge est illégale, le recours approprié doit nécessairement être sa réintégration (voir aussi CCPR, Adrien Mundyo Busyo et al. c. République démocratique du Congo). Mais à ce jour, même si 49 des 57 magistrats licenciés ont vu leur révocation suspendue en août 2022 sur ordonnance du premier président du tribunal administratif de Tunis, aucun n’a été réintégré.

Dans sa résolution sur le respect et le renforcement de l’indépendance du pouvoir judiciaire, la Commission africaine a souligné «la nécessité pour les pays africains de disposer d’un système judiciaire fort et indépendant jouissant de la confiance du peuple pour une démocratie et un développement durables». En outre, la récente nomination par la Commission africaine comme point focal sur l’indépendance judiciaire en Afrique démontre l’engagement clair de l’Union africaine à sauvegarder l’indépendance judiciaire sur le continent.

Poursuivre la contestation du décret présidentiel

Pourtant, tant que le décret 2022-35 sera en vigueur, les espoirs d’un système judiciaire indépendant en Tunisie bénéficiant de la confiance du peuple resteront faibles. Le décret ignore totalement les normes universelles concernant l’indépendance judiciaire, au détriment des droits des Tunisiens à un procès équitable, à l’accès à la justice et à des recours efficaces.

En l’absence de solution politique, des actions en justice pour contester la légalité du décret présidentiel doivent être poursuivies. Au-delà de la plainte portée devant le Comité des droits de l’homme, soumettre le décret au contrôle de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples pourrait être un moyen de mettre un terme au projet de démantèlement du pouvoir judiciaire du président Kaïs Saïed.

Traduit de l’anglais.

Source : Verfassungblog (ou Blog constitutionnel).

* Associée juridique pour LEDGE, une organisation japonaise dédiée aux litiges stratégiques en matière de droits de l’homme.

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