L’affaire de la mort en détention du médecin psychiatre Dr Mohamed Hajji, poursuivi dans une vague affaire de trafic de psychotropes, continue d’alimenter les débats au sein de la corporation médicale qui se sent visée par une politique populiste. Mais dans ce genre de débat, la vérité n’est jamais d’un seul côté.
Par Dr Mounir Hanablia *
Le décès d’un médecin est toujours un événement qui ne passe pas inaperçu, ne serait-ce qu’auprès de la clientèle qu’il avait l’habitude de soigner et à laquelle il avait apporté, sinon la guérison, du moins le soulagement de ses souffrances. Et lorsqu’il survient en détention, l’autorité se doit d’autant plus d’apporter des éclaircissements qu’elle n’avait pas hésité à annoncer son arrestation auprès du public.
De surcroît, l’emprisonnement d’un médecin est toujours paradoxal, sa place se situant mieux au chevet des malades pour sauver des vies humaines que parmi les délinquants.
A priori, si les médecins commencent à être emprisonnés jusqu’à ce que mort s’ensuive dans un pays, c’est que l’autorité politique ne se soucie pas du bien-être de ses citoyens, c’est le moins que l’on puisse dire.
En dépit de tout cela, dans l’affaire qui nous intéresse, les autorités n’ont jusqu’à présent pas réagi, ce qui donne malheureusement libre cours à toutes les hypothèses et les spéculations. Ce silence qu’on ne peut au mieux que considérer comme une attitude hautaine qui ne sied pas en pareilles circonstances, indispose également tous ceux qui à priori ne sont nullement hostiles à l’autorité politique mais qui manquent d’arguments pour justifier l’injustifiable.
Toutes proportions gardées c’est la même attitude qu’avait adoptée l’Etat français empêtré dans la guerre d’Algérie après le massacre du métro Charonne, en 1962, celle de couvrir les abus de ses services et de refuser de s’excuser. La participation à une manifestation interdite avait justifié les morts qui s’en étaient suivies aux yeux des autorités.
L’Etat protège les instruments de son autorité
On a l’impression que l’Etat tunisien suit le même raisonnement. D’une part et conformément à son orientation idéologique, il ne veut pas paraître favoriser certains citoyens par rapport à d’autres, et il semble signifier que le meilleur moyen de ne pas mourir en prison, c’est de ne pas y aller, et de ne fournir aucune raison le justifiant, autrement dit de ne se rendre coupable d’aucun délit et respecter la loi autant que faire se peut, et cela suppose qu’il considère le médecin décédé comme coupable des faits qui lui sont reprochés. De l’autre, soumis à une forte pression autant interne qu’externe liée à ses choix politiques, il ne peut que protéger ses services, symboles et instruments de son autorité, contre les fautes qu’ils sont inévitablement amenés à commettre.
Sauf changement d’attitude ultérieur que rien ne laisse pour le moment prévoir, voilà comment le silence actuel des autorités peut être interprété, face au collectif ordino-syndical qui exige que toute la lumière soit faite sur cette affaire.
Pourquoi un collectif ordino-syndical là où l’Ordre des Médecins seul détenteur des prérogatives institutionnelles nécessaires aurait suffi? On l’ignore. Peut être le syndicat libéral a-t-il estimé que le Conseil de l’Ordre des Médecins étant composé de nombreux médecins hospitalo-universitaires fonctionnaires de l’Etat ne pouvait pas entrer seul dans une logique de confrontation avec les autorités. Dans le collectif ainsi constitué l’Ordre assurerait la couverture juridique alors que le syndicat en serait le fer de lance.
Il faut néanmoins réaliser que si bataille contre l’Etat il y a, elle sera juridique, autrement dit pénale, civile, et administrative.
Néanmoins il est douteux que le collectif ait qualité à engager des poursuites. En principe, seule la famille peut le faire, le collectif pouvant éventuellement dans ce cas se constituer partie civile… si le parquet, autrement dit le ministère de la Justice, le permet.
Quoiqu’il en soit, le collectif a réclamé que toute la lumière soit faite sur les circonstances du décès de ce collègue en prison, ce qui est effectivement une demande normale compte tenu de l’émotion soulevée par cette mort dans la corporation, et la crainte que d’autres médecins ne soient à l’avenir confrontés à des situations semblables.
Il aurait pu en rester là, ce qui aurait été tout aussi bien, mais il ne l’a pas fait. Il a en effet précisé que le collègue décédé aurait pu ou dû ne pas être placé en détention compte tenu de ce que les faits reprochés, à savoir des ordonnances incriminées, entraient dans le cadre de son activité professionnelle. Cela revient à empiéter sur les prérogatives de la justice, ce qui compte tenu des circonstances dramatiques est compréhensible sans pour autant être justifiable; d’autant que rien dans ce qu’a avancé le collectif n’est venu corroborer un tel reproche, que seule l’innocence du prévenu aujourd’hui décédé aurait pu pleinement justifier.
Or le collectif, au cours de la conférence d’information tenue dans les locaux de l’Ordre des Médecins, n’a malheureusement pas fourni la preuve de cette innocence, et les avocats de la défense se sont cantonnés dans un silence, partagé par la famille, qui ne peut être que troublant.
Le collectif s’est perdu dans des détails plutôt burlesques au vu des circonstances sur les ordonnances bleues en avançant que les faits reprochés entrant dans le cadre d’une activité professionnelle normale, le doute aurait dû être suffisant pour différer l’arrestation jusqu’au verdict final, d’autant que le suspect était malade.
Il s’agit évidemment là d’une vieille revendication, celle de conférer au médecin, compte tenu de sa spécificité professionnelle, une immunité pénale de fait, selon les uns définitive, selon les autres, tant qu’il n’a pas été reconnu coupable par un verdict de justice, ce que évidemment celle-ci, forte des lois en vigueur qui ne prévoient nullement un tel privilège, et soumise à une obligation de rigueur dans leur application par la politique populiste de l’Etat, ne reconnaît pas.
Manipulation des médecins et médecins manipulateurs
Ainsi la revendication de la corporation médicale, celle du rétablissement de l’immunité de fait qui avait cours précédemment sous les régimes de Bourguiba et le plus souvent de Ben Ali, grâce à son influence et ses relations, se révèle en réalité être éminemment politique face à un chef de l’Etat prétendant à tort ou à raison rompre avec le passé et construire sa légitimité sur un discours égalitaire destiné à pérenniser son pouvoir en s’assurant le soutien des classes défavorisées.
Personnellement, j’ai appris à me méfier des revendications politiques enrobées de syndicalisme de la corporation médicale. Celle-ci est trop divisée, et évidemment les lignes de fractures professionnelles suivent les variations de revenus entre collègues. Au sein de la profession, il y a ainsi les aristocrates des hôpitaux et des cliniques, au dessus du lot, et il y a les autres, ceux qui vivotent tant bien que mal entre le marteau d’une concurrence souvent déloyale avec les compromissions nécessaires à la survie, et l’enclume d’une pression fiscale pour qui le médecin quel qu’il soit se trouve toujours en situation irrégulière par rapport à ses impôts.
User des 300 médecins ayant quitté l’activité professionnelle comme argument justifiant le mécontentement professionnel, outre la confirmation du caractère politique du débat, ne relève donc pas que de la bonne foi.
Par ailleurs on ne peut plus ignorer dans la pratique médicale actuelle l’influence prédominante des cliniques privées, à fortiori celle de l’industrie médico-pharmaceutique qualifiée de Big Pharma et qui, qu’on le veuille ou non, est une émanation de l’ordre économique global qui prévaut sur toute la planète.
Si le collectif médical est allé au charbon comme on le dit, il n’a pu le faire qu’en plein accord avec le syndicat des propriétaires de cliniques qui comme d’habitude se tient en retrait, et inévitablement avec celui d’au moins certains membres de l’industrie pharmaceutique.
Il y a d’ailleurs eu un précédent à la manipulation des médecins dans ce pays, lorsque les grèves du syndicat libéral contre la Cnam au début des années 2000 ( usant des symboles des gardes rouges chinois de Mao Tsé Toung) s’étaient révélées être les prolongements des luttes de clans au plus haut sommet du pouvoir politique, celui de Leila Ben Ali et du ministre de la Santé de l’époque Mondher Zenaïdi prétendait se débarrasser du ministre conseiller qui avait la haute main sur l’activité médicale dans le pays, Mohamed Gueddiche.
En fin de compte, le refus des médecins de s’inscrire dans la Cnam pendant des mois avait fait le jeu non seulement des hospitalo-universitaires, mais aussi de tous les nouveaux collègues qui s’étaient installés en trouvant le champ libre et qui avaient trouvé toute latitude pour se constituer une clientèle désireuse avant tout de se faire rembourser ses soins.
Mais en matière de manipulation des médecins, il n’y a pas que le cas tunisien. Au début des années 70 au Chili, le processus de déstabilisation du pays qui avait finalement abouti à un coup d’Etat militaire célèbre à l’instigation de la CIA américaine et à l’assassinat du président socialiste Salvador Allende avait été marqué par une grève des médecins. Dans les pays du tiers-monde les protestations des médecins sont souvent annonciatrices de grands bouleversements.
Pour conclure, sans être forcément d’accord avec la politique du président Kaïs Saïed, on a vu durant la décennie fatidique d’Ennahdha vers quel délabrement du pays des slogans politiques creux sur la démocratie et la liberté pouvaient conduire.
Néanmoins, chaque médecin doit comprendre, en s’engageant dans un processus de confrontation politique au nom de la corporation professionnelle, que les intérêts en jeu ne sont pas forcément ceux qu’il croit défendre. Dans cette affaire, la seule chose qu’on puisse raisonnablement exiger de l’Etat, c’est la vérité concernant la mort en détention de ce malheureux collègue, à la famille duquel la corporation serait redevable d’une aide matérielle si elle veut faire œuvre utile et charitable.
* Médecin de libre pratique.
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