L’Union européenne (UE) continue de déléguer la gestion de ses frontières à des pays tiers, quitte à s’allier à des gouvernements aux pratiques controversées. Les conséquences pour les exilés et pour les habitants des pays en question ne sont que rarement abordées.
Pat Adrian Burtin *
Alors qu’approchent les élections européennes de 2024 ainsi que le vote du – hautement contesté – Pacte sur la migration et l’asile, les hautes instances de l’Europe poursuivent leur politique d’externalisation de la gestion migratoire. Après la Tunisie et la Mauritanie, c’est au tour de l’Egypte : 7,4 milliards d’euros d’aide économique en échange d’un contrôle renforcé des frontières, c’est l’alléchante promesse que l’Europe a faite à l’Egypte.
L’accord de partenariat signé le 17 mars 2024 prévoit notamment une enveloppe de 200 millions d’euros réservée à la migration. Car si les départs depuis les côtes égyptiennes sont relativement rares, le pays occupe une position stratégique au croisement de plusieurs routes migratoires, pris entre la Libye, la bande de Gaza et le Soudan.
«Le timing de ce mécanisme d’externalisation avec l’Egypte n’est pas anodin. L’Union européenne craint une arrivée massive de réfugiés palestiniens, en proie aux massacres perpétrés par Tsahal à Gaza», explique le média français Politis. «Cet accord avec le régime autoritaire du Caire affiche la couleur de la politique migratoire qui risque d’être menée par l’Europe dorénavant», annonce l’hebdomadaire.
Le président égyptien Abdel Fattah Al-Sissi serait déjà «le nouveau dictateur préféré de l’Europe», titre l’article de Mirco Keilberth dans le quotidien allemand Die tageszeitung. Il faut dire qu’Al-Sissi n’a pas vraiment d’autre option : «Le président […] veut sauver l’économie vacillante de son pays de 106 millions d’habitants grâce au plan de financement convenu», résume Keilberth. «La guerre à Gaza, la baisse des revenus du tourisme et l’effondrement de la livre égyptienne ont accru les tensions sociales dans le pays ces dernières semaines », ajoute-t-il
Comme l’explique l’expert tunisien des questions migratoires Zied Mellouli, sollicité par Keilberth, «les migrants et les réfugiés restent une monnaie d’échange pour les autocrates dans les négociations avec l’Europe, […] peu importe les montants transférés.»
Les Egyptiens eux-mêmes pourraient être impactés par l’accord passé avec l’UE, explique Bianca Carrera Espriu dans le Green European Journal (GEJ). «Fournir à un gouvernement extrêmement abusif une technologie de surveillance à double usage et une formation sur la manière de l’utiliser augmente le risque qu’elle soit utilisée pour la surveillance interne et le ciblage des opposants», s’inquiète Claudio Francavilla, directeur adjoint du plaidoyer auprès de l’UE pour l’ONG Human Rights Watch au GEJ.
Selon l’organisation, un précédent accord migratoire passé entre l’UE et l’Egypte en 2022 aurait déjà «contribué à une corruption généralisée et à une mauvaise gestion [gouvernementale], menant à une situation économique désastreuse», en plus de favoriser le départ des Egyptiens.
Dans une lettre adressée à la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, l’ONG reprochait d’ailleurs aux gouvernements et institutions européens de récompenser le gouvernement égyptien et d’en passer les abus sous silence.
Une succession d’accords
En parlant d’accord, j’avais déjà abordé celui passé entre l’UE et la Mauritanie dans [un précédent article ‘‘La guerre aux migrants et ses armes de papier’’]. L’encre n’est même pas encore sèche que le traité est déjà largement critiqué. Dans un article exhaustif pour Al Jazeera, Hassan Ould Moctar explique le caractère inédit de la situation : «Tout d’abord, le financement négocié est beaucoup plus important que les efforts d’externalisation précédents. […] Deuxièmement, alors que l’opposition à l’externalisation des frontières en Mauritanie s’est toujours limitée à une poignée d’organisations de la société civile, le dernier accord sur la migration a déclenché un tollé dans la société», explique-t-il. Alors que les partis d’opposition y voient un plan pour réinstaller les «immigrants illégaux» dans le pays, la société civile critique, quant à elle, les efforts de l’UE visant «à faire de la Mauritanie le ‘gendarme de l’Europe’».
Le gouvernement mauritanien a été contraint de répondre aux critiques. «Le parti au pouvoir et le ministère de l’Intérieur ont tous deux publié des déclarations distinctes pour démentir les rumeurs selon lesquelles le pays était contraint de réinstaller des ressortissants étrangers sur son territoire», récapitule Ould Moctar. Sans toutefois arriver à calmer les inquiétudes de l’opinion publique : «La veille de la signature de l’accord, les forces de sécurité ont dispersé une manifestation contre celui-ci dans la capitale.»
Mais l’UE regarde déjà ailleurs.
En visite à Chypre, le vice-président de la Commission européenne Margaritis Schinas a annoncé la suite du programme : un accord similaire à celui liant le bloc à l’Egypte, passé cette fois avec le Liban. En cause, les arrivées de migrants originaires de Syrie. Si le texte n’en est encore qu’à son étape préliminaire, l’enjeu qu’il représente est de taille pour la république insulaire. «[Pour le seul mois de mars 2024], les autorités ont enregistré 533 arrivées par la mer, par rapport à 36 en mars de l’année dernière», explique Reuters. Pour Nicosie, considérer certaines régions du pays ravagé par la guerre civile comme «sûres» permettrait aux autorités d’en rapatrier les ressortissants.
En conférence de presse, Schinas a vanté les succès du pays en matière de lutte contre l’immigration, félicitant cette «petite Chypre» en train d’émerger comme «le champion européen des rapatriements», rapporte le quotidien grec Kathimerini. Un nouvel accord constituerait donc l’opportunité rêvée de continuer sur cette lancée. Durant son allocution, Schinas a souligné la nécessité d’un nouvel accord, argumentant que «le prochain pacte sur la migration et l’asile [ne suffira pas] en lui-même à résoudre les problèmes.»
Nos politiques et leurs conséquences
Dans un billet pour Politico , l’ancienne commissaire pour les droits de l’homme au Conseil de l’Europe Dunja Mijatović pointe du doigt les différentes violations des droits humains perpétrées à l’encontre des exilés et des demandeurs d’asile – cette fois au sein même des frontières européennes. Pour elle, les politiques les plus répressives envoient un dangereux message. «[Elles signalent] que l’autorité et l’indépendance des tribunaux, tout comme l’accès à la justice et aux droits humains, peuvent être sacrifiés quand les gouvernements considèrent que cela correspond à leurs priorités politiques ou à leurs considérations électorales», lance-t-elle.
Faisant plus particulièrement allusion aux pratiques du Royaume-Uni et de la France, Mijatović s’inquiète de l’effet d’entraînement que ces dernières pourraient avoir à l’échelle du continent. Un glissement qui commencerait par «la dénonciation du rôle crucial de l’équilibre des pouvoirs avant de se transformer en une menace directe pour les droits humains, l’Etat de droit et, en fin de compte, les valeurs fondamentales des sociétés démocratiques.»
«Si l’Etat se montre en vérité fort peu accueillant à l’égard des exilés, cette situation est loin d’être profitable à la société française. Elle est au contraire source d’importantes atteintes aux droits et libertés de l’ensemble de ses membres», avance Vincent Sizaire pour Manière de Voir(Le Monde diplomatique). En plus de favoriser le développement du trafic d’êtres humains et la création d’une main d’œuvre vulnérable et à bas prix, les politiques françaises font du droit des étrangers «un laboratoire des dispositifs coercitifs extrajudiciaires, qui sont ensuite étendus à l’ensemble des citoyens». Selon Sizaire, les pratiques répressives sont d’abord expérimentées sur les ressortissants étrangers, avant d’être appliquées aux «catégories de personnes […] considérées comme dangereuses» jusqu’aux individus et groupes qualifiés à tort ou à raison de «terroristes» – une définition légale remarquablement souple. «Se soucier du respect des droits et libertés des ressortissants étrangers n’est donc pas seulement l’expression d’une marque de fraternité. Cela constitue également un engagement en faveur de la sûreté de l’ensemble des citoyens», avance-t-il.
Source: Voxeurop.
* Journaliste français basé à Bruxelles.
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