Les associations en Tunisie sous Ben Ali : entrisme, clientéliste et collusion

Les régimes politiques policiers qui se sont succédé en Tunisie ont fait de sorte que se réunir hors des cadres établis par les autorités était suspect, voire délictueux. La société de contrôle a toujours craint les rassemblements. De là viendrait certainement l’injonction policière : Circulez, il n’y a rien à voir ! Mais voir quoi au fait? Ce que font les classes dominantes bien entendu!

Mahmoud Gabsi *

Les associations existaient depuis au moins la colonisation française, mais elles étaient interdites aux musulmans. Elles ont exercé un quasi-monopole sous Bourguiba. Ben Ali n’a fait que récupérer le passif. En clair, les autorisations étaient accordées à certains individus, ou plutôt à certains groupes avec une mission préalable et dans un cadre bien déterminé. Il y avait ceux qui «avaient leur association» – une expression purement tunisienne – et les autres.

Voilà un autre fait d’armes de l’œuvre «benalienne» : transformer le champ associatif qui est un espace de liberté civile fondamentale en un terrain de marchandage, de clientélisme et de passe-droit. De cette censure tacite, un climat de suspicion a été installé. Lorsque l’on venait du mauvais bord, déposer une demande d’autorisation était déjà considéré comme un acte hostile au régime. «Pourquoi vous voulez créer une association ?», c’était la question que les militants et autres activistes politiques et sociaux ne souhaitaient pas entendre.

Un tremplin pour le pouvoir :

Et ce sont les mêmes parties dominantes qui ont fait monter les enchères. Les autorisations n’étaient pas automatiques, elles étaient monnayées contre divers services politiques, sociaux ou économiques rendus à l’oligarchie gouvernante.

Dans cette bourse de l’arrivisme et du clientélisme, les présidents d’association vitales pour la paix civile, surtout lorsqu’elles étaient nationales, c’est-à-dire représentées avec des succursales à l’intérieur du pays étaient bien vus des autorités. Mais pour y arriver, il fallait dépasser maints obstacles et exercer diverses pratiques propres au champ politique : multiplier les allégeances et jouer certains rôles ardus. C’était aussi une entrée permettant d’accéder à certains cercles du pouvoir. L’agitation, ou le travail associatif et en fonction du degré de son utilité au système, rendait son auteur «ministrable». D’autres lorgnaient sur les «bonnes» ambassades à l’étranger et la voracité des assoiffés du pouvoir a été sans limites.

La fausse «opposition» a compris le système. Elle a été créée pour produire un effet catharsis dans la société, et elle remplissait bien son rôle d’exutoire populaire. L’autre, la vraie, lorsqu’elle était «fréquentable», donc dans la négociation et non dans l’affrontement, elle voyait les plus diplomates de ses dirigeants, eux aussi périodiquement récompensés par des nominations gouvernementales. Les gardiens du temple RCD, ancien parti au pouvoir, voyaient d’un très mauvais œil l’intrusion de ces «associatifs» dans les arcanes du pouvoir.

Il est important de rappeler que beaucoup de présidents d’associations étaient nommés par le pouvoir. Mais là aussi on ne choisit par n’importe qui. A cette époque, le filtrage était très rigoureux, vu les enjeux en question.  

Tous les moyens sont bons :

Les partis politiques étant quasiment interdits, ce fut la ruée sur les associations, fédérations, ligues, ONG et autres regroupements qui étaient officiellement non politiques. Il fallait faire du bruit pour sortir de l’anonymat et surtout être reçus au «palais», ou à défaut, être recommandé par l’un des membres du clan Ben Ali. Et ce fut la ruée sur le sport, les droits de l’homme, les syndicats, les fédérations patronales… les accros du pouvoir n’étaient guère regardants sur le domaine d’activité. On a même vu des secteurs qui étaient jadis réservés aux gens passionnés et qui étaient animés par la bonne volonté, tels celui des handicapés, des maladies incurables, ou de la sécurité routière, investis par les gros bonnets de l’économie, des médias et de la culture. Le mot d’ordre était : être président d’association ou de fédération à tout prix.

Ils appelaient cette manœuvre faire de la politique autrement, or au même moment, d’autres individus avaient choisi le vrai chemin, celui de l’activisme avec ses différentes variantes et surtout avec tous ses risques.

 Une guerre contre la compétence

L’intention étant mauvaise dès le départ, ceux qui avaient des objectifs politiques s’étaient introduits dans ces associations comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Pressés par le temps et dépourvus de scrupules, ils ont détruit les structures et aboli les procédures. Chemin faisant, ils ont ramené leur «équipe», traduisons : leur petite mafia de service afin de consolider leur pouvoir. Par la même, ils ont exclu méthodiquement les gens du domaine. Ils se sont attaqués aux compétences qui régissaient ces organisations en les écartant, car elles représentaient tout ce qu’ils ne souhaitaient ni voir ni entendre : l’histoire. Ils devaient faire table rase du passé. Ces sinistres personnages étaient redoutables dans l’anéantissement des institutions. Le fait qu’elles étaient déjà expérimentées dans leur propre domaine faisait d’elles de véritables prédateurs de l’organisation, de l’ordre et surtout du militantisme social. Pour elles, les anciens militants étaient des proies faciles, car elles débarquaient le plus souvent dans des associations qui étaient tenues par des gens modestes et qui n’étaient animées que par l’intérêt public.

Une destruction méthodique

Les parachutés, qui ne comprenaient rien au secteur où ils ont été parachutés, ont œuvré pour leur propre pouvoir au détriment de la promotion des objectifs de l’association dont ils avaient la charge.

Aucune région, ni secteur n’a échappé à ce fléau. Les politicards ont accouru et se sont rués sur des organisations censées être sans buts autres que ceux qui étaient mentionnés dans leur chartes : services publics non assurés par l’Etat, aide aux plus démunis, encadrement des jeunes… En brisant la chaîne, ils ont fait sortir le jeu associatif de ses rails. Voilà comment, à titre d’exemple, la jeunesse, le sport, le tourisme, l’agriculture et l’enseignement ont été détruits de l’intérieur.

Par ces basses manœuvres, ils ont tué la poule aux œufs d’or, car les bénévoles qui sont le cœur battant des associations se sont retirés. Les grands perdants sont les citoyens et par ricochet l’Etat qui voit les maux sociaux s’amplifier et les revendications augmenter.

L’Etat tunisien pris à son propre piège 

Au final, l’Etat tunisien de l’époque s’est fait prendre à son propre piège. En interdisant les partis politiques d’opposition il a crée un courant parallèle qui a détruit ses propres structures sur lesquelles il s’appuyait vu qu’elles comblaient ses carences. Il est notoire que l’Etat ne peut tout faire, en déléguant aux associations certaines tâches il en sort gagnant.  Mais c’est le contraire qui s’est produit. Ce qui est paradoxal, c’est que «l’Etat» tunisien en favorisant ce système entriste et clientéliste pensait consolider son pouvoir sur la société. Mais comme tout petit calcul, il ne dure qu’un temps. 

Quant à définir ce qu’est un Etat, quels intérêts sert-il? Qui le compose? C’est une autre histoire.  

Les acteurs du système

Qui sont les coupables de ces holdups sur les associations et les institutions qui leur étaient apparentées, en l’occurrence, amicales, syndicats, représentations patronales, mutuelles… ?

Qui composait la galaxie des usurpateurs du pouvoir associatif? Cela nécessiterait une enquête sociologique.

Nous avons découvert sans surprise, les mêmes catégories sociales omnipotentes. Sans exhaustivité, des professions nous sont apparues plus que d’autres. Ce sont  les avocats, les médecins et les affairistes de tous bords, d’ailleurs, ces derniers étaient le plus souvent peu diplômés. D’une domination l’autre, pourrait-on dire. Les enseignants ont été comme toujours peu représentés. Cela confirme l’hostilité du système de Ben Ali envers l’intellectuel et l’artiste. Néanmoins, il a été constaté que les professeurs de langue, dits arabisants, étaient souvent présents dans les arcanes du pouvoir.  

Au final, et même si la réflexion mérite approfondissement, on peut déduire que les pouvoirs judiciaire, médical et économique, à défaut d’améliorer les conditions sociales du peuple tunisien, ils se sont ligués pour l’enfoncer dans la misère en le privant d’une aide sociale associative précieuse.

Par ailleurs, il serait intéressant de s’interroger sur la représentation populaire actuelle en lien avec ces professions. Sans préjugés, mais en portant la casquette de sociologue on s’interroge : Comment le Tunisien considère t-il le médecin, l’avocat et l’homme d’affaires ? Et si la négativité de cette vision viendrait de la fausse pratique politique que ces catégories ont exercée à diverses étapes de l’évolution de la vie politique en Tunisie ? Certes plusieurs paramètres interviennent, mais nous pouvons déjà retenir une chose : un statut social privilégié n’entraîne pas que des avantages.

Voilà pour ce qui est de certains éléments historiques en lien avec la promiscuité du politique et du milieu associatif au temps de Ben Ali.

Qu’en est-il aujourd’hui ?

Vint 2011 et on est passé subitement du manque à l’excès : ne dit-on pas aujourd’hui dans le milieu des activistes «qui n’a pas son association» ? L’overdose de «la fausse liberté» a suivi et le pays en paie le prix. La frénésie «de s’organiser» et d’œuvrer avec pignon sur rue est devenue une nécessité pour tous les «accidentés» de la dictature. Mais le résultat de la profusion associative est catastrophique. Et la question est la suivante : pourquoi autant d’associations, on parle de plus de 23 000, si c’est pour voir le pays dans cet état lamentable? Quelle est leur part de responsabilité dans tout ce qui s’est passé pendant la décennie noire?

* Sociologue à Tunis.

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