‘‘La seconde fitna’’: Contre l’orientalisme et la sacralisation, démystifier le récit fondateur

Si les pays arabes représentent aujourd’hui un néant stratégique abyssal ainsi que ne fait que le confirmer leur silence face aux massacres de Gaza et un alignement inconditionnel sur le nouveau calife, Israël, dont ils paieront inévitablement le prix, il serait plus judicieux d’en chercher la raison ailleurs que dans des accusations contre des ennemis qui forcément ont beau jeu de tirer profit de nos errements.

Dr Mounir Hanablia

Ce livre détaillé traite d’une époque charnière dans l’histoire de l’islam dont les effets continuent de se faire sentir. Il n’est pas ici opportun d’évoquer les guerres dont l’enjeu a été le pouvoir après la mort du prophète Mohamed et qui ont abouti à la l’accession au califat de Mouaouia Ibn Abi Sofian, chef de la famille Omeya à la suite du modus vivendi obtenu avec l’accord de l’imam Hassan Ibn Ali, chef de la famille Hachem, reconnaissant au premier la dignité de la charge, jusqu’à sa mort, ce dernier devenant ainsi son successeur.

Le conflit a rebondi lorsque Mouaouia revenant sur ses engagements tenta de faire introniser comme héritier son fils, Yazid, réputé être un sybarite avide de plaisirs et incapable d’assurer les charges de l’Etat. C’est  Moughira Ibn Chou’ba, l’un des apôtres, «promis au paradis», qui le premier le suggéra, pour éviter d’être limogé de son poste de gouverneur en Irak.

A la mort de son père, le premier souci de Yazid fut de tenter d’obtenir l’hommage des chefs considérés comme les plus dangereux, Hussein Ibn Ali, petit-fils du prophète Mohamed, et Abdallah Ibn Zoubeir, arrière petit-fils du premier calife Abou Bakr, résidant à Médine.

Tous deux pour échapper aux pressions du gouverneur et pour se soustraire à cette obligation s’enfuirent à la Mecque et devinrent ainsi des opposants déclarés au premier calife.

Là, Hussein reçut un message venu de la ville irakienne d’Al-Koufa écrit par des partisans (chiaa) de son père Ali lui promettant l’aide et la reconnaissance nécessaires pour réclamer la dignité califale, selon eux usurpée par la famille Omeya.

Hussein décida d’envoyer secrètement son cousin Mouslim Ibn Aqil afin de préparer son arrivée. Mais prévoyant, et connaissant le danger représenté par l’Irak, le calife envoya à Al-Koufa un gouverneur énergique, Oubaidallah Ibn Ziyad, chargé de lui barrer la route et de le réduire, au besoin en le tuant. Établissant une véritable surveillance policière, il réussit grâce à ses informateurs à localiser l’agent secret et cousin de l’Imam Hussein, et à démanteler son organisation. La répression fut terrible. Ils furent tous torturés, précipités du haut des remparts du palais, achevés et décapités, leurs têtes étant envoyées au Calife Yazid à Damas, sans aucune prise en compte d’éventuels liens familiaux ou tribaux.

Atrocités, viols, séquestration des biens

Lorsque l’imam Hussein apprit la nouvelle, il était déjà engagé dans le désert sur la route vers l’Irak avec toute sa famille, essentiellement des jeunes, des femmes et des enfants. S’étant enquis auprès du poète Al-Farazdaq sur les habitants d’Al-Koufa chez qui il se rendait, il suscita cette réponse cinglante: «Leurs cœurs sont avec toi, leurs épées sont avec tes ennemis». Malgré cela il refusa de rebrousser chemin, cédant à la volonté des enfants de Mouslim Ibn Aqil désireux de le venger, et fut intercepté aux confins de l’Irak par des cavaliers envoyés par le gouverneur d’Al-Koufa à sa recherche. Il se retrouva privé d’eau face à une armée d’une dizaine de milliers d’hommes et refusant de prêter hommage, il fut massacré avec sa famille, et décapité, sa tête envoyé au Calife à Damas. Les corps ne furent pas enterrés et furent abandonnés aux bêtes sauvages. Seuls les femmes et un jeune, Ali, furent laissés en vie.

Entretemps, Médine où habitaient les illustres compagnons et témoins du prophète Mohamed avec leurs familles avait également refusé de prêter hommage à Yazid considéré comme un usurpateur, et la famille Omeya s’était retrouvée encerclée dans la maison d’Al-Hakam. Une armée professionnelle de 12.000 hommes avait donc été envoyée du Cham (Syrie) pour réduire la ville rebelle sous les ordres d’un vieux combattant connu pour sa fidélité à la famille Omeya, Muslim Ibn Okba. Il s’ensuivit une bataille dite d’Al-Hourra contre les gens de Médine et l’armée du Cham composée de troupes aguerries contre les Byzantins, n’avaient fait qu’une bouchée de leurs adversaires.

Tous les vaincus furent massacrés, et ainsi disparut la première génération des musulmans compagnons du prophète Mohamed, et Mouslim Ibn Okba n’épargna même pas son propre cousin.

La ville fut soumise trois jours durant aux exactions de la soldatesque et au pillage. Les femmes furent violentées et il en résulta plus de 900 naissances, qualifiées d’enfants d’Al-Hourra. Le quatrième jour, la population fut réduite au statut d’esclave et dut prêter serment. Il restait à réduire Abdallah Ibn Zoubeir réfugié à la Mecque appuyé par ses partisans, par des combattants kharijites et même par des troupes venues d’Ethiopie envoyées par le Négus. Le rebelle avait manifesté son opposition en refusant de prier ou d’accomplir les rites du pèlerinage sous l’autorité des officiels omeyyades. Le gouverneur de Médine lui avait bien envoyé son frère et néanmoins ennemi Amr ibn Zoubeir pour le capturer mais ce dernier avait échoué, s’était laissé prendre, avait été torturé et fouetté, et était mort en détention d’infection et d’épuisement.

Ainsi après la réduction de Médine à l’obéissance du calife Yazid, l’armée du Cham dirigée par Hussein ibn Noumeir, remplaçant son prédécesseur, mort, s’était dirigée vers la Mecque avec ses catapultes pour réduire le dernier bastion de l’opposition. Abdallah Ibn Zoubeir s’était réfugié dans la Kaaba et l’armée omeyyade l’avait bombardé usant de ses lance-pierres et de ses catapultes, ce qui avait abouti à l’incendie et la destruction du monument sacré.

Alors que le siège se poursuivait, Abdallah Ibn Zoubeir apprit soudain que le calife Yazid était mort à Damas à l’âge de 38 ans. Il en informa ses ennemis qui refusèrent durant 40 jours de le croire avant d’en avoir confirmation. L’armée du Cham décida alors de lever le siège et de rentrer chez elle, après l’accomplissement du rituel du Hajj, il faut le préciser, et proposa à Ibn Zoubeir de l’emmener en Syrie, de le soutenir, et de l’introniser calife, moyennant sans aucun doute son pardon pour la destruction de la Kaaba et ses exactions contre la population de Médine, mais il refusa.

En fin de compte, Abdallah Ibn Zoubeir se proclamerait calife jusqu’à ce que plusieurs années plus tard il soit capturé et tué à la Mecque par l’armée omeyyade dirigée par le célèbre général Al Hajjaj Ibn Youssef.

Dans tout cela, l’État omeyyade n’avait pas fait de quartier contre ses opposants. Atrocités, viols, séquestration des biens, utilisation des membres des tribus ou des familles les uns contre les autres, massacres de la famille du prophète, violations des mois sacrés, destruction de la maison du seigneur (Kaaba), la répression avait été bien plus sévère sous Yazid que sous Mouaouia, en usant pour ce faire de fonctionnaires dont la seule qualité avait été la fidélité, qui souvent dérogeaient aux normes arabes de la noblesse.

Ainsi le gouverneur Ibn Ziyed, qui avait mené une répression impitoyable, était considéré comme le descendant d’une esclave et d’une prostituée. Faudrait-il s’en enorgueillir ou le décrier?

L’islam, outil de propagande dans la lutte pour le pouvoir

Quant aux principes et aux normes de l’islam, ils n’avaient été que des outils de propagande dans la lutte pour le pouvoir. Parmi tous les protagonistes, seul Hussein Ibn Ali était apparu comme un croyant sincère dans toute la plénitude du terme, soucieux d’épargner l’effusion du sang. Mais il faut reconnaître que s’étant placé en situation d’infériorité, il ne peut pas en être crédité. Par ailleurs, il n’avait pas le charisme nécessaire pour convaincre les guerriers envoyés contre lui de se retourner en sa faveur. Son imprévoyance dans son équipée irakienne qui s’était conclue aussi tragiquement à Karbala prouve que, n’ayant pas eu le souci de préserver sa propre famille, il n’aurait pas eu les qualités nécessaires pour gérer un empire, ce que n’a fait que confirmer la «trahison» des habitants d’Al-Koufa qui pourtant l’avaient sollicité pour venir chez eux, et l’impéritie de son envoyé Muslim Ibn Aqil. 

A l’opposé, l’Etat omeyyade appuyé sur une bureaucratie efficace menée par des fonctionnaires énergiques, ainsi que sur la fidélité des notables chargés de redistribuer vers leurs clans les rentes issues du jihad, s’était assurée les complicités nécessaires qui lui avaient permis de triompher de ses adversaires.

Certes, la révolte de Médine d’expression religieuse avait été en grande partie due au sentiment d’injustice et au particularisme d’une région ayant pour elle la légitimité historique mais qui se sentait marginalisée au profit de la nouvelle aristocratie du Cham s’assurant les meilleures terres et accaparant l’eau.

Pour autant, sur le plan politique, la légitimité de l’Etat s’était établie sur une propagande qui ne manquait pas d’arguments convaincants: le prix du sang du calife Othman assassiné, la nécessaire union et son corollaire, l’obéissance due au calife représentant la volonté de Dieu, et chargé de mener le jihad contre les infidèles pour le bien et la prospérité de la communauté, par les revenus et les terres qu’elle en retirerait.

Ce fut là l’acte de naissance d’un césaro-papisme qui marque jusqu’à nos jours la vie politique dans les pays musulmans. Tributaires de l’Etat qui les corrompait, les notables ne tentèrent jamais d’établir le nécessaire contre-pouvoir qui ailleurs aboutit au parlement, et la religion finit par devenir un appendice de l’autorité politique.

Enfin, parmi tous les protagonistes de la seconde fitna, Abdallah Ibn Zoubeir s’était effectivement révélé celui qui, associant une légitimité familiale et religieuse incontestables, avait marqué son opposition au nom de la choura violée par l’exercice personnel du pouvoir califal, tout en étalant autant de cynisme et d’absence de scrupules (combien de frères et de neveux avait-il sacrifié à ses ambitions?) que ses adversaires. Mais son mauvais calcul au moment de la mort du calife Yazid, alors que la route du pouvoir était largement ouverte, lui avait été fatale.

Pour conclure, il n’est pas ici opportun de chercher pourquoi les musulmans ont commencé à s’accuser d’être kafirs pour s’étriper malgré les versets du Coran le leur interdisant formellement; cela sera traité ultérieurement, quand la grande fitna sera abordée.

Eu égard à l’abondante bibliographie sur le sujet qui date pour la plupart de l’époque du califat Abbasside, il est raisonnable de penser que les Omeyyades eussent pu aussi être dénigrés par ceux qui les ont renversés, supplantés, massacrés, des successeurs en mal de justification, soucieux de préserver la légitimité de l’institution califale afin de la détourner à leur profit, de rétablir la réputation de la famille de Ali héritier du prophète en tant que cousin et gendre, et subséquemment de son oncle Al- Abbas, mais aussi de dénigrer leurs prédécesseurs au point de les accuser de mécréance.

On ignorerait ainsi tout de la véritable histoire de l’islam

Conformément à cette documentation qui reste la seule disponible, les musulmans ont été capables de violer, torturer, et tuer les membres de leur propre communauté, tout comme l’avaient fait contre la leur propre les Anglais durant la «guerre des deux roses», les Allemands pendant celle «des trente ans», les Espagnols durant la dernière guerre d’Espagne, ou selon la Bible les Israélites contre la tribu de Benjamin. Il demeure nécessaire de le préciser pour régler son compte à un exceptionnalisme judéo-chrétien soi-disant fondateur de la morale des peuples civilisés.

Mais en supposant que les faits rapportés par les auteurs du Tafsir et de la Sira soient vrais, cela remettrait en question le bien-fondé d’une religion censée conférer à ses adeptes un sens moral élevé. Si ces faits ne le sont pas, les clercs abbassides auraient créé un tissu de mensonges et une histoire à charge dont on assume aujourd’hui les conséquences.

On ignorerait ainsi tout de la véritable histoire de l’islam, comme  par exemple si le scandale se fut situé ou non dans l’usage de méthodes répressives contre les musulmans réservées en principe aux populations vaincues et occupées. Des musulmans ont été capables de massacrer la famille de leur prophète et d’outrager les femmes de la ville sainte de Médine, alors même que dans le Coran on fait reproche aux Juifs de tuer les envoyés de Dieu injustement.

Y a-t-il eu des viols de femmes juives à Gaza le 7 Octobre dernier ainsi que le prétendent les sionistes pour justifier leurs propres crimes? On peut légitimement se poser la question, même s’il n’est actuellement pas opportun de le faire. Mais le sera-t-il jamais? Il n’est donc pas sûr qu’il n’y ait jamais eu une «meilleure communauté», pas plus qu’un peuple élu. Pourtant, l’essence de l’islam, tout comme d’ailleurs celle du judaïsme ou du christianisme, c’est le courage de protester contre l’injustice, dont la manifestation contemporaine la plus éclatante est le mouvement dans les campus américains et en Occident contre la guerre à Gaza. Il faudrait donc cesser d’idéaliser un passé qui nous vaut souvent aujourd’hui dans le monde, non seulement de prêter le flanc aux attaques de nos ennemis, mais également le mépris à cause de nos Etats arabes qui s’associent par opportunisme ou absence de  sens moral à leurs entreprises, tant bien même ces attaques seraient dirigées seulement contre quelques-uns parmi nous, ceux qui dérangent.

Si les pays arabes représentent aujourd’hui un néant stratégique abyssal ainsi que ne fait que le confirmer leur silence face aux massacres de Gaza et un alignement inconditionnel sur le nouveau calife, Israël, dont ils paieront inévitablement le prix, il serait plus judicieux d’en chercher la raison ailleurs que dans des accusations contre des ennemis qui forcément ont beau jeu de tirer profit de nos errements.

* Médecin de libre pratique.  

‘‘La seconde fitna au temps di calife Yazid Ibn Mouaouia’’ (en arabe), de Boutheina Ben Hassine, préface de Hichem Djaït, éditions Al-Jamal, 1er mars 2013, 705 pages.  

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