Le rôle de la migration dans une année d’élections : le cas de la Tunisie

Environ la moitié de la population mondiale vit dans des pays qui organisent des élections en 2024. Le centre de recherche américain Carnegie Endowment a demandé à un groupe de chercheurs internationaux de réfléchir au rôle de la migration dans les campagnes électorales. Nous traduisons ci-dessous l’entretien réalisé à ce sujet avec une chercheuse américaine spécialiste de la Tunisie. (Illustration : des migrants subsahariens rapatriés de Tunis avec l’aide du HCR).

Entretien avec Sarah Yerkes  

Les Tunisiens devraient se rendre aux urnes à l’automne, mais il n’est pas clair si le président Kaïs Saïed, qui en est à la dernière année de son mandat, organisera l’élection présidentielle dans les délais prévus. L’inflation en Tunisie est actuellement élevée et le chômage dépasse 12% depuis 2005. Saïed a imputé la situation économique de l’État à l’arrivée des migrants africains. Dans quelle mesure la question de la migration est-elle centrale dans les campagnes électorales et politiques en Tunisie?

Parce que l’élection présidentielle reste théorique à ce stade, sans date prévue pour l’instant, il n’y a pas de véritable débat électoral ni de véritable campagne politique en Tunisie aujourd’hui.

Cependant, la migration fait certainement partie du discours politique du pays. S’inspirant du modèle populiste, Saïed a systématiquement rejeté la responsabilité de la crise économique croissante en Tunisie sur d’autres acteurs, en particulier les migrants. La rhétorique raciste et xénophobe contre les migrants africains, qui s’est intensifiée l’année dernière, a non seulement incité à la violence contre les migrants (et les Tunisiens noirs), mais a également conduit à une condamnation mondiale et à de nouveaux défis économiques, alors que certains pays africains ont rompu leurs relations commerciales avec la Tunisie. Malgré cela, Saïed a refusé de reculer, polarisant encore davantage la société tunisienne.

Bien que de nombreux Tunisiens se soient prononcés contre la rhétorique anti-migrants, les déclarations et les actions ont été normalisées dans une certaine mesure et ont permis à ceux qui partagent les opinions de Saïed de s’exprimer publiquement sans trop craindre de représailles, à l’instar de l’ancien président américain. La rhétorique suprémaciste blanche de Donald Trump depuis le Bureau ovale a permis aux nationalistes blancs de sortir de leur cachette aux États-Unis.

La migration est-elle liée à d’autres questions politiques ?

Oui, notamment les opportunités économiques et les défis en matière de droits de l’homme. Saïed accuse les migrants (entre autres groupes) d’être responsables du déclin économique croissant de la Tunisie, même si son propre gouvernement n’a pas pris de mesures pour lutter contre l’inflation, le chômage et un déficit massif. Saïed s’est également aliéné les donateurs traditionnels de la Tunisie, a rejeté un accord du Fonds monétaire international et a même rendu un chèque de l’Union européenne (UE) – l’un des rares exemples d’aide étrangère arrivant en Tunisie aujourd’hui.

La migration constitue également un problème majeur pour les relations économiques et politiques de la Tunisie avec l’Europe. L’UE elle-même est divisée entre l’Italie – dont le gouvernement d’extrême droite s’efforce avant tout d’empêcher les migrants d’atteindre ses côtes – et d’autres États membres qui ne veulent pas être complices du soutien au comportement antidémocratique et aux violations des droits de l’homme en Tunisie, y compris l’expulsion de migrants, et les allégations de torture, d’agression sexuelle et de recours excessif à la force contre ces derniers.

L’Europe cherche activement à prévenir une plus grande instabilité en Tunisie, située à un peu plus de 160 kilomètres de ses côtes, tout en signalant à Saïed qu’elle n’acceptera pas les violations des droits humains commises par son gouvernement.

La migration est-elle principalement un problème de gouvernance nationale, ou est-elle également un sujet brûlant dans les débats infranationaux ?

Il existe aujourd’hui un grave manque de gouvernance infranationale fonctionnelle en Tunisie. Saïed a limogé tous les conseillers municipaux et est en train de créer une deuxième chambre du Parlement qui supervisera apparemment le gouvernement local, mais on ne sait pas encore du tout à quoi ressemblera ce rôle dans la pratique.

De plus, la constitution de 2022 que Saïed a contribué à rédiger concentre sérieusement le pouvoir politique entre les mains de la présidence. Ainsi, l’essentiel du débat sur la migration est traité au niveau national.

Cela dit, les régions côtières de la Tunisie – en particulier Sfax, où ont lieu la plupart des départs de migrants – sont bien plus engagées dans les questions liées à la migration que d’autres régions moins directement touchées par ce phénomène. Les régions frontalières avec l’Algérie et la Libye ont également dû faire face à ce problème plus récemment, le gouvernement de Saïed s’étant engagé dans des expulsions forcées de migrants des zones côtières vers les zones frontalières désertiques pour tenter de les expulser du sol tunisien.

Si vous deviez sélectionner une seule citation ou une seule image pour illustrer le rôle que jouera la migration dans les élections tunisiennes de cette année, laquelle choisiriez-vous ?

Il y a tellement de choix, mais les images de bateaux qui coulent entre la Tunisie et l’Italie me frappent. Chaque histoire est si tragique, avec des corps de migrants – notamment des enfants, des bébés et des femmes enceintes – sortis de l’eau par les garde-côtes. De plus, les images de migrants abandonnés près de la frontière désertique avec la Libye, sans nourriture, abri et eau adéquats, sont horribles.

Comme le dit un reportage de PBS NewsHour, les migrants sont confrontés à un choix en Tunisie : «Risquer la mort dans le désert ou se noyer en mer».

Traduit de l’anglais.

Source : Carnegie Endowment.