‘‘Aimer dans l’Espagne médiévale’’. Communautés de mœurs, destins divergents 

Pourquoi l’Espagne médiévale? Sans doute parce que c’était le seul lieu géographique en Europe réunissant juifs, chrétiens et musulmans dans une vie commune, on ne dira pas cohabitation. Il eut d’ailleurs mieux valu parler des Espagne puisque c’est uniquement à la fin du XVe siècle que la réunification du pays a été assurée, et encore, sans inclure, sauf à de rares moments, le Portugal.

Dr Mounir Hanablia *

Cependant, ce livre démontre que l’amour étant donné ses répercussions sociales et économiques n’a jamais échappé au champ politique ni à la religion. Et on peut affirmer que chaque communauté eut d’abord à travers lui l’ambition de se perpétuer (cas des juifs), mais aussi de s’étendre (musulmans et chrétiens).

Mis à part cela les trois communautés partagèrent souvent les mêmes habitudes, en particulier la polygamie, officielle chez les juifs et les musulmans, ou bien clandestine plus ou moins tolérée chez les chrétiens, en particulier chez les gens de l’Eglise et les personnalités (Mansebas et Barraganas).

L’esclavage fut également très largement répandu en donnant aux maîtres un droit absolu conformément aux anciennes habitudes issues de Rome qu’aucune communauté ne remit en cause. Néanmoins la préservation de la vie des esclaves et des enfants fit peu à peu son chemin dans les esprits en tant que principe social et il faut reconnaître que c’est plutôt du côté des chrétiens qu’une telle évolution se manifesta avec plus de netteté, eux qui avaient l’habitude de recueillir les enfants abandonnés et les mères célibataires dans les monastères avant la création des hôpitaux. Il est vrai que le principe de la protection des enfants avait été énoncé dans le Coran avec l’interdiction de les tuer, particulièrement les fillettes, ou de les abandonner.

Homosexualité, polygamie, adultère, divorce, avortement, inceste…

Quant au judaïsme, c’est à dire l’enseignement issu du Talmud, il ne considérait pas l’avortement, interdit par les deux autres religions, comme illicite, le fœtus étant selon lui dépouillé d’âme. C’est un argument qui fera plus tard florès pour légaliser à l’époque moderne les interruptions volontaires de grossesse.

Il reste que d’une manière générale l’homosexualité fut combattue chez les chrétiens, condamnée chez les juifs, condamnée mais tolérée chez les musulmans. Il est vrai que beaucoup de juifs et de chrétiens mozarabes (arabophones) avaient adopté le mode de vie musulman.

L’adultère considéré comme un crime et l’un des péchés les plus grands fut partout passible de punitions corporelles sévères, du fouet à la lapidation, étant perçu comme un danger pour la cohésion sociale susceptible de provoquer les plus grands conflits.

Néanmoins les chrétiens, c’est-à-dire la frange la plus fortunée, eurent souvent recours aux compensations financières afin de résoudre les conflits qui pouvaient en résulter, en particulier sur les droits d’héritage. Et il semble bien que chez les musulmans, la vieille obsession arabe de la pureté du nom, et de l’inceste comme conséquence possible de l’adultère en vertu des arguments canoniques, cachait en réalité des considérations plus terrestres, celles de la préservation de l’héritage accordant au garçon le double de la part de la fille. Chez les juifs les filles sont déshéritées quand elles se marient ou quand il existe des héritiers mâles, et le fils aîné hérite d’une part double par rapport à chacun de ses frères.

L’inceste fut par ailleurs également interdit par les trois religions. Néanmoins sa définition différait largement. L’Eglise interdisait les mariages lorsque les liens de parenté au 4e degré ou même plus étaient établis, ce dont se servaient souvent les seigneurs pour répudier leurs épouses, et obtenir le droit de se remarier. Chez les juifs, les mariages entre cousins ne sont toujours pas permis par les rabbins alors qu’ils sont licites chez les musulmans. Il n’en demeure pas moins que le mariage légal était partout reconnu comme étant la voie exemplaire pour l’amour et la procréation, avec quatre épouses chez les musulmans ou les juifs, alors que chez les chrétiens, la polygamie d’abord déconsidérée mais tolérée finit par être interdite en étant passible de sanctions pénales; c’est sans doute le droit romain qui ne tolérait qu’une épouse et qui reconnaissait le divorce qui finit par prévaloir.

Paradoxalement, le divorce reconnu chez les musulmans et les juifs finit par être interdit par l’Eglise catholique romaine. Le mariage étant le reflet d’alliances entre les familles devait évidemment en être cautionné. Et le refus entraînait parfois le rapt de la femme afin d’obliger la communauté à accepter le fait accompli.

Quant au viol la suite donnée dépendait des conditions sociales du coupable et de la victime. En général dans l’Espagne catholique les plaintes émanaient la plupart du temps des chrétiennes, et des arrangements financiers les concluaient lorsque la fortune du coupable et sa condition sociale le permettaient. Mais les relations sexuelles entre des membres de communautés différentes donnaient souvent lieu aux plus grandes sanctions, qui pouvaient aller jusqu’au bûcher.

Une philosophie partagée de la vie

En Espagne musulmane les viols n’étaient sans doute pas moins fréquents mais rares étaient les femmes qui osaient s’en plaindre d’autant que, esclaves ou libres, elles étaient tenues de satisfaire leurs maris et maîtres et de taire toute autre relation, peut être tolérée sur le plan social mais considérée face au Qadi comme un adultère; la littérature arabo-andalouse, si prodigue dans la description des plaisirs, ignore le viol.

En conclusion, l’amour a été politisé en tant qu’élément essentiel dans ses manifestations sociales et ses conséquences juridiques de l’identité communautaire. C’est d’ailleurs grâce à la fidélité à ses lois que la communauté juive a maintenu son existence.

Quant à savoir s’il existe un droit civilisé et un autre barbare, le débat ne sera jamais clos.

En réalité l’Europe chrétienne a hérité du droit romain par essence païen où elle a puisé l’ensemble de son corpus juridique. Quant au droit musulman, c’est au contact des civilisations de la Mésopotamie (code de Hammourabi), de la Perse (Chosroes Anocherwan) qu’il a élaboré sa doctrine, tout en subissant l’influence hellénistique et romaine, au même titre que la loi juive.

Peut-on dès lors parler d’une communauté plus civilisée qu’une autre? C’est grâce aux attitudes des différentes confessions face à l’amour en Espagne au Moyen-âge qu’on réalise que les différences établies les unes par rapport aux autres ne sont que factices et poursuivent des buts essentiellement politiques. Dans un pays confronté à huit siècles de guerre, les fossés confessionnels n’ont pu abolir une philosophie partagée de la vie conjurant l’angoisse de la mort.

‘‘Aimer dans l’Espagne médiévale; plaisirs licites et illicites’’ d’Adeline Rucquoi, éd. Belles Lettres, 9 mai 2008, 284 pages.

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