Après avoir mis en place, lentement mais sûrement, le système politique et le modèle économique qu’il souhaite pour la Tunisie, pour «sa Tunisie», Kaïs Saïed est-il en train de mettre en route la «révolution culturelle» qui manque encore à son projet?
Imed Bahri
Les festivals en Tunisie ne jouent plus aujourd’hui le rôle constructif pour lequel ils ont été créés, estime le président de la république Kaïs Saïed, qui a exprimé cette critique en recevant, lundi 1er juillet 2024, Moncef Boukthir, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, qui assure l’intérim du ministère des Affaires culturelles.
Le chef de l’Etat avait déjà exprimé cette critique à propos des Journées cinématographiques de Carthage, qui sacrifient trop au star-system et ne jouent pas le rôle d’éducation du peuple qu’il semble leur assigner.
«Les festivals culturels doivent contribuer à la mise en place d’une culture nationale. Et ils ont été créés afin de contribuer à l’élévation du goût du public», a déclaré Saïed, selon le communiqué de presse publié par la présidence de la république à l’issue de la rencontre.
Une implacable remise en question
«Les scènes de Carthage et de Hammamet n’accueillaient que les travaux culturels de haute facture et beaucoup d’étrangers rêvaient de se produire sur ces deux scènes y voyant une reconnaissance de leur valeur artistique voire une consécration de leur parcours. Contrairement à ce qui se passe aujourd’hui avec ces deux festivals et beaucoup d’autres», a ajouté le président, dans ce qui s’apparente à une implacable remise en question des programmes annoncés des festivals d’été et un camouflet pour leurs directeurs, ainsi que pour tous les responsables en charge de la culture dans le pays, qui n’ont pas compris ce que la plus haute autorité de l’Etat attend d’eux, à savoir «l’élévation de la culture dans le cadre du mouvement de libération nationale que vit aujourd’hui la Tunisie, parce qu’il n’y a d’avenir pour un Etat que dans la contribution active de ses créateurs et intellectuels, dont le seul souci doit être la création en partant d’une pensée libre et d’une conscience de leur rôle dans le développement intellectuel de leur société».
Cette intervention du président de la république survient dans un contexte marqué par deux controverses. La première concerne le récent concert de chant de la star libanaise Ragheb Alama qui a vu de nombreuses spectatrices monter sur la scène de Carthage pour danser avec leur chanteur préféré, scène somme toute banale et assez fréquente, et pas seulement en Tunisie, même si de nombreux tartuffes ont cru devoir s’en offenser sur les réseaux sociaux, en criant à la dépravation des mœurs.
La seconde controverse concerne l’interdiction de la dernière pièce de Fadhel Jaïbi ‘‘Le bout de la mer’’ et sa suppression de la programmation officielle du Festival de Hammamet dans ce qui ressemble à une censure pas même déguisée. Puisque, selon le célèbre dramaturge et metteur en scène, le directeur dudit festival avait, dans un premier temps, justifié la déprogrammation de la pièce par le fait qu’elle contenait de «gros mots qui risquent de choquer le public», avant d’avancer d’autres justifications sans queue ni tête et qui traduisent plutôt sa gêne d’avoir été contraint d’annoncer une décision prise à d’autres niveaux.
La «révolution culturelle» est en marche
Comment devrait-on comprendre les propos du président de la république ? Comme une mise en garde adressée aux responsables de la culture dans le pays afin qu’ils s’inscrivent plus clairement et plus énergiquement dans son projet politique de «libération nationale» et d’assainissement de la société ?
Après avoir mis en place, lentement mais sûrement, le système politique et le modèle économique qu’il souhaite pour la Tunisie, pour «sa Tunisie», Kaïs Saïed est-il en train de mettre en route la «révolution culturelle», éminemment conservatrice, qui manque encore à son projet? Et de quoi sera fait ce projet et quelle place y occuperont des créateurs comme Fadhel Jaïbi qui ont marqué la vie culturelle en Tunisie et dans le monde arabe au cours des cinquante dernières années? Va-t-on faire une table rase culturelle, comme on a fait, ou on est en train de faire, une table rase politique et économique ?