Le Sénat américain: l’anti-dérapage du pouvoir

Pressenti par le président élu Donald Trump pour le ministère de la Justice, Matt Gaetz a été confronté à des révélations sur ses rapports sexuels tarifés avec plusieurs femmes et a dû renoncer à sa nomination. Celle-ci aurait été, de toute façon, récusée par le Sénat, qui joue ainsi un rôle central dans le système complexe de freins et de contrepoids établi par les rédacteurs de la Constitution en 1787.

Mohsen Redissi *

Au Sénat américain revient le pouvoir, ou le dernier mot, de destituer le président, les membres de son cabinet et les juges de la Cour suprême. Sa composition est un éternel jeu d’équilibre précaire qui bascule à chaque élection partielle tous les deux ans. Tous les Etats sont égaux et chaque Etat a deux sièges indépendamment de sa superficie ou du nombre de sa population pour éviter toute mainmise par les Etats puissants. 

La nouvelle république est en pleine effervescence; elle vient de se débarrasser d’un régime archaïque et détestable, mais bloque encore sur le choix du type de gouvernance. Laisser tous les pouvoirs entre les mains d’une seule autorité est un schéma à éviter à tout prix. Il serait difficile plus tard, à cause des réticences du régime en place, d’essayer de redresser les erreurs et les faiblesses d’un modèle choisi à la hâte ou sous pression. Comment faire pour maintenir et garder un équilibre entre deux pouvoirs d’égale importance, le législatif et l’exécutif, sans froisser l’orgueil de l’un ni diminuer l’apport de l’autre? Deux pouvoirs distincts mais complémentaires, séparés mais unis.

L’échappatoire est toute trouvée. Les Pères fondateurs, comme se plaisent à les nommer les historiens, ont unanimement opté pour un pouvoir partagé. La meilleure formule pour réconcilier les deux pouvoirs.

Qu’est-ce qu’un pouvoir partagé? 

C’est la gestion commune des affaires de l’Etat, mais en même temps un système de freins et de contrepoids. L’article II, section 2 de la Constitution des États-Unis stipule que le président «proposera au Sénat et, sur l’avis et avec le consentement de ce dernier, nommera les ambassadeurs, les autres ministres publics et les consuls, les juges à la Cour suprême, et tous les autres fonctionnaires des États-Unis dont la nomination n’est pas prévue par la présente Constitution, et dont les postes seront créés par la loi.»

Au président seulement revient la tâche, la charge et le pouvoir de nomination, le Sénat a un rôle consultatif et ne doit en aucun cas entraver l’action du gouvernement. Solliciter son accord c’est l’impliquer directement dans la confirmation du candidat. Sa coopération «serait un excellent frein à un esprit de favoritisme chez le président, et aiderait grandement à empêcher la nomination de personnages incapables pouvant causer préjudices à l’État, de liens de parenté, une connaissance ou pour se montrer populaire.»

Tels sont les propos tenus par Alexander Hamilton, un des pères fondateurs et grand adepte du pouvoir partagé sur les pages du The Federalist [N° 76, 1 April 1788]. Il est le premier secrétaire au Trésor et premier membre du cabinet présidentiel à avoir reçu la confirmation et l’approbation du Sénat en quelques heures. 

Des exceptions mais jamais une règle

George Washington, fraîchement élu président, a envoyé au Sénat en 1789 la première nomination qu’il a effectuée, celle d’Alexander Hamilton. En quelques minutes, les sénateurs ont approuvé à l’unanimité la prise de fonction de ce dernier. Ils considèrent que le département du trésor est d’une importance capitale et ne doit en aucun cas rester sans dirigeant. 

La deuxième exception se passe sous la présidence de Franklin D. Roosevelt, au milieu de la deuxième guerre mondiale. Les membres de son cabinet ont prêté serment juste après lui. Toutes les nominations ont été confirmées. L’intérêt de la nation dans les temps difficiles passe avant les querelles partisanes.

Seuls  les juges assesseurs et le président de la Cour suprême sont nommés à vie. Aucune redevance à quiconque. Leur nomination, leur autorité et leur pouvoir s’étendent au-delà de la mandature d’un président. Ils sont considérés comme les garants de la liberté de réflexion et de l’esprit d’interprétation. Les révoquer demande d’engager les mêmes procédures pour destituer le président. Abe Fortas, juge assesseur, est le premier à avoir démissionné de la Cour suprême en 1969 pour éviter une destitution. Il est accusé d’avoir gardé des relations étroites avec le président qui l’a nommé, Lyndon B. Johnson.

Enquêtes de bonne moralité

La confirmation ou le rejet des nominations présidentielles est un devoir constitutionnel du sénat. Il s’est toujours acquitté de sa responsabilité constitutionnelle de conseiller, en jouant un rôle central à la fois dans la sélection et la confirmation des candidats. Pour éviter toute équivoque, le Sénat a établi la pratique de la courtoisie sénatoriale selon laquelle les sénateurs sont consultés sur tout candidat à un poste fédéral originaire de leur État. Qui mieux qu’un parlementaire pour juger le potentiel du nominé, son administré.

Toute nomination, quelle que soit sa nature ou sa teneur doit impérativement faire un détour par l’hémicycle pour confirmation. Par son pouvoir de conseil et de consentement, le Sénat joue un rôle central dans le système complexe de freins et contrepoids établi par les rédacteurs de la Constitution en 1787. Passer devant le Sénat n’est aucunement une opération de courtoisie ou un artifice pour répondre à un caprice. Tout candidat fait l’objet d’une enquête approfondie et sérieuse. Les agences nationales, les services de renseignement, les élus locaux et la société civile entament leur travail de recherches approfondies. La moralité du candidat, sa jeunesse, ses parents et ses proches, ses finances… passent au crible fin. Les comités du Sénat, spécialisés dans les nominations, présentent en fin de parcours leurs recommandations, favorables ou défavorables à l’ensemble du Sénat. Aucun recours légal n’est prévu en cas de refus. Hamilton dit aussi que «le véritable test d’un bon gouvernement est son aptitude et sa tendance à produire une bonne administration».

Audiences parlementaires

Les audiences de nomination ont beaucoup évolué au cours de l’histoire. Elles sont l’unique option pour choisir le meilleur profil sans distinction.

Longtemps débattues à huis clos, les audiences sont devenues publiques au début des années cinquante du siècle dernier. En 1981, la nomination de  Sandra Day O’Connor, juge assesseur à la Cour suprême, a été la première audience à être télévisée. Aujourd’hui, toutes les audiences sont retransmises en direct.

Pas de chèque en blanc, ni aucun passage en bloc. Chaque candidat se présente en personne, soutenu par ses proches, selon le calendrier établi par les sénateurs. Trois jours pleins est le sort réservé à un juge choisi pour siéger à la Cour suprême; ses membres en noir vêtus sont les garants de la stabilité sociale. La première audience est réservée à la plaidoirie du candidat qui doit présenter son parcours, ses idées et ses convictions pour enrichir la Cour. Les deux autres jours sont consacrés aux questions et interrogations des sénateurs, une séance le matin et une deuxième l’après-midi. 

Tous les candidats ne sont pas logés sous la même enseigne. Quelques heures suffisent aux sénateurs pour confirmer ou refuser un secrétaire ou un conseiller du président, cela dépend de la stature du candidat et des échos de sa présélection. Les candidats proposés à des postes ministériels se récusent avant la tenue des audiences, si des informations susceptibles de nuire à leur réputation sont reprises par les médias jetant le doute sur leur confirmation devant le Sénat. Le dernier cas en date est le retrait de Matt Gaetz proposé par le président élu Donald Trump pour le ministère de la Justice. Rien ne résiste à la vindicte. La grande majorité des nominés sont confirmés. Au cours de son histoire, le Sénat a confirmé 128 nominations à la Cour suprême et plus de 500 aux cabinets présidentiels, et n’a refusé que neuf candidats. 

* Fonctionnaire à la retraite.

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