Les éléments de comparaison entre les révolutions de Roumanie en 1989 et de Tunisie en 2011, sont à ce point nombreux et concordants qu’il est difficile de les attribuer à la seule spontanéité des révolutionnaires, et non pas à des coups d’Etat planifiés par des élites soucieuses de muter par instinct de survie pour perpétuer leur pouvoir sous une autre forme avec l’indispensable complicité internationale.
Dr Mounir Hanablia *
La révolution roumaine occupe une place à part dans la «désoviétisation» de l’Europe de l’Est. Peut-être parce que violente, elle s’est terminée d’une manière tragique par l’exécution filmée d’un vieux président et de son épouse. Peut-être aussi parce qu’elle a donné lieu à une mise en scène médiatique de grande ampleur. Elle est survenue fin décembre 1989 avec l’ouverture du rideau de fer et du mur de Berlin, environ deux mois après, alors que tous les hommes forts du Pacte de Varsovie avaient quitté la scène politique emportés par le vent des réformes qui avec l’avènement de Gorbatchev soufflait en Union Soviétique et balayait l’Est européen.
Un vieux président réfractaire
Ceausescu, le premier tenant d’un national communisme sous férule soviétique, qui avait assuré à son pays une place à part au point d’obtenir des Américains la clause de la nation la plus favorisée, avait été le dernier stalinien, celui qui s’était opposé d’une manière véhémente aux changements préconisés par Gorbatchev, en les qualifiant à juste titre de suicidaires. Mais sommé de rectifier le tir dès 1987 par son puissant suzerain russe, le Roumain n’en avait pas moins maintenu le cap, celui avant tout de l’indépendance, imposant le remboursement des créanciers internationaux, mais aussi celui de l’économie socialiste traditionnelle, en réalité un capitalisme d’État.
En 1989, la Roumanie apparaissait aux yeux des Américains et des Soviétiques comme un cas réfractaire appelé à disparaître rapidement. Et une campagne médiatique ininterrompue issue de la Radio Free Europe faisait apparaître le peuple roumain comme un martyr victime du népotisme de la famille Ceausescu, et d’un programme délirant de remboursement de la dette amputant les salaires, le réduisant à la faim, au froid, à la maladie, à la misère, et pour les femmes victimes d’une politique nataliste de l’Etat, aux avortements clandestins, bref, du génocide.
A cela s’était surajouté le récit des destructions des villages traditionnels appelés à être remplacés par des cités monolithiques sans âmes, incarnant le socialisme, qu’on avait mis sur la volonté du régime de faire disparaître la minorité hongroise importante dans le pays. Et naturellement, on s’était fait fort d’insister sur l’absence de liberté politique, et sur la répression de toute opinion dissidente.
Il y avait quand même eu des signes avant-coureurs, les émeutes des usines de Brasov de 1987 qui avaient vu les ouvriers des usines pour la première fois manifester contre le régime, ce qui dans une dictature du prolétariat avait été à tout le moins paradoxal.
Naturellement les meneurs avaient été pris et jugés, et les ouvriers avaient été dispersés dans d’autres usines. Mais ce qui donnait lieu aux attaques les plus persistantes était naturellement le culte de la personnalité voué au Conducator, dans la pure tradition stalinienne. Et il est vrai que lors du congrès du Parti communiste un mois avant sa chute, il avait été ovationné 70 fois au cours de son discours. Et qu’y avait-il dit? Qu’il dénonçait le pacte germano-soviétique de… 1939.
Autrement dit, Ceausescu remettait en question l’annexion de la Moldavie, province roumaine à cette date, par l’URSS, alors que l’Amérique et l’Europe se souciaient avant tout de l’unification allemande et nullement des frontières de l’URSS. Cela suffit aux yeux de beaucoup pour impliquer les services secrets soviétiques dans la crise qui s’annonçait. Et alors que les «massacres» de la ville de Timisoara débutaient avec des manifestations contre le régime à partir du 14 décembre 1989, le président roumain y envoyait les généraux Stanculescu et Chitac mater le soulèvement mais ne s’en rendait pas moins en Iran en visite officielle quelques jours plus tard sans préjuger de la gravité de la situation. Ces généraux seront 20 ans plus tard jugés et condamnés pour avoir fait tirer sur la foule et causé plus de 200 morts.
Mais le général Stanculescu après la mort mystérieuse par balles du ministre de la Défense, le Général Milea, rentrait à Bucarest et lors du dernier meeting du président roumain, quand celui-ci fut conspué par la foule, le convainquait de s’enfuir en hélicoptère avec son épouse pour assurer sa sécurité.
Une mise en scène macabre
D’abord détenu dans une caserne de l’armée, le couple présidentiel était amené dans une école, jugé par une cour militaire, en présence de… Stanculescu, celui-là même qui prétendait assurer sa sécurité, et fusillé sans ménagement. Le film du procès était diffusé le jour de Noël, le 25 décembre, par la télévision roumaine sans jamais en montrer les acteurs, hormis les accusés. La présidente y était accusée de s’arroger de faux diplômes universitaires. La plaidoirie de l’avocat de la défense, s’excusant devant la Cour de devoir défendre des coupables sans circonstances atténuantes, conférait finalement à la chute du dictateur, combatif et courageux jusqu’à la fin face à ses juges, un relent de trahison, de bassesse, et de mensonge, que les révélations ultérieures sur le mise en scène macabre de Timisoara, des cadavres sortis de leurs tombes et exposés dans la rue, ne feront que renforcer.
On s’est aperçu finalement que ce sont les Hongrois, relayés par les Yougoslaves, qui avaient avancé le chiffre de 5000 morts, et la presse occidentale avait relayé l’information sans vérifier parce qu’il était considéré dans l’ordre normal des choses que le régime de Ceausescu massacre son peuple. Sauf que les morts n’ont jamais dépassé les 200, et que c’est l’armée qui la plupart du temps a tué les manifestants.
Cependant des rumeurs ont circulé concernant les assassinats commis par des commandos de la Securitate, la police politique roumaine, tirant sur la foule, qui sont demeurées sans fondements concernant leurs auteurs. On a même parlé de snipers étrangers, parlant roumain avec un fort accent, des Moldaves venus d’URSS, évidemment des spéculations que rien n’est venu corroborer.
Au contraire, il semble bien que la Securitate, loin de réprimer les manifestations, les ait plutôt encadrées. On a même parlé de soldats libyens envoyés par Kadhafi défendre le régime, une information démentie par le nouveau président Ion Iliescu à la demande du Maître de Tripoli.
Tout cela pour dire que jusqu’à présent, 36 ans après les faits, on ignore encore ce qui s’est réellement passé. Au vu de la composition du nouveau gouvernement, ce sont des communistes partisans d’une réforme du régime et proches des idées de Gorbatchev, soutenus par l’armée soucieuse de faire oublier son rôle dans la répression des manifestants, qui ont pris le pouvoir, dans un véritable coup d’État. Ils ne sont apparus au grand jour qu’après la prise de la télévision, et se sont baptisés Front du Salut National (FSN). Mais un vieux militant communiste passé à la dissidence comme Brucan par exemple avait eu des contacts très étroits avec le département d’État de Washington et la CIA.
La résurgence du Parti Libéral et du Parti Agrarien, supprimés par les communistes à l’issue de la seconde guerre mondiale, a donné lieu à de nombreux affrontements de rue, et malgré une nette victoire aux urnes du FSN, le nouveau régime n’a pas hésité à faire appel aux mineurs sauvages du charbon lors de ce qu’on a appelé les «minériades», et il y en eût six, pour mater les étudiants l’opposition, casser les manifestations et tenir la rue.
Un coup d’Etat maquillé en révolution
La Révolution roumaine n’aurait donc été qu’un coup d’état organisé dans un souci de survie par des officiers de l’armée et des services de renseignement trop compromis avec un régime qui avait perdu tous ses appuis sur la scène internationale et dont l’élimination était inéluctable. Et c’est la famille du couple assassiné qui symboliquement en fit les frais, en particulier avec d’autre «suicides», ceux du général Marin Ceausescu, frère du président exécuté, ou du fils de ce dernier, Nicu, une figure abhorrée du régime.
Ce modèle roumain de «Révolution» fut-il un prototype utilisé ultérieurement dans d’autres pays? Au vu de ce qui s’est passé lors du printemps arabe, il est légitime de se le demander.
Une campagne médiatique internationale contre un président autoritaire s’appuyant sur son clan familial mafieux, refusant de libéraliser son régime malgré des injonctions internationales à le faire, une présidente affairiste et ignorante qui s’arroge des titres universitaires honorifiques, un soulèvement précurseur dans le bassin minier deux années auparavant, maté par les forces de sécurité, un évènement déclencheur faisant office de massacre, comme le suicide par le feu d’un marchand ambulant, l’ambiguïté des services de sécurité face aux manifestations, l’élimination du dictateur opportunément exfiltré pour ne plus revenir, les milices présidentielles et les snipers venus d’ailleurs tirant sur la foule dont aucun élément n’a jamais été capturé, les morts et les blessés, le ralliement opportun de l’armée au nouveau régime, le parachutage à sa tête d’une figure de l’ancien régime qui en deviendra plus tard président, la mutation de l’ancien parti au pouvoir revenu sur la scène sous un autre nom, l’encadrement de la rue par la terreur et la peur, le jugement d’une famille honnie à laquelle tous les maux sont attribués, la perpétuation du système économique et juridique dans le nouveau régime, enfin jusqu’à l’opposition se faisant récemment nommer Front du Salut National….
Les éléments de comparaison entre les évènements de Roumanie et de Tunisie, pour ne pas dire du Printemps Arabe, sont à ce point nombreux et concordants qu’il est difficile de les attribuer à la seule spontanéité des révolutionnaires, et non pas à des coups d’Etat planifiés par des élites soucieuses de muter par instinct de survie pour perpétuer leur pouvoir sous une autre forme avec l’indispensable complicité internationale.‘
‘La mort des Ceausescu. La vérité sur un coup d’Etat communiste’’ de Catherine Durandin, éd. François Bourin, 13 novembre 2009, 216 pages.
Donnez votre avis