‘‘Françalgérie, crimes et mensonges d’Etats’’ | Des différends pour rire

Les relations entre le pouvoir algérien et la classe politique française sont à ce point intriquées et importantes pour les deux parties en termes économiques, sécuritaires, et en matière de commissions et de rétro-commissions occultes remplissant les caisses des partis politiques français, qu’il est impensable que de supposés différends entre Macron et Tebboune puissent les remettre en question un seul instant. (Illustration : le Groupe Islamique Armé (GIA), noyauté par la sécurité militaire, allait constituer l’instrument des généraux au pouvoir à Alger, opportunément devenus éradicateurs).

Dr Mounir Hanablia *

Ce livre ne traite pas que de la décennie noire en Algérie, il aborde également le rôle de la France qui y fut crucial. Y a-t-il eu une succession ininterrompue de la guerre dans ce pays martyrisé par la France à deux reprises, durant deux décennies après la conquête en 1830 et lors de la guerre de libération à partir de 1954?

Que la violence y constitue l’héritage d’une Histoire tourmentée, rien ne permet en réalité de l’affirmer, d’autant que la conquête militaire par l’étranger aussi traumatisant fut il n’en a jamais constitué la spécificité. Le fait est cependant pour aborder l’époque récente que chez les Algériens, c’est l’État Major de la Frontière qui s’est imposé avant l’indépendance aux dépens des politiques, alors que les combattants de l’Intérieur étaient systématiquement éliminés par la machine de guerre française, avide de revanche après sa déconvenue en Indochine.

Abane Ramdane, le fondateur, père de la plateforme politique du Front de Libération Nationale (FLN), avait été éliminé au Maroc par Abdelhafid Boussouf, alors à la tête des services spéciaux qu’on nommait ministère de l’Armement et des Liaisons Générales. Cela préfigurait déjà la suprématie de la bureaucratie par rapport aux militants.

Après l’indépendance, Mohamed Khider, un des chefs historiques du mouvement et détenteur du trésor de guerre du Front, avait été assassiné à Madrid, et Krim Belkacem, l’un des fils de la Toussaint, l’avait été à Francfort, par des agents opérant pour le compte du pouvoir en place.

Houari Boumediene, devenu président après un coup d’Etat de 1965 contre Ahmed Ben Bella, avait failli en 1967 être éliminé par son chef d’état major Tahar Zbiri, dont seule la naïveté avait consacré l’échec. Au lieu de s’organiser dans Alger, il avait préféré, suivant un mauvais conseil, faire converger ses chars sur la capitale à partir d’une base située à 70 kilomètres et s’étant retrouvé à court de carburant, obligé de se ravitailler à la pompe dans un kiosque sur la route, l’aviation demeurée fidèle et pilotée par des Soviétiques ainsi qu’on le dit n’en avait fait qu’une bouchée.

Mais malgré les prétentions de Boumediene au socialisme spécifique à l’Islam, il entretenait des rapports cordiaux avec les Américains par le biais d’un richissime homme d’affaires, Messaoud Zeghar, et Washington ne voyait aucun inconvénient à importer du pétrole et à laisser ses pétroliers investir en Algérie alors que la France avait conservé quelques bases au Sahara pendant une quinzaine d’années, dont le fameux B2 Namous, où elle pratiquait des expériences nucléaires et chimiques, ainsi que des études de leurs effets sur les êtres humains sciemment exposés.

Enrichissement illite du clan au pouvoir et de ses acolytes

Cependant, Boumediene, homme intègre malgré tous ses défauts, était dans l’obligation de constater dès 1977 que l’économie socialiste  avait été mise en coupe réglée par des clans mafieux et contrebandiers en rapport avec le parti au pouvoir, le FLN, et l’armée, et exigeait de ses collaborateurs et des membres du sérail de justifier de leurs avoirs. Ceux-ci, non seulement désobéirent, mais quelque temps après, lui-même succomba à une étrange maladie à 43 ans. On pense qu’il fut victime d’un empoisonnement.

En 1978 la présidence étant vacante, les chefs de l’armée se réunirent pour désigner un successeur et choisirent le colonel Chadli Bendjedid qui avait la réputation de ne pas être un politique et d’être ignorant en matière de gouvernement. Celui-ci désigna comme chef de cabinet le colonel Larbi Belkheir qui à ce qu’on dit devint le véritable détenteur du pouvoir et nomma aux postes clés de l’armée et des renseignements ses amis Khaled Nezzar, Mohamed Lamari, et Toufik Mediene, ceux qu’on qualifiait de Déserteurs de l’Armée Française (DAF), tout en éliminant leurs concurrents au sein de l’armée, tels Kasdi Merbah, ou du FLN. Quant au gouvernement, il ne constituait que l’apparence civile du pouvoir.

Naturellement, de son poste, Larbi Belkheir pouvait influer sur les choix du président, notamment en s’efforçant de faire aboutir des contrats dont l’Algérie n’avait pas besoin, comme par exemple celui des Radar Thomson, afin de bénéficier des commissions importantes de la part de ses amis et fournisseurs français.

Il faut dire que cette politique des kickbacks, ainsi que la nomment les Anglo-saxons, constituait la principale source d’enrichissement du clan au pouvoir et de ses acolytes, et développée particulièrement avec ses relations françaises, elle empêchait l’émergence de toute industrie nationale qui aurait finir par rendre les importations inutiles. Dans le même temps, elle assurait aux partis politiques français par le biais des rétro-commissions un financement occulte important en dehors de toute légalité.

Création ex-nihilo de l’ennemi islamo-terroriste

Cependant, avec les difficultés économiques croissantes consécutives à la chute des prix du pétrole et du gaz, seules richesses du pays, et la nouvelle réalité géostratégique créée par Gorbatchev en Union soviétique et qui annonçait la fin du bloc socialiste, les DAF étaient dans l’obligation de suivre une stratégie assurant leur survie avec le soutien de la communauté internationale par la création ex-nihilo d’un ennemi implacable, l’islamo-terrorisme.

C’est ainsi qu’ en 1988, après l’écrasement du soulèvement populaire, une provocation que rien ne justifiait, par l’armée commandée par Khaled Nezzar que rien ne justifiait, sinon la volonté de radicaliser la jeunesse, et de la pousser à la révolte, le président Chadli, à l’instigation de Belkheir, annonçait à la surprise générale l’instauration de la démocratie, du multipartisme, et d’élections libres. Le but en était de favoriser l’ascension du Front Islamique du Salut (FIS), l’affaiblissement du FLN, et le soutien de toutes les forces politiques effrayées par l’islamisme, en particulier en Kabylie.

La question kabyle instrumentalisée par les alliés du DAF, le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) de Saïd Sadi, allait ainsi devenir l’alibi commode pour écarter les militaires rivaux comme Mohamed Betchine, ou les réformistes intègres tels Mouloud Hamrouche qui, à la tête du gouvernement, malgré l’hostilité française et le blocage des crédits par Paris liés à la suppression des rétro-commissions, réussissaient à redresser l’économie algérienne, et menaçaient de remettre en question les privilèges économiques de la Mafia.

L’élément le plus important de l’action du DAF allait être cependant par le biais de la Direction du Renseignement et de la Sécurité (DRS), la fameuse sécurité militaire de Toufik Mediene, la création de toute pièce de maquis islamistes, une idée inspirée sans doute par le contre-terrorisme français en Algérie pendant la guerre de libération nationale, mais aussi par le maquis de Mustapha Bouyali en 1986, ou bien le retour en Algérie des anciens combattants d’Afghanistan. Le but était évidemment de discréditer le FIS et de le faire apparaître comme un mouvement terroriste.

Massacres systématiques et horreurs sans fins

Effectivement, la victoire écrasante du FIS aux élections législatives de 1991 donnait l’occasion aux généraux DAF d’écarter par un véritable coup d’Etat, en janvier 1992, le Président Chadli, de donner un coup d’arrêt définitif au processus électoral, et de déclencher la guerre contre terrorisme qu’on allait connaître sous le nom de «décennie noire». Et le Groupe Islamique Armé (GIA), noyauté par la sécurité militaire, allait constituer l’instrument des généraux, devenus éradicateurs, par le biais duquel, grâce à des massacres systématiques, et à des horreurs sans fins, impliquant torture, disparitions, assassinat de figures éminentes de la société civile, ils obligeraient celle-ci ainsi que la population, les médias, à se ranger de leur côté.

Pour mener cette véritable guerre, où l’aviation et le napalm étaient utilisés, il fallait s’assurer le soutien du camp occidental, en particulier français, alors même que des hommes politiques aussi éminents qu’Alain Juppé ou même le Président Américain Bill Clinton réclamaient la poursuite du processus électoral pour sortir de l’engrenage fatal où le pays s’était engagé.

Pour ce faire, la Sécurité Militaire n’hésita pas à s’attaquer en Algérie même, d’une manière réelle ou factice, à la communauté étrangère, en particulier après les accords de San Egidio à Rome entre les différents courants politiques alors que le pouvoir algérien apparaissait isolé et dénué de toute légitimité. Le summum de cette publicité macabre fut le massacre des moines français de Tibhirine. Mais à partir de 1995, avec l’accession de Jacques Chirac au pouvoir, Paris fut le siège d’attentats à la bombe meurtriers dans de nombreuses stations de métro. Il s’agissait alors de faire comprendre au nouveau gouvernement français dirigé par… Alain Juppé, où se situait son intérêt.

Il est vrai que l’état français avait été sous Mitterrand complice des services algériens, en particulier lors de l’assassinat de l’avocat Ali Mecili, dont l’exécutant avait été simplement expulsé; cette complicité en particulier avec la DST française était déjà avérée depuis l’arrestation puis la libération du Libanais Georges Ibrahim Abdallah, détenteur d’un vrai passeport algérien. Et malgré le détournement de l’Airbus d’Air France, planifié selon de nombreux témoignages concordants par les autorités algériennes, cette coopération n’avait pas cessé.

L’armée algérienne avait ainsi reçu des hélicoptères Ecureuil équipés de dispositifs électroniques de communication sophistiqués et d’équipements infrarouge pour les combats nocturnes. Et le soutien de nombreux intellectuels français tels Bernard Henri Lévy ou André Glucksmann avait légitimé aux yeux d’une bonne partie de l’opinion publique française la cause des éradicateurs militaires algériens, appuyés par leurs compatriotes civils, souvent des intellectuels engagés à l’instar de Khaleda Messaoudi, ou bien des figures des Droits de l’Homme comme l’avocat Ali Haroun qui en étant membre du gouvernement avait cautionné l’ouverture de véritables camps de concentration dans le Sud du désert algérien, véritables pépinières de l’Islamo-terrorisme répondant à l’objectif de perpétuer la guerre.

L’habileté des décideurs algériens dénués de toute légitimité fut toujours de mettre en avant des figures légitimes telles le grand résistant de la première heure Mohamed Boudiaf qui fut éliminé par le clan éradicateur devant les caméras de télévision dès lors qu’il menaça de s’attaquer aux privilèges économiques. Lui succédèrent Ali Kafi puis Liamine Zeroual qui recomposa le paysage politique par de nouvelles élections censées rendre caduques celles de 1991, mais il fut écarté parce qu’il était prêt à accepter le retour du FIS sur la scène politique. Le dernier de cette apparence civile d’un pouvoir dénué de toute autorité réelle fut enfin Abdelaziz Bouteflika, élu président et qui le demeura jusqu’à sa mort.

Hypothéquer l’indépendance du pays afin de perpétuer le pouvoir

Naturellement la survenue opportune du 11 Septembre 2001 changea totalement la donne pour le pouvoir algérien. Désormais les généraux Janviéristes (ceux issus a du coup d’Etat de Janvier 1992) apparurent aux yeux de l’Occident comme ceux qui avaient vu juste dans leur manière d’affronter le terrorisme. Et afin de s’intégrer encore mieux dans le dispositif occidental, ils n’hésitèrent pas à brader les champs pétro-gaziers du sud en y accordant pas moins de 70% de participation au capital étranger.

Autrement dit, les Janviéristes en hypothéquant l’indépendance de leur pays afin de perpétuer leur pouvoir, ont fait plus que tout ce qu’avaient pu faire les Harkis durant la guerre d’Algérie. Cela peut expliquer la pérennisation du système politique algérien et sa remarquable résilience face au Printemps Arabe.

On se posera évidemment toujours la question de savoir de quelle manière ce Printemps arabe est intervenu dans notre pays après les événements issus de la Révolution du Jasmin. On établira un parallèle entre les jeunes tunisiens envoyés en Syrie à partir de 2012 et leurs prédécesseurs algériens envoyés en Afghanistan par la sécurité militaire algérienne dans les années 80 dans le but de noyauter la résistance afghane pour le compte du KGB.

Une chose demeure donc certaine; alors qu’en Tunisie le pays affrontait le terrorisme, pour nos voisins algériens, cela faisait longtemps qu’ils en avaient percé tous les secrets. Et si un jour l’Histoire de la révolution en Tunisie doit être écrite, Alger en constituera sans aucun doute un passage obligé.

Il n’en demeure pas moins que la thèse défendue par ce livre, écrit en 2004, sur le contre-terrorisme des généraux janviéristes algériens, a été corroborée par de nombreux témoignages d’ex-militaires réfugiés en Grande-Bretagne, des officiers  Samraoui, Tigha, Aguenoun, et Essouaidia, ainsi qu’un mouvement, celui des Officiers libres d’Algérie, qui aujourd’hui et depuis plusieurs années ne fait plus parler de lui.

Il demeure d’abord nécessaire rendre hommage à l’armée algérienne dont l’honneur ne saurait être terni par les agissements de quelques-uns de ses officiers et de ses hommes de mains impliqués dans les massacres contre leur propre peuple.

D’autre part, il faut comprendre que les relations entre le pouvoir algérien et la classe politique française sont à ce point intriquées et importantes pour les deux parties en termes économiques, sécuritaires, et en matière de commissions et de rétro-commissions occultes remplissant les caisses des partis politiques français, qu’il est impensable que de supposés différends entre Macron et Tebboune puissent les remettre en question un seul instant.

* Médecin de libre pratique.

‘‘Françalgérie, crimes et mensonges d’États : Histoire secrète, de la guerre d’indépendance à la «troisième guerre» d’Algérie’’, de Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire, éd. La Découverte, Paris, 3 novembre 2005.

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