Caractérisées par un bâti dégradé et un environnement insalubre, nos médinas nous renvoient souvent une image péjorative et écœurante. La situation est tellement compliquée que certains intervenants dans l’acte d’aménager et de bâtir proposent l’effacement pur et simple de ce patrimoine de la carte de nos cités alors que d’autres préconisent une requalification qui restitue à ce legs ses lettres de noblesse en le propulsant dans un circuit économique et touristique à l’instar de certains pays de la rive nord de la Méditerranée comme la Grèce, l’Italie ou l’Espagne.
Abderrahman Ben Gaid Hassine *
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Un débat sur l’actualité et le devenir de notre patrimoine bâti ancien et récent dans une société en pleine mutation se fait encore attendre alors que la décision et la typologie des interventions continuent à se mijoter en conclave par les représentants des institutions étatiques sans consultation des chercheurs universitaires et des compétences œuvrant en dehors de l’administration. Résultat : à quelques exceptions près, les interventions sur nos monuments ont été comme un cautère sur une jambe de bois.
La récente intervention sur les remparts donnant sur le vieux port de Bizerte couronnée par un ratage cuisant est un exemple qui traduit dans les faits notre incompétence organisationnelle et technique en matière de conservation et de restauration du patrimoine bâti en général et des monuments historiques en particulier. Nous y reviendrons.
Au sujet du débat sur le patrimoine bâti, la leçon nous vient de Paris qui a célébré le 7 décembre dernier la réouverture de sa cathédrale Notre-Dame ravagée par un incendie il y a 5 ans et demi provoquant la chute de sa toiture et de sa flèche emblématique. Alors que l’édifice était dans un état piteux voir inespéré, des débats sur la problématique de sauvetage du monument ont occupé une partie importante de l’espace médiatique français et même européen. Des experts de tous bords s’attelèrent à la tâche pour s’entendre sur une démarche à suivre pour sauver le monument. Conscients de la haute valeur historique et religieuse de l’ouvrage, certains experts insistent sur une restauration stricto sensu à l’existant alors que d’autres, moins exigeants mais peut-être plus conséquents et rationnels, proposent une réhabilitation contemporaine tout en sauvant les éléments architectoniques et emblématiques de l’édifice.
Ces débats, malgré les divergences enregistrées au départ, ont débouché sur une feuille de route consensuelle qui a eu le mérite de mettre l’intervention de sauvetage sur la voie du salut. Résultat: au bout d’un travail titanesque et d’une organisation sans faille, l’édifice parvint à redorer sa splendeur et sa magnificence d’antan comme si de rien n’était.
Noblesse de la chaux naturelle
Matériaux de base dans le domaine de la restauration du patrimoine bâti, la chaux constitue le deuxième liant à être utilisé par l’homme après l’argile. De par sa noblesse, ce liant a été cité au Coran (Sourate Al Kassas Verset 38) où Pharaon sommait son Vizir Hâmân de cuire un calcaire argileux pour la construction d’une tour lui permettant d’atteindre et voir dieu de Moïse : «Et Pharaon dit : Ô notables ! Je ne connais pas de divinité pour vous, autre que moi. Hâmân, allume-moi du feu sur l’argile, puis construis-moi une tour peut-être alors monterai-je jusqu’au Dieu de Moïse».
Liant minéral, la chaux est le produit de calcination de la roche calcaire à environ 1000 degrés Celsius. Cette chaux, qui n’est autre qu’un calcaire décarbonaté sans aucun ajout, peut être aérienne ou hydraulique selon le degré de pureté de la roche calcaire d’origine.
La chaux aérienne est obtenue par cuisson d’un calcaire pur et sert généralement pour le badigeonnage, le chaulage des arbres, la correction du Ph des sols agricoles et comme ajout au fer pour la production des aciers alors que la chaux hydraulique produite à partir d’un calcaire renfermant une proportion d’argile est destinée exclusivement au bâtiment et aux travaux publics. La différence entre les deux formes est que l’aérienne (CL90) n’est pas indiquée pour les ouvrages exposés aux intempéries contrairement à celle hydraulique (NHL) qui, non seulement résiste aux agressions climatiques, mais elle vieillit bien c’est-à-dire plus elle vieillit, plus elle gagne en résistance (phénomène de carbonatation de la chaux).
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Historique de la chaux en Tunisie
La fabrication de la chaux aérienne (Jir arbi) en Tunisie date depuis la nuit des temps. La roche calcaire pure et moins pure étant abondante sur le sol tunisien, il n’est pas une région du pays qui ne disposait pas de ses propres fours à chaux traditionnels. La région de Zaghouan, pour ne citer que cet exemple, dispose à elle seule de 57 chaufours dont 26 à la Zriba.
Si la chaux aérienne artisanale a été de tous les temps abondante sur le marché tunisien, il n’est pas le cas de la chaux hydraulique naturelle qui n’a vu le jour en Tunisie qu’au lendemain de l’installation du protectorat français. Cela peut s’expliquer par le fait que l’opération d’extinction de ce type de chaux est relativement complexe.
En effet, vers la fin du dix-neuvième siècle, Paul Potin créa une unité industrielle pour la fabrication de la chaux hydraulique et de ciment naturel à prise lente dans la région de Hammam-Lif (Domaine de Potinville). Avant cette création, la Tunisie était obligée de faire importer, à gros frais de transport, la chaux hydraulique de France ou d’Algérie.
Le début des années 80 du siècle dernier a vu la fermeture de l’usine de Potinville et son remplacement par une usine moderne installée à Thala que l’Etat a privatisée au profit de la société Interchaux qui, à son tour, a décidé d’arrêter définitivement sa production en janvier 2023 pour provoquer une pénurie qui n’a fait que trop durer et qui a porté un coup dur à l’activité de la restauration du patrimoine bâti.
Les descendants des Andalous peinent à ravaler un mur dégradé
«Nul peuple n’a poussé plus loin que les Arabes l’art de durcir, de mouler et de ciseler le plâtre qui acquiert entre leurs mains la dureté du stuc sans en avoir le luisant désagréable» : c’est en ces termes que Théophile Gautier a loué le savoir-faire de nos ancêtres bâtisseurs de l’Andalousie. Dans son livre Voyage en Espagne, le père de la théorie de l’art pour l’art ajoute : «Les Arabes ont poussé au plus haut degré l’art de l’irrigation; leurs travaux hydrauliques atteste une civilisation des plus avancées; ils subsistent encore aujourd’hui, et c’est à eux que Grenade doit d’être le paradis de l’Espagne et de jouir d’un printemps éternel».
Ironie du sort, d’un niveau des plus culminants atteint par nos ancêtres dans l’art de la construction, de l’ornementation et de l’aménagement, nous voilà aujourd’hui au bas de l’échelle incapable d’enduire comme il se doit un mur ancien. Certes, le constat est amer mais le fait de le reconnaitre est déjà un pas vers un changement que nous avons longuement et vainement attendu. En sommes-nous conscients? Pas si évident.
Que ceux qui se sentent visés par ce constat sachent que si l’Occident a gagné le pari qu’il a misé sur son patrimoine bâti c’est parce qu’il a osé appeler les choses par leurs noms. Le temps de l’autosatisfaction et du triomphalisme a révolu.
La dernière intervention sur les remparts de la Kasbah donnant sur le vieux port de Bizerte est un cas d’école en matière de restauration des monuments.
Mai 2023 et alors que la seule usine de fabrication de la chaux hydraulique naturelle a fermé ses portes, l’association de sauvegarde de la médina de Bizerte se lança dans des travaux de ravalement desdits remparts pour une enveloppe de 400 mille dinars. L’institut national du patrimoine qui assure le pilotage des travaux a ordonné l’usage exclusif de cette chaux (NHL 3.5) proscrivant le recours à tout autre liant hydraulique ou aérien.
Peu après le démarrage des travaux et alors que la chaux préconisée par l’Institut national du patrimoine (INP) faisait défaut sur le marché local, le président de l’association annonce publiquement l’importation et l’arrivage de 25 tonnes de chaux hydraulique naturelle de quoi terminer les travaux en toute quiétude. Or, le marquage sur les sacs livrés indiquait une chaux hydratée c’est-à-dire une chaux aérienne éteinte (Jir arbi) et non pas une chaux hydraulique connue chez-nous sous l’appellation de «Jir França». Il s’avère aussi que la chaux livrée est fabriquée localement par une société installée au sud tunisien et non pas importée de l’étranger comme l’a annoncé le président de l’ASM de Bizerte.
Une grave confusion entre une chaux hydratée et une chaux hydraulique bouleversa la donne de fond en comble et malgré les avertissements qu’a lancés un expert spécialiste des matériaux locaux, l’association et l’INP se sont entêtés à utiliser une chaux aérienne non indiquée pour des travaux d’enduisage extérieur, laquelle chaux a été pourtant proscrite auparavant. Résultat : aussitôt les travaux achevés, les enduits réalisés se sont effrités pour se déposer en tas au pied du mur.
L’on se demande alors sur quels critères l’INP a confié une intervention d’une telle sensibilité à une association dépourvue des compétences nécessaires pour mener à bon port un tel projet?
L’INP qui a assuré le pilotage du projet a-t-il dressé un procès-verbal de réception des travaux et pourquoi ne pas publier ce document alors que les critiques ont fusé de partout?
L’intervention sur un monument historique est une affaire d’une extrême délicatesse, la confier au premier venu est non seulement un non-sens mais un crime perpétré à l’encontre de notre mémoire collective. Une telle intervention exige un minimum de savoir-faire spécifique et une parfaite maîtrise des matériaux locaux et des techniques ancestrales d’avant l’avènement du ciment artificiel et de la brique de terre cuite. Au grand dam de notre patrimoine bâti et de nos monuments anciens et récents, ceux qui remplissent ces conditions ne courent plus les rues chez-nous.
Il ne nous reste que de recourir aux maçons et autres artisans marocains pour restaurer notre patrimoine.
La conservation des monuments du passé, disait John Ruskin, n’est pas une simple question de convenance ou de sentiment. Nous n’avons pas le droit d’y toucher. Ils ne nous appartiennent pas.
A bon entendeur salut!
* Ancien ingénieur CTMCCV.
Article de l’auteur dans Kapitalis:
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