‘‘Fleurir’’ de Wafa Ghorbel ou l’impossible oubli

Dans ‘‘Fleurir’’ de Wafa Ghorbel (Prix spécial du jury Comar 2024) un dialogue constant est établi entre musique, danse et littérature. C’est ce qui rend la lecture du roman particulièrement agréable.

Marouene Souab *

Je viens de terminer la lecture du nouveau roman, ‘‘Fleurir’’, de Wafa Ghorbel. J’ai été l’heureux captif de sa prose musicale : les descriptions sont soigneusement scénographiées sur fond de mélodies variées. Sans m’en rendre compte, j’ai fait corps avec les deux personnages principaux du roman, Yasmine Ellil et son cousin Adam.

Cette œuvre interroge en profondeur l’acte de lire. Il s’agit pour moi d’un roman épistolaire tronqué entre deux personnages dont les récits et les points de vue relèvent davantage de l’autoanalyse que de la volonté de nouer un dialogue apaisant. Le lecteur est de fait un voyeur : il surprend des confessions intimes, des aveux authentiques particulièrement dérangeants. L’écriture, à travers le prisme de Yasmine ou d’Adam, se veut centripète. Ils sont le point de départ et le point d’aboutissement vers lequel convergent toutes leurs réflexions. Les différentes observations et analyses des deux personnages décryptent les mécanismes de la manipulation, de la compréhension mais aussi de la volonté de se détacher de toutes formes d’attaches identitaires et transcendantales.

Des êtres doublement réprimés

L’écriture, dans ‘‘Fleurir’’, réhabilite l’individu et le confronte à ses problèmes insolubles. Le parallèle subtil entre la situation du pays et la situation de Yasmine «universalise» les préoccupations de l’héroïne. Son drame, sa tragédie sont celles, dans une large mesure, des femmes arabes et subsahariennes : des êtres doublement réprimés, des corps «désindividualisés» et écrasés par la doxa socioreligieuse. L’annihilation de la volonté féminine et sa résurgence héroïque accordent à l’écriture de Wafa Ghorbel une valeur purificatrice que le lecteur appréhende à travers le regard d’Adam.

Le point de vue masculin évolue d’un bout à l’autre du roman : à l’incompréhension et à la sidération que provoquent le viol et le départ de Yasmine de «Tusman» succède l’identification d’Adam au personnage féminin. Lui-même se redécouvre comme un nomade et un exilé en quête de sens. Il accepte la volatilité qui caractérise son identité pour la redéfinir au gré de son immersion dans le carnet de Yasmine. La cicatrice infligée à la jeune adolescente mariée de force à son mari violeur reflète concrètement la fêlure tragique du personnage masculin. Sa dyslexie fait de lui un perpétuel exilé. À défaut d’articuler correctement les mots du langage, il invente de nouvelles sonorités musicales qui lui confèrent une nouvelle patrie aux frontières illimitées.

Adam et Yasmine sont deux exilés tantôt tentés par un oubli impossible tantôt animés par le désir de réinvestir le monde artistiquement. La passion de Yasmine pour le flamenco et la danse lui permet de renaître à un mode de vie aérien. Elle devient ce qu’elle voudrait être au lieu de se laisser engloutir par une doxa inhibitrice et castratrice.

Dans ‘‘Fleurir’’, un dialogue constant est établi entre musique, danse et littérature. C’est ce qui rend la lecture du roman particulièrement agréable. Le lecteur navigue entre des descriptions envoûtantes, de profondes autoanalyses et des dialogues qui ancrent le roman dans une Tunisie contemporaine paradoxale.

J’ai beaucoup apprécié la plume et la sensibilité musicale de Wafa Ghorbel dans ‘‘Fleurir’’ ! J’attends déjà le prochain ! 

* Agrégé et universitaire.

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