La nouvelle législation sur le chèque sans provision, qui entrera en vigueur dès janvier 2025, va bouleverser le monde des affaires, décourager davantage les investissements et donner du «fil à retordre» à tous les économistes et experts financiers qui suivent l’actualité économique et monétaire du pays et évaluent ses performances. Tout ça pour ça ?
Dr Sadok Zerelli *
Dans tous les manuels universitaires spécialisés et dans tous les pays du monde, le chèque est considéré comme un moyen de paiement «à vue», c’est-à-dire que sa simple émission lors d’une transaction commerciale ou personnelle libère le débiteur de sa dette vis-à-vis du créancier, exactement comme la remise d’une somme d’argent en espèces.
A telle enseigne que, selon la théorie monétaire, l’agrégat de la masse monétaire en sens strict (M1) est égal par définition à la somme du volume des billets de banques en circulation (appelée monnaie «fiduciaire» car elle repose sur la confiance des agents économiques dans l’Institut d’Emission) et des écritures au crédit des comptes courants des clients dans les banques commerciales, qu’ils proviennent de dépôts effectués par les clients ou de crédits qui leur sont accordés par leur banque (appelée monnaie «scripturale»).
A noter également que l’agrégat de la masse monétaire au sens courant (M2) égal par définition à M1 + le volume de la «quasi-monnaie» (dépôts en compte d’épargne), tandis que l’agrégat monétaire au sens large (M3) est égal à M2 + volumes des actifs mobilisables à court terme (bons de caisse, bons du trésor, Sicav etc.).
Ce sont là quelques définitions de base qui proviennent des manuels d’économie monétaire, que j’ai personnellement enseignées pendant des années à mes étudiants de l’IHEC et qui se trouvent remises en cause sinon contredites par l’esprit et la lettre de la nouvelle loi 41-2024, portant sur la révision de certaines dispositions du Code de Commerce, promulguée par l’ARP en date du 30 juillet 2024 et publiée par le Jort en date du 2 août 2024, après promulgation par le président de la république.
Perturbations des mécanismes de financement
En effet, cette loi, votée par des députés ignorants de la chose économique et financière et qui entrera en vigueur dès janvier 2025, va bouleverser le monde des affaires, décourager davantage les investissements et donner du «fil à retordre» à tous les économistes et experts financiers qui suivent l’actualité économique et monétaire du pays et évaluent ses performances par une multitude d’agrégats monétaires et macroéconomiques bien définis.
Avant d’exposer ces bouleversements et perturbations des mécanismes de financement de l’activité économique que cette loi ne manquera pas de provoquer, rappelons brièvement ses principales dispositions :
- Plafonnement du montant des chèques à 30 000 DT;
- Limitation de la date de validité des chèques;
- Tous les chèques doivent être par défaut barrés (sauf demande justifiée par le bénéficiaire), donc non encaissables aux guichets des banques;
- Mise en place par la Banque Centrale d’une plateforme électronique qui permettra à tout bénéficiaire d’un chèque de vérifier en «temps réel» et avant même l’acceptation du chèque, la disponibilité d’une provision suffisante dans le compte bancaire du tireur et demander à sa banque de la bloquer à son profit;
- Les chèques sans provision d’un montant inférieur à 5000 Dinars ne donneront plus lieu à des poursuites judiciaires et les banques seront tenues de les honorer dans un délai de 8 jour ouvrable, sans que le tireur ne fournisse la provision requise;
- Tout titulaire d’un compte courant n’aura plus droit automatiquement à la délivrance d’un chéquier: il appartiendra à la banque d’étudier sa capacité d’honorer ses engagements et d’en décider. Autrement dit, l’octroi d’un chéquier sera assimilé à l’octroi d’un crédit, alors qu’il s’agit d’un moyen de mobilisation des ressources que le client a déposé lui-même dans son compte!
- Obligation pour les banques d’allouer au moins 8% des bénéfices annuels pour accorder des crédits honorifiques de microfinancement à court terme sans intérêt ni garanties.
Cette loi comporte d’autres dispositions d’ordre pénal, telles que la limitation des peines d’emprisonnement à deux ans par chèque et la possibilité de cumuler les peines, le procureur de la république ne pourra plus poursuivre automatiquement les émetteurs de chèques sans provisions et seuls les bénéficiaires de ces chèques peuvent décider de poursuivre l’émetteur s’ils ne sont pas payés dans un délai de 7 jours, etc.
Au-delà de l’aspect pénal et qui n’est pas l’angle d’analyse de cet article, il y a lieu de souligner les entraves au commerce, les incohérences et la porte ouverte à la fraude et aux magouilles de tout genre que cette loi ne manquera pas d’introduire dans la vie de tous les agents économiques, qu’ils soient ménages ou entreprises ou investisseurs.
Porte ouverte à la fraude et à la magouille
Ainsi, pour un économiste universitaire, toutes les dispositions de cette loi qui plafonnent le montant d’un chèque, limite sa durée de validité ou soumettent son émission et son encaissement à des conditions particulières, sont contraires à tout ce qu’il a lu dans les ouvrages spécialisés de théorie monétaire et enseigné à ses étudiants en licence de sciences économiques. En effet, selon cette nouvelle loi, le chèque n’est plus un moyen de paiement à vue, mobilisable à tout moment et pour n’importe quel montant, comme c’est le cas dans tous les pays du monde.
Pour les experts financiers nationaux ou internationaux, tels que ceux du FMI ou des agences de notation, ainsi que pour les décideurs de la politique monétaire au niveau de la Banque Centrale, le calcul et la signification des agrégats monétaires se trouvent complètement faussés. Ainsi, la masse monétaire M1 n’est plus égale à la somme du volume de la monnaie fiduciaire en circulation et le volume de la monnaie scripturale, puisqu’une partie de cette dernière n’est plus mobilisable que sous certaines conditions restrictives. Si le calcul de M1 est faussé, le calcul de M2 et M3 le sera aussi et il ne sera plus possible d’estimer correctement les agrégats monétaires qui permettent d’appliquer les enseignements de la théorie quantitative de la monnaie de Friedman, et en particulier la fameuse équation quantitative de la monnaie (équation de Cambridge) pour lutter efficacement contre l’inflation.
Pour un investisseur qui souffre déjà de la pression fiscale, de la complexité et lenteur des procédures administratives et de la corruption généralisée, cette loi constituera un handicap supplémentaire pour mobiliser ses ressources et réaliser ses investissements.
Pour les entreprises et les commerçants, elle va compliquer leurs procédures d’approvisionnement et leurs rapports avec leur clientèle en compliquant les transactions et en leur causant de lourdes pertes de part de marché, notamment parmi leurs gros clients qui effectuent des transactions d’un montant supérieur à 30000 dinars.
Pour les ménages, elle va leur compliquer, pour ne pas dire empoisonner, davantage la vie en les obligeant à payer une grande partie de leurs achats par espèces ou par carte bancaire, ce dont très peu de ménages disposent, ou par virement bancaire, ce qui est impossible durant les weekends et jours fériés ou hors des horaires d’ouverture des banques.
Pour les banques, ce sont elles qui vont payer le plus lourd tribut de cette loi sous forme de chèques d’un montant égal ou inférieur à 5000 dinars qu’elles doivent payer sous huit jours ouvrables même si le tireur ne dispose pas de la provision requise et refuse d’approvisionner son compte, de l’affection de 8% de leurs bénéfices pour accorder des crédits sans intérêt à des individus qui s’avèreront souvent insolvables n’ayant pas fourni d’autres garanties qu’une déclaration sur l’honneur, de pénalités qu’elles doivent payer en cas d’émission d’un chèque sans provision par l’un de leurs clients etc.
Pour la Banque Centrale, mettre en place cette fameuse plateforme électronique, qui est au cœur du système mis en place par cette nouvelle loi afin que les bénéficiaires de chèques puissent la consulter pour s’assurer en temps réel que le tireur dispose bien d’une provision suffisante, ne sera pas chose facile et représente un défi à relever avant l’entrée en vigueur de cette loi en janvier prochain. Sans parler des pannes du système Internet bien fréquentes chez nous, une telle plateforme accessible au grand public viole le sacro-saint principe du secret bancaire sur lequel repose tout le système bancaire.
Mais, peut être que le plus grave inconvénient de cette loi est qu’elle ouvre la porte à tout type de fraude et de magouille pour la détourner : celui qui va émettre un chèque par exemple de 150 000 dinars émettra 5 chèques de 30 000 chacun pour détourner le plafond de 30 000 dinars fixé par cette loi, celui qui veut conclure une transaction de 10 000 ou 15 000 dinars émettra 2 ou 3 chèques de 5000 dinars chacun, afin d’obliger sa banque à les payer même s’il n’a pas de provision, etc.
On peut imaginer même un scenario pire : la transaction est fictive et le tireur et le bénéficiaire du chèque se sont entendus pour partager les montants des chèques de moins de 5000 dinars que les banques seront obligées de payer selon cette loi…
Bref, dans le domaine de la magouille et de l’arnaque, on peut faire confiance aux Tunisiens dont le «génie» dans ces domaines n’est plus à démontrer !
A quoi servent donc les chèques certifiés ?
Du côté des avantages, le seul avantage tangible de cette loi est qu’elle dépénalise relativement le délit d’émission de chèque sans provision et qu’elle va permettre de vider progressivement les prisons de ces milliers d’hommes d’affaires, commerçants, gérants de PME, etc., que la faillite de leurs entreprises ou projet laissé à découvert.
A noter cependant qu’il aurait été possible d’atteindre ce même résultat par une simple loi qui s énoncerait en une seule phrase : TOUS LES CHÈQUES AU DELA D’UN CERTAIN MONTANT DOIVENT ÊTRE CERTIFIÉS ! En effet, selon la procédure des chèques certifiés, qui existe déjà et qui constitue le moyen le plus efficace pour lutter contre l’émission de chèques sans provision, c’est au tireur du chèque lui-même de demander à sa banque de bloquer la provision du chèque qu’il compte émettre et ainsi le délit d’émission de chèques sans provision n’existera plus et personne n’irait plus en prison.
C’est vraiment étonnant qu’aucun député et aucun des conseillers du président de la république ou le président lui-même qui a promulgué cette loi n’y a pensé. Au lieu de cela, une poignée de députés, élus par une poignée de citoyens (le taux de participation aux dernières élections législatives n’a pas dépassé 11%, soit à peine un Tunisien en âge de voter sur dix !) ont «pondu» cette nouvelle loi, qui va empoisonner (encore ! diraient certains) la vie des citoyens, des entreprises et des investisseurs, comme si elle ne l’est pas déjà assez avec une administration tatillonne, une inflation galopante, une détérioration de tous les services publics et, cerise sur le gâteau, une dette extérieure et intérieure qu’il faudrait plusieurs générations pour la rembourser.
Comme quoi, ce ne sont pas les impérialistes, les traîtres et les conspirateurs dans l’ombre qui sont responsables de la dérive inexorable que connaît notre économie, comme on l’entend tous les jours, mais bien l’incompétence, pour ne pas dire l’ignorance, de nos législateurs et de nos dirigeants !
Comme conclusion à ce sombre tableau que cette loi ne manquera d’engendrer, je dirais qu’un jour, nos enfants et petits-enfants nous demanderons des comptes pour le chaos dans lequel on leur laisse ce pays. Ce jour-là, même ceux qui n’y ont pas contribué directement mais qui, par leur silence ont laissé faire, en particulier tous les économistes de ce pays, auront du mal à se regarder dans une glace.
Post-scriptum : il paraît, selon la presse écrite, que nos «éminents» députés vont élaborer une nouvelle loi de change ! Bonjour les dégâts…
* Economiste consultant international.
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