Le quotidien du Tunisien et la mise en péril de son superbe cadre de vie

La Tunisie est supposée être le pays du bien vivre eu égard à la douceur de son climat, à la diversité et à la beauté exceptionnelle de sa nature ou à la légendaire hospitalité et convivialité de son peuple. Cependant, si on devait citer un seul consensus qui rassemble une large majorité de Tunisiens, ce serait probablement le fait que le quotidien qu’ils partagent est loin de leurs aspirations, qu’il n’est aligné ni avec leur riche patrimoine historique, ni avec le mélange culturel unique qu’ils ont hérité et encore moins avec les capacités créatrices et organisationnelles dont ils ont fait preuve à travers le temps. Mais qu’est ce qui fait que le quotidien du Tunisien soit si difficile et si décevant ?

Med-Dahmani Fathallah *

Répondre à cette question primordiale et très complexe est crucial pour pouvoir élaborer des solutions correctives et mettre en place des actions préventives. On serait alors tenté d’aller chercher les réponses dans les évènements de l’histoire récente voir même lointaine du pays, aussi bien que dans les aléas des situations économiques que les tunisiens subissent. Mais même si ces facteurs peuvent à juste titre contribuer indirectement à la détermination du quotidien des gens. Il n’en demeure pas moins que ce quotidien est essentiellement déterminé par le facteur humain.

En effet, c’est le comportement des gens, en l’occurrence les attitudes et les habitudes qu’ils développent et qui se répandent sournoisement sans que personne ne saisisse leurs aspects délétères et antisociaux et qui se transforment en une fatalité qu’ils doivent subir.

Le facteur prédominant serait donc un facteur social. Serait-ce l’effritement du contrat social basé sur le respect de l’intérêt commun, du respect entre les individus et du respect envers les institutions qui soit derrière cet état de fait? J’exclue d’emblée toute tentative d’évoquer la génétique des Tunisiens qui est un sujet autrement plus complexe et plus sérieux que veut nous le faire croire la génétique récréationnelle qu’on vend au public comme un produit savant.

Un peuple sans ambition empêtré dans un quotidien dégradant

Pour explorer la théorie sociale il faut s’atteler d’abord à décrire puis à étudier le quotidien des Tunisiens. Déjà, l’historien, anthropologue et sociologue Tunisien, feu Hichem Djaït avait réagi au quotidien qu’il a vécu en déclarant: «Je me sens humilié d’appartenir à un peuple sans horizon et sans ambition… qui n’a pas de science, pas de raison, pas de beauté, pas de vie et pas de vraie culture».

Même si Hichem Djaït se référait au déterminisme politique de son quotidien, cette façon excessive de relater ce quotidien, de la part d’un homme de lettre éclairé, dénote la difficulté de subir un quotidien difficile.

Mais ici la référence au quotidien tunisien aujourd’hui n’est pas politique mais plutôt sociale.

Le quotidien actuel en Tunisie est profondément marqué par la désorganisation. On se complait dans le chaos et le dépit du bon sens et cela se manifeste de plusieurs façons plus incongrues les unes que les autres.

Commençons par la levée des ordures. Le premier réflexe serait de blâmer les instances officielles qui sont chargées de cette tâche. Mais avant de tomber dans la facilite du coupable idéal, il est important d’évaluer les comportements individuels. Déverser ses ordures partout et à tous moments est un devenu un acte anodin, et vivre à côté de dépotoirs à ciel ouvert est devenu presque normal. Comment peut-on arriver à accepter l’inacceptable sans ciller ? Quelle sorte de fatalité vivons-nous !

Est-ce que le Tunisien réalise les conséquences sanitaires d’un tel acte? Si oui, pourquoi donc ce comportement irresponsable? Pourquoi on ne cherche pas des solutions adéquates? Est-il si difficile d’organiser une collecte et une levée responsable des ordures? Pourquoi ne procède-t-on pas à une étude comparative de standard de qualité (benchmark) avec d’autre pays qui ont résolu ces problèmes?

Les bonnes réponses à ces questions existent et elles doivent être formulées par les citoyens aussi bien que par les responsables qui au demeurant sont aussi des citoyens. La réponse globale relève du social.

L’autre fléau qui pèse non seulement sur le quotidien des Tunisiens mais aussi sur l’économie du pays, ce sont les interminables files d’attente. En Tunisie on fait la queue partout et souvent pour rien, de la boulangerie à la banque, à l’hôpital mais aussi au cabinet du médecin et bien sûr dans les administrations publiques toutes confondues. Ces attentes sont loin d’être négligeables et si on les cumule, on se rendrait compte qu’un bon pan de la vie du Tunisien est sacrifié à la futilité. Ainsi, un citoyen économiquement actif perd une bonne partie de son temps de travail à attendre pour bénéficier de services qu’il paye.

Si on comptabilisait tout ce temps de travail perdu on serait étonné du montant annuel de la perte économique sèche que ce phénomène, du essentiellement au manque flagrant de l’organisation du travail, occasionne. Ceci en plus de l’impact psychologique que l’individu subit. Ainsi la chronicité du fait d’avoir à poireauter pour un banal service crée une frustration qui affecte l’humeur des individus et l’émergence d’un comportement égoïste et irrespectueux (le soi d’abord), comme le resquillage, devenu sport national.

Le désordre banalisé, accepté, ordinaire

Ce qui est inquiétant c’est qu’un simple défaut d’organisation de la vie sociale aboutisse à la détérioration du caractère convivial, sincère et respectueux des interactions entre individus, jadis une fierté nationale. Cette dégradation du quotidien représente une vraie menace à la cohésion sociale qui est un élément essentiel du bien vivre ensemble.

On ne peut pas aborder le quotidien des Tunisiens sans parler de leurs déplacements, donc de son usage de la route, qu’ils soient motorisés (les automobilistes) ou non motorisés (les piétons). Dans ce domaine on frise régulièrement le cauchemar et on n’a rien à envier à l’Inde ou à nos chers amis Egyptiens. Les symphonies cacophoniques des klaxons sont une nuisance sonore permanente.

Un anonyme aurait dit, que dans le monde, le moment le plus court entre deux évènements est le laps de temps relevé en Inde et en Egypte entre le passage du feu de signalisation du rouge au vert et le premier coup de klaxon. En Tunisie, ce record est largement battu puisqu’on klaxonne légèrement avant le passage au vert. On a inventé le klaxonnement anticipé. En Tunisie on ne klaxonne pas pour avertir par un simple bip, on klaxonne longuement et méchamment pour bien exprimer sa colère, engueuler l’autre et se frayer un chemin coute que coute. Mais le pire, c’est la prolifération de ces individus qui ont décidé que le feu rouge ce n’est pas pour eux ainsi que ces individus qui sont sélectifs, qui considèrent certains feux rouges comme désuets et donc ne s’y arrêtent pas. Ce sont ces mêmes individus qui vous engueulent copieusement si par malheur vous êtes arrêtés à un feu rouge qu’ils ont décidé d’annuler par une sorte de mystérieuse entente tacite.

Les comportements erronés des automobilistes Tunisiens sont nombreux et forment une panoplie très difficile à cerner. Toutes les catégories sociales sans distinction ni de niveau d’éducation ni de sexe sont impliqués dans ces comportements. Pour s’adapter les piétons ont développé des comportements aussi erronés avec en plus quelques comportements provocateurs. Ainsi le piéton traverse où et quand bon lui semble quand il ne marche pas au beau milieu de la route. A son crédit, le fait que le trottoir a été dans sa majorité pris en otage par les cafés, les restaurants, les échoppes ou les voitures garées dessus.

On a observé récemment que dans un élan de créativité, des automobilistes qui avaient repéré un large trottoir l’ont rapidement déclaré bon pour la circulation, ils y ont créé une nouvelle file à droite de la route et les voitures y circulent allègrement.

Devant de tels abus de toutes les lois et du code universel de la route ou simplement de la bonne séance, le piéton a développé le comble des gestes de provocation irresponsable qui consiste à traverser la route doucement sans se presser et surtout sans regarder, comme dans un défi qui dit aux conducteurs «Ecrasez-moi et vous subirez les conséquences».

Ce serait un euphémisme que de rappeler le côté irrationnel de tous ces comportements quelles qu’en soient les causes, tant leurs aspects dangereux et inutile est évident.

Mais ce qui interpelle c’est surtout le peu de conscience active que manifestent les Tunisiens à l’égard de ces faits qui pourrissent leur quotidien. On en parle certes, on se plaint souvent mais c’est toujours en catimini, dans des cercles restreints tout en dégageant sa responsabilité personnelle et en blâmant l’irresponsabilité collective.

Le respect de soi et d’autrui et du bien commun

On voit peu ou pas d’organisation tangible pour au moins initier un débat autour de la question du quotidien difficile. Les médias et la société civile semblent ne pas prendre ces problèmes sociaux au sérieux et ne jouent pas ainsi le rôle qu’ils doivent jouer pour relayer l’information nécessaire à une prise de conscience active. Sans une prise de conscience collective suivit du développement d’actions adéquates et de leur implémentation efficace, il serait illusoire de croire qu’on puisse un jour revivre en Tunisie un quotidien de qualité. 

Cette énumération des comportements erronés du quotidien Tunisien est loin d’être exhaustive. Ces comportements sont en train de mettre sérieusement en péril le beau cadre de vie du pays. Ce quotidien est d’abord la responsabilité des Tunisiens et c’est à eux et à eux seuls qu’il revient de l’améliorer et de le préserver. Le quotidien se partage et comme tous ce que les hommes sont amenés à partager, cela relève de la responsabilité collective.

Améliorer le quotidien ne se fera qu’à travers la redécouverte et la mise en avant de nos valeurs et en premier lieu le respect de soi et d’autrui et du bien commun. La Tunisie n’est-elle pas le berceau de la sociologie. Il incombe donc aux vaillants sociologues Tunisiens, les dignes descendants d’Ibn Khaldoun de retrousser leurs manches et de trouver le chemin de la repentance sociale pour que leurs concitoyens puissent se réapproprier la douceur de vie tunisienne qu’on nous enviait. Un autre illustre Tunisien, le Carthaginois Hannibal Barca, cité par ses ennemis Romains, n’a-t-il pas dit : «Nous trouverons le chemin ou nous en créerons un» (‘Aut Vian inviniam aut faciam’)

* Expert onusien en stratégie de l’éducation et transfert de technologie.

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