Il était une fois un beau petit village de pêcheurs, heureux et tranquilles, Ghar El-Melh, qui a été transformé par l’impéritie des responsables locaux et centraux en un immense bidonville.
Par Tarak Arfaoui *
À quelques encablures au nord de Tunis, accroché au flanc d’une belle montagne, poussant un cap vers la mer, baigné par une très belle rade et bénéficiant d’un rivage exceptionnel se trouve un petit village de pêcheurs au cachet typique arabo morisque dont la population très particulière est le résultat d’un brassage de multiples migrants andalous, turcs, maltais et italiens.
Un village tranquille de pêcheurs et d’agriculteurs
Les habitants de Ghar El-Melh, à l’accent reconnaissable, si mélodieux, sont d’une sérénité, d’une gentillesse et d’une bienveillance sans égales. Agriculteurs et pêcheurs artisanaux, leurs ancêtres ont su se fondre dans la population autochtone en y vivant en parfaite harmonie.
Son port ouvert sur la Méditerranée et très bien protégé par le lac qui le sécurise, se trouvant à une centaine de miles de l’Europe, a permis depuis des siècles des échanges de tous bords aussi bien commerciaux qu’ethniques.
Le village était déjà connu dans l’antiquité au cours de la période punico romaine comme étant un refuge très sûr et un avant-poste de contrôle des navires qui se dirigeaient vers Utica et Carthago. Il s’appelait Rusocmon (cité par l’historien Tite Live), contraction du phénicien Ras Eshmoun, c’est-à-dire le Cap d’Eshmoun, le grand dieu avec Tanit et Baal Hamon du panthéon punique.
Des squatteurs occupent les lieux en y installant des ateliers de tôlerie, de ferronnerie et de marbrerie…
Un passé prestigieux chargé de tant d’histoire
Au cours de la période romaine, le cap s’est romanisé, a pris le nom de cap Apollon puis, au cours de la conquête espagnole, il est devenu Cap Farina d’ou le nom de Porto Farina, actuellement arabisé en Ghar El Melh, peut-être à cause de l’existence de vastes salines aux alentours.
Le port était au dix-septième siècle le plus grand port corsaire de la Régence de Tunis d’où partaient de redoutables galions appartenant à de riches armateurs commandés par des Arnaout (Albanais ) ou des rénégats corses et levantins qui menaient la course en Méditerranée contre les vaisseaux chrétiens et dont les revenus constituaient à l’époque la principale source de richesse du royaume de Tunis.
La présence des trois forteresses dans le village (Borj Barrani ou Lazaret, El Oustani ou Kechla et Borj Loutani) est le témoin encore présent de ce passé corsaire, où captifs renégats et immigrés turcs, corses, sardes et maltais constituaient l’essentiel de la population.
En 1640, le Dey Osta Moratto Genovese, génois d’origine (Sta Mrad Genouiz) a réaménagé le port du village pour lui permettre de recevoir la marine militaire du Bey Husseinite et devenir au dix septième siècle le plus grand port militaire du pays avant Bizerte, Sousse et Sfax.
Plus tard et avec l’interdiction de la course, les borj ont été transformés au dix-neuvième siècle en garnison militaire du beylik puis en bagnes pour forçats jusqu’à la date de l’indépendance de la Tunisie, en 1956.
Déliquescence progressive des monuments historiques
De ce passé prestigieux chargé de tant d’histoire que devient Ghar El-Melh aujourd’hui ? Pour le commun des Tunisiens, il ne s’agit que d’une plage de sable fin et une mer d’émeraude aux abords d’un vieux village défiguré par un urbanisme sauvage comme partout en Tunisie et ayant malheureusement perdu tout son charme.
L’étroitesse des terrains coincés entre la montagne et les rivages du lac, l’explosion démographique et l’absence de tout plan urbain directeur ont fini par détruire le cachet si particulier de Ghar El-Melh. Le désintéressement total des différentes autorités, le manque de moyens de la municipalité et le peu d’attachement de ses habitants, dont la descendance a quitté les lieux vers Bizerte et Tunis, ont entraîné une déliquescence lente et progressive du mobilier urbain et surtout des monuments historiques qui font le charme du village.
La bienveillante connivence de la municipalité
Malgré tous les efforts de l’Institut national du patrimoine (INP), l’état des lieux des forteresses laisse à désirer. Ainsi, après une restauration récente, le Borj Ouestani et l’Arsenal n’ont pas échappé aux dépravations des squatteurs qui occupent illégalement les lieux en y installant des ateliers de tôlerie, de ferronnerie et de marbrerie dans l’impunité la plus totale avec la bienveillante connivence de la municipalité!
Le vieux port si pittoresque a perdu des pans entiers de ses structures. La nouvelle bretelle réalisée en bas du village pour contourner le centre-ville passe, tenez-vous bien, en plein milieu de la Kechla, empruntée quotidiennement par des milliers de voitures, bus et camions qui, en rasant les arcades et murailles, mettent à mal les fondations de l’Arsenal comme cela est arrivé il y a quelques jours où un arc entier a été lézardé et achevé à coup de trax sur ordre de la municipalité !
Un patrimoine historique en déperdition.
La plage transformée en un vaste bidonville
Les constructions anarchiques sur le bord de lac, classé domaine public maritime (DPM), se sont multipliées détruisant l’écosystème si particulier du lac et un village spontané a vu le jour sur la plage de Sidi Ali El Mekki où une jungle urbaine s’est installée d’une manière anarchique sous forme de villas et immeubles (je dis bien des immeubles en R plus trois, SVP!) érigés en pleine plage depuis la fameuse révolution, en béton armé, sans autorisation, sans plan urbain directeur, sans cadastre, sans évacuation sanitaire, défigurant le littoral et dépravant gravement la plage.
D’ailleurs, il ne reste plus de plage à proprement parler, plage jadis si immense et si belle, transformée actuellement en un vaste bidonville fait de taudis, de masures et de bicoques-restaurants dont les propriétaires se sont appropriés tout le littoral en interdisant à quiconque d’y mettre les pieds sauf consommation.
Plusieurs dizaines de restaurants ont colonisé les lieux sur une bande de littoral de 3 kilomètres environ avec la bénédiction et les encouragement de la municipalité qui leur délivre un droit de jouissance à 1000 dinars par tête de pipe pour la saison estivale. Ces simulacres de restaurants sont une véritable calamité environnementale (aucune hygiène, aucune évacuation sanitaire) et économique (pas de contrôle, tarifs fantaisistes, pas de facturation, pas de TVA, pas d’impôts). Cerise sur le gâteau, des transports maritimes y sont organisés avec des embarcations de fortune transformées en bateaux de croisière sans limitation de places, sans permis de transport, sans police d’assurance, sans aucune sécurité, embarquant les clients au nez et à la barbe des gardes-côtes et de la gendarmerie qui font semblant de ne pas voir ce trafic illégal et surtout dangereux.
En bref, on a bel et bien affaire à une enclave autonome, illégale hors-la-loi, une plage de non-droit où tous les trafics sont permis.
Les autorités participent à la gabegie et en tirent des dividendes
Au vu des dépravations qui se sont abattues sur le village et ses environs, les premiers responsables de cette déliquescence sont sans aucune discussion les autorités et les différents gouvernements qui se sont succédé depuis une vingtaine d’années, qui ont complètement négligé la région dont le potentiel de développement est pourtant extraordinaire.
Aucun projet touristique digne de ce nom n’a été envisagé, aucune infrastructure industrielle projetée, aucun investissement de quoi que ce soit réalisé dans une région enclavée à seulement une cinquantaine de km de la capitale. Le chômage des jeunes et moins jeune y est endémique et la population vit dans la précarité avec une agriculture de suffisance et une pêche côtière artisanale d’un autre âge.
Dans ces conditions tout le monde est à l’affût de la moindre opportunité pour survivre faisant table rase de tous les garde-fous légaux et profitant de la large connivence des responsables locaux aussi bien sécuritaires qu’administratifs qui, il faut bien le dire, participent à cette gabegie et en tirent de substantiels dividendes. Sous d’autres cieux, le village avec son patrimoine historique et sa situation géographique exceptionnelle aurait été un des phares de développement du pays mais malheureusement, ne nous voilons pas la face, le Tunisien irresponsable, égoïste et profiteur ne voit pas plus loin que le bout de son nez et possède l’art bien consommé de se faire harakiri.
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