Tunisair, jadis fleuron de l’économie tunisienne par son dynamisme, l’enthousiasme et le savoir-faire de son personnel, va remplir bientôt toutes les conditions pour figurer sur la liste noire des 115 compagnies aériennes jugées les plus dangereuses.
Par Yassine Essid
Tunisair a fêté le 18 octobre 2018 son 70e anniversaire. Pendant quelques lustres, cette compagnie était considérée comme le fleuron de l’économie du pays par son dynamisme, l’enthousiasme et le savoir-faire de son personnel. Elle était reconnue comme une valeur sûre du bien public et un élément du patriotisme économique en lien avec la promotion du tourisme tunisien.
La compagnie aérienne nationale entre deux époques
Qui aurait osé à l’époque critiquer Tunisair? De plus, la profession faisait rêver, à commencer par son personnel naviguant commercial (PNC) qui incarnait aux yeux de tous et de toutes l’image du professionnalisme et du dévouement pour le confort et la sécurité des passagers. Particulièrement ses hôtesses de l’air: bon niveau d’éducation générale, corps homogène et harmonieux, tailleur ajusté, queue de cheval impeccable, large sourire, ongles manucurées et rouge à lèvres, elles accompagnaient les clients durant tout le voyage, leur offraient un savoir-faire unique, celui de l’art de voyager. Hôtesses et stewards étaient en réactivité maximale à tout problème de sécurité.
Ils accueillaient les passagers, leur souhaitaient la bienvenue, les assistaient à trouver leur place et à s’installer. Dans la foulée, ils les aidaient à placer des bagages dans les coffres, intervenaient avec courtoisie et fermeté au moyen d’une gestuelle assurée qui ne souffre d’aucune contestation possible.
Tunisair était également réputée pour la compétence infaillible de ses équipages techniques. De tous, le pilote de ligne est probablement le plus prestigieux. Il incarnait un rêve d’enfant, celui de quelqu’un capable de dominer une très haute technologie. Assisté par son copilote, il était reconnaissable à leur uniforme avec leurs galons d’épaule : quatre bandes dorées pour l’un, trois pour l’autre, montés sur drap bleu marine. Fiables et bien formés, ils l’étaient tout autant que leurs collègues chargés de la maintenance et de l’entretien des appareils. Autant de critères d’excellence qui assuraient à Tunisair la réputation d’une compagnie sûre et accueillante.
Mais la réussite, autrement dit la croissance, la rentabilité et l’expansion, ne durent pas, surtout pour une entreprise publique devenue à une certaine époque la chasse-gardée des deux premières dames du pays : Wassila Bourguiba, puis Leila Ben Ali et de leur entourage. Compétence, mérite et exigence de qualification des recrues du personnel naviguant, impartialité et objectivité en matière de promotion, transparence et égalité d’accès, étaient alors jugés superfétatoires et le favoritisme personnel en réseaux fermés ou extrêmement limités pour recruter et promouvoir des personnes choisies à l’avance, était devenu la règle. La chute du régime, le gouvernement de la Troïka, l’ancienne coalition conduite par le parti islamiste Ennahdha, et la monté en puissance de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) lui assénèrent dans ce domaine le coup fatal.
L’image de l’entreprise considérablement ternie
Mais, le fait est que Tunisair n’a cessé de souffrir également de ses sureffectifs, qui pesèrent et pèsent plus que jamais sur un déficit financier alarmant autant que sur l’efficacité d’une aristocratie ouvrière pléthorique devenue rétive à toute hiérarchie et qui s’accommode de moins en moins à la notion de service public.
Dans ces conditions, ses salariés ne représentent plus une ressource, ni un ensemble de compétences et de savoir-faire qui contribuent directement à la valeur ajoutée de l’entreprise, mais un facteur invalidant dans la mesure où ils sollicitent fortement les finances de la compagnie en même temps qu’ils lui posent d’insolubles problèmes d’encadrement.
Si par le passé aucun gouvernement n’a pas eu le courage de mettre en œuvre les multiples plans de restructuration et de réaménagement de la compagnie aérienne pour se défaire d’une partie de son personnel, mettre de l’ordre dans ses finances, prendre des mesures d’innovation et renouveler sa flotte, c’est encore moins le cas aujourd’hui eu égard au climat politique et social dégradé, à la faillite tout autant matérielle que morale d’un Etat désormais incapable de relever des défis, encore moins de renflouer à fonds perdu des entreprises publiques qui n’ont pas su adapter leur modèle de gestion économique et de rationalité commerciale à l’époque que nous vivons et aux moyens dont nous disposons.
L’image de l’entreprise d’il y a soixante dix ans s’est ainsi considérablement ternie auprès du public tunisien autant que des usagers étrangers. Aux problèmes organisationnels s’ajoutent les risques liés aux relations humaines. Au-delà de la dégradation des offres de service, la compagnie souffre aussi de la détérioration des relations de travail et leurs inévitables répercussions sur la productivité voire sur le comportement des agents eux-mêmes. Nous avons tous en mémoire la violente et scandaleuse altercation entre pilotes, copilotes et mécanos, lors du vol Tunis air 716 en partance pour Paris. Le décollage, prévu à 8h35 du matin, a été annulé. Reste que le plus insolite dans cette affaire est la réaction totalement déraisonnable de la direction générale décrétant ce jour-là l’annulation pure et simple de tous les vols de Tunisair !
Inventaire intolérable des insuffisances et des abus
Le 31e rapport de la Cour des comptes, déjà bien accablant par les insuffisances graves constatées, effarouchant l’opinion publique, ne traite en fait que certains aspects du problème, en particulier les pratiques qui régissent la dépense des deniers publics, mais qui sont loin d’être les plus préoccupants.
Certes, on apprend en parcourant ce rapport de belles sur la vétusté de la flotte, sur les suspicions de vol et de malversations, sur le trafic dans la gestion du dépôt des pièces détachées, sur les cas fréquents d’enlèvements de pièces d’avions qui n’ont jamais été remplacées, sur l’absentéisme des pilotes, sur des nominations, sur la base du copinage et du népotisme, d’agents d’escale grassement rémunérés dans des aéroports qui ne sont desservis qu’une fois par semaine par les avions de Tunisair !
On peut encore enrichir ce registre d’inventaire intolérable, tel le cas du maintien d’un coûteux réseau d’agences Tunisair à l’étranger alors que l’univers de vente de billets se fait désormais en ligne. Cependant, et dans le cas d’une relation personnalisée, le voyageur peut toujours se rendre aux agences de voyage.
Enfin, pour compléter ce bilan déjà bien alourdi, la réputation de mauvais payeur s’avère de plus en plus problématique pour les avions en escale dans les aéroports étrangers, notamment pour l’avitaillement en carburant ou, en cas d’incident, le recours sur place aux compétences des mécaniciens locaux pour effectuer les réparations nécessaires. D’ailleurs, et de l’aveu même de son Pdg, Tunisair est aujourd’hui incapable de payer les pièces de rechange de ses appareils.
Est-ce à dire que Tunisair s’en sortira un jour moyennant une sérieuse prise en compte de l’audit de la Cour des comptes? Que nenni, car il y a plus grave encore pour peu que l’on s’intéresse à des cas précis et circonstanciés.
La sécurité en matière de transport aérien étant primordiale, la formation et la qualification des équipages de conduite doivent obéir à des normes indiscutables. Aptitude professionnelle, rigueur intellectuelle et exigence psychotechnique sont à la hauteur des enjeux.
Corruption passive et favoritisme actif
Difficilement croyable, et pourtant ! Deux agents de Tunisair, à la fois commandants de bord et instructeurs, connus pour leur irréprochable compétence, avaient été confrontés dernièrement à des tentatives d’entrave à leur réputation professionnelle ainsi qu’à leur intégrité morale suite au processus d’admission de deux candidates au titre de copilotes d’avion de ligne. Ayant été recalées, les deux postulantes avaient accusé leurs examinateurs d’avoir agi en toute partialité !
Instructeurs confirmés, ils s’étaient toujours minutieusement conformés aux instructions du manuel D, la référence en matière de formation et de tests d’aptitude. Les deux candidates étaient appelées à alterner des séances sur simulateur et des heures de vol. Suite à des échecs consécutifs lors des tests d’improvisation effectués en vol, les examinateurs avaient mis fin à leur stage.
En la matière, la procédure veut qu’une commission intérieure à la compagnie statue sur les résultats et donnent suite aux décisions de l’examinateur, qui demeure, c’est le cas de le dire, le seul maître à bord.
Or, suite à d’occultes interventions de la part de certaines personnes, on parle de l’autorité de tutelle, d’un dirigeant de Nidaa Tounes et d’un autre soutien (peu importe les noms car Dieu reconnaîtra les siens), la commission avait apparemment entériné les allégations des candidates dépitées, allant jusqu’à faire appel à la procédure inhabituelle, et nullement admise dans les usages de la compagnie, de faire passer les examinateurs devant un conseil de discipline pour délit de partialité.
Une grosse bourde qui avait finalement conduit la direction de Tunisair à faire preuve de raison en proposant aux deux commandants de classer l’affaire au prix, toutefois, d’un «arrangement» qui consisterait à déclarer admises les candidates !
Voilà donc une situation inédite pour une compagnie aérienne où l’on passe outre les qualifications requises pour un poste aussi sensible pour la sécurité aérienne que celui de copilote, et où une personne recalée serait reconnue, moyennant quelques interventions, comme ayant réussi son examen. Un exemple caractéristique de corruption passive et de favoritisme personnel dans l’attribution des postes.
À ce rythme, Tunisair sera bientôt confrontée, non seulement à des problèmes de gestion financière, mais considérée comme une compagnie qui ne garantit pas à ses passagers des conditions optimales de sécurité. Elle remplira alors toutes les conditions pour figurer un jour sur la liste noire des 115 compagnies aériennes jugées les plus dangereuses.
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