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La Tunisie s’achemine-t-elle vers une démocratie de l’abstention ?

Les mœurs corrompues d’une grande partie de la gente politique tunisienne dans laquelle ils ne se reconnaissent plus inspirent aux jeunes et aux femmes, et pas seulement eux, un malaise politique frisant le désespoir, qui est le plus court chemin à la démobilisation et à l’abstention.

Par Yassine Essid

Une enquête d’opinions vient de révéler que deux tiers des jeunes et des femmes de notre pays n’iront pas accomplir leur devoir électoral en 2019. Une telle probabilité est tout à fait envisageable. L’âge des électeurs est en effet l’un des facteurs le plus fréquemment mis en avant dans l’explication de l’abstentionnisme électoral. De même que les femmes, pour des raisons liées à leur statut familial ou professionnel, ont toujours plus tendance que les hommes à s’abstenir quelles que soient les consultations et quelles que soient les localités.

Ce refus opiniâtre est également compréhensible, tellement il est devenu difficile de s’en remettre du lamentable spectacle que nous avait offert jusque-là l’expérience démocratique. Dans ce cas, on parlera plus raisonnablement de démocratie à l’adjectif qu’au substantif : le «démocratique» couvre toute une zone dans laquelle il existe intellectuellement et historiquement une infinité de degrés et de groupes, tandis que «la démocratie» n’est évidemment qu’un idéaltype jamais totalement réalisé.

Dans le grand bazar des régimes politiques qui se réclament de ce système où tous les citoyens sont censés exercer le pouvoir, il y a évidement la démocratie directe sans l’intermédiaire de représentants. C’est le gouvernement de tous. Or cette souveraineté collective n’a en fait jamais été mise en œuvre conformément à l’idée qu’en faisaient les réformateurs de l’antiquité grecque. Même pas à Athènes, pourtant le berceau de ce régime politique.

Après état de grâce, les lézardes d’une désillusion certaine

Concrètement, la souveraineté absolue du Démos, qui n’excédait pas les 60.000 citoyens au IVe siècle avant notre ère, était largement contrecarrée à l’Ecclesia (l’Assemblée qui réunit tous les citoyens), par les questions de procédure du vote et n’aboutissait le plus souvent qu’à des décisions tranchées entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, sans discussion ni débat. Rappelons toutefois qu’il n’existait pas de suffrages féminins, du moment que les femmes, au même titre que les esclaves et les métèques, étaient exclues de la citoyenneté.

Il y a, et c’est le plus courant, la démocratie représentative occidentale, qui apparaît depuis plus de deux siècles comme l’incontournable principe organisateur de tout ordre politique moderne. On y reconnaît à une assemblée restreinte le droit de représenter tout un peuple et d’agir en son nom. La notion de représentation nous renvoie aux représentants de la nation, aux élus, et aux mandataires qui agissent par délégation. Le parlement, qui reproduit les caractéristiques de l’ensemble du corps politique, se retrouve être à travers ses membres, l’incarnation du pouvoir du peuple que des élus exercent au moyen d’élections.

Des margoulins ont lancé, depuis peu, le projet d’un captivant système politique jugé en parfaite adéquation avec les valeurs religieuses de l’islam tout en épousant l’air du temps : la «démocratie islamique». Un bon filon, bien lucratif pour ses concepteurs. Cet oxymore permet, autant que faire ce peut, de débattre librement et souverainement autour d’un ensemble de dogmes révélés, et qu’un charlatan, mi-doctrinaire, mi-escroc, essaye désespérément de fourguer à un Occident désemparé, souvent par la voix de certains mollahs d’Ennahdha.

L’actuelle période de haute tension politique a repoussé le souvenir de ce bref état de grâce qu’on avait vécu lors de l’arrivée de Béji Caïd Essebsi au pouvoir. Cette intronisation à peine entamée que déjà apparaissaient en tout point les lézardes d’une désillusion certaine. Le désordre politique autant que le bilan socio-économique qui s’en est suivi ne laissent entrevoir, quatre ans plus tard, aucun signe tangible d’un mieux-être qu’un chef d’Etat alerte et un gouvernement attentif auraient été en mesure de procurer.

La vulgarité et la bassesse de certains «représentants» du peuple

On avait rarement atteint en effet, un tel degré d’incompétence, de culture de l’approximatif, d’indifférence et de résultat effondrant chez ceux qui gouvernement. On retrouve dans ce tableau le niveau de vulgarité et de bassesse dont font preuve régulièrement plusieurs représentants de la volonté souveraine du peuple, des êtres en majorité malhonnêtes, hargneux et mal-élevés et qui se donnent en spectacle sans pudeur, ni retenue.

On pense aussi au mode de gouvernement rétrograde qui n’avait cessé de choquer l’opinion et d’abaisser le statut présidentiel en dénudant les parties honteuses du pouvoir politique : favoritisme, népotisme, adulation et complaisance servile par lesquelles l’entourage cherche à plaire. Sans parler des écarts de familiarité, de manque de tenue, et d’échanges irrespectueux du personnel médiatique.

Les horizons démocratiques sont censés profondément modifier les rapports entre les médias et le pouvoir ainsi que les représentations qu’ils peuvent avoir l’un de l’autre. Or cette transition n’a pas permis l’émergence en Tunisie d’un véritable comportement journalistique et une réelle responsabilité des médias et des intellectuels.

Plus que toutes les autres catégories, les jeunes et les femmes, qui comptent bouder les urnes, ont besoin de repères. Ils croyaient qu’avec l’avènement de l’Etat de droit et des libertés individuelles, ils verraient s’instaurer une forme de savoir-vivre, de savoir-être, piliers du fameux vivre ensemble. Or les valeurs fondamentales du bien se tenir, bien parler, respecter la parole de l’autre, conserver des codes vestimentaires sont devenus chez un grand nombre de Tunisiens des habitudes surannées.

L’abstention et la honte d’être piteusement représenté

Au lendemain même de la chute du régime, le mot honte, chargé d’un fort potentiel polémique, est remis à l’honneur et le sentiment de honte de ce que nous ressentons et voyons refait surface. La honte met dans un rapport problématique la politique et l’apolitique. Elle marque les espoirs brisés de ce pouvoir démocratique dont nous fûmes naguère si fiers. L’un des traits du discours des citoyens avisés est de faire coïncider le sujet de l’énoncé avec celui de l’énonciation. Ainsi on peut assumer la honte à la première personne, dire j’ai honte, tout en absorbant la honte de tous.

Ainsi, ces jeunes et ces femmes qui refusent de se soumettre au rituel électoral expriment un devoir de honte. Ils ont honte d’être si piteusement représentés. Honte ensuite du mépris des dirigeants à leur égard, de leur laisser-aller verbal et physique, de la violation délibérée et en toute impunité des lois de la république par ses propres gardiens. Honte de voir les responsables de l’Etat s’enfoncer progressivement dans le mensonge, honte de l’absence totale de respect de la parole donnée, honte d’avoir en permanence le sentiment dépité de celui qui a été floué par des moins que rien et qui continue cependant de payer parce qu’il n’a pas le choix.

Certes, on peut toujours rappeler à ces réfractaires qui veulent exprimer leur refus de trancher en faveur d’un candidat plutôt que d’un autre, que le bulletin de vote leur servira pourtant de moyen d’opter librement et souverainement pour la personne idoine, pour le candidat qu’ils jugeraient comme étant le plus vertueux, le plus talentueux, le plus désintéressé, le plus préoccupé de servir ses concitoyens, et le mieux indiqué pour favoriser en priorité l’intérêt général. Qu’il engagera avec efficacité une nouvelle dynamique politique, contribuera au changement en vue d’assurer des perspectives de transition vers une vie véritablement démocratique.

Dégradation des conditions de vie et défiance envers les politiques

Mais ce serait en vain qu’on essayera de les raisonner, de les réconcilier avec les dirigeants politiques. Car ils gardent tous à l’esprit le terrible fiasco de ce quinquennat, aussi bien sur le plan matériel que moral. Alors ils ne manqueront pas de parcourir la longue liste de leurs amers déboires et vous en feraient part. On y découvre alors les fausses promesses de la coalition politique, le pacte scellé par Béji Caïd Essebsi avec ceux-là mêmes qu’il était appelé à combattre, l’interférence de son entourage dans la vie politique, la déliquescence du parti de la majorité parlementaire aujourd’hui relégué en queue de peloton, le statut ubuesque d’un chef de gouvernement lâché par son propre mouvement, qui se retrouve acculé à s’installer dans une opposition tous azimuts et ne doit sa survie qu’au soutien de pure tactique opportuniste des islamistes. La côte de défiance envers les dirigeants politiques leur paraît clairement alors comme étant inversement proportionnelle à la dégradation de leurs conditions de vie.

Réifiée en potion amère, la honte qui s’est emparée de ces jeunes et de ces femmes, aux statuts variés, et dont le profil économique et sociologique est très diversifié, nous indique à ce propos les figures de la honte, tous ceux qui ont «démocratuer» le pays, tels ces partis politiques peuplés d’extravertis menaçants. Indignés, ils feront ensuite référence au spectacle consternant et quotidien des mœurs corrompues d’une grande partie de la gente politique dans laquelle ils ne se reconnaissent plus, avec les furieuses invectives, les infinies querelles, les fréquentes désertions, la transhumance des parlementaires qui font que l’électeur d’hier se retrouve en mi-mandat devant une réalité politique totalement étrangère à sa volonté et ses préférences exprimées lors des élections.

Nos électeurs récalcitrants se rendraient alors compte qu’ils avaient été les victimes résignées d’une formidable mise en en scène organisée par ceux qu’ils avaient choisis pour être les meilleurs traducteurs de la voix du peuple et leurs plus fidèles serviteurs, qui avaient promis, la main sur le cœur, de consacrer un projet démocratique durable et garantir de meilleures conditions de vie pour tous. Si l’on exclut l’autoritarisme de l’ancien régime, force est de constater que le reste, le contexte économique et social, s’est depuis considérablement dégradé.

Dans une telle configuration comment allons-nous arriver à détourner les jeunes et les femmes de leur malaise politique et du spectacle de la désorganisation des structures de l’Etat? Comment pourraient-ils regarder à nouveau ceux qui ne se sont pas encore regardés dans le miroir de la honte ? Comment oseraient-ils encore formuler à ces mêmes mandataires un nouveau problème principal à résoudre, alors que ces derniers n’ont pas exercé de façon adéquate le mandat qu’on leur avait accordé pour résoudre les problèmes énoncés par la précédente élection?

Comment produire la synthèse d’une problématique orientée vers le passé insatisfaisant, qu’il s’agit de réhabiliter, et d’une autre problématique tournée vers un futur mal assuré, qu’il s’agit de prescrire? Enfin, comment les forcer d’avoir honte, et d’avoir l’honneur de reconnaître leur déshonneur ?

C’est pourtant par la démission des responsables, absente de nos mœurs politiques, que s’opérera publiquement cette reconnaissance qui viendra symboliquement réparer la honte de la réprobation publique.

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