Alors que Bourguiba jouait le pater familias et que Ben Ali était un père fouettard d’une fadeur ennuyeuse, Béji Caid Essebsi, lui, paraissait humble et chaleureux. Ayant la repartie facile, un sens inné de la formule et de l’humour, il donnait l’image d’un homme facilement accessible et proche de tous.
Par Adel Zouaoui *
Que dire encore de la personnalité et du parcours politique de Béji Caid Essebsi après tout ce qui a été dit et écrit. Se hasarder à en rajouter encore plus nous conduirait probablement à ressasser le même récit.
Mais qu’à cela ne tienne. S’il y a un trait de caractère de l’ex-président de la république qui mérite d’être éclairé un peu plus, c’est celui de son aptitude à changer de tactiques et de stratégies tel un habile joueur d’échec. Certes, son grand âge conjugué à son long parcours politique, rythmé par une multitude d’épreuves, a aiguisé en lui un sens du machiavélisme et de l’espièglerie.
Jovialité, bonhomie, malice et insouciance quasi juvénile
Imprévisible autant qu’insaisissable, Béji Caid Essebsi a su se frayer son petit bonhomme de chemin dans le pandémonium politique qu’a connu la Tunisie au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011.
Premier ministre provisoire et puis premier président démocratiquement élu au suffrage universel dans l’histoire de la Tunisie, il se distinguait de tous ses prédécesseurs, par sa jovialité, sa bonhomie, sa malice, voire son insouciance quasi juvénile, comme l’a décrit le président français Emmanuel Macron lors de la cérémonie de ses funérailles au Palais de Carthage, samedi dernier, 27 juillet 2019.
En effet, si Bourguiba jouait le pater familias, et si Ben Ali était un père fouettard d’une fadeur ennuyeuse, Béji Caid Essebsi, lui, paraissait humble et chaleureux. Ayant la repartie facile, un sens inné de la formule et de l’humour, il donnait l’image d’un homme facilement accessible et proche de tous.
Déluré, madré et un brin facétieux Béji Caid Essebsi s’était aussi révélé un redoutable adversaire. Il ne ratait jamais l’occasion de damer le pion à ses rivaux, aussi bien ceux de son propre clan que ceux dans l’opposition. En habile politicien, il savait garder la tête froide même au cœur des turbulences les plus violentes.
Pendant que d’autres se démenaient comme de beaux diables, ne sachant où donner du chef, lui, du haut de son grand âge, prenait le temps de peser, soupeser et repeser ses décisions.
Alors que d’autres ont tourné casaque à l’aune de leur petit calcul de politique politicienne, lui continuait dans la même ligne de pensée, celle de Bourguiba, Ahmed Tlili, Mongi Slim, Farhat Hached, et autres leaders du mouvement national.
Loin des envolées lyriques, des circonlocutions ou des formules absconses qui détournent de l’essentiel et embrouillent les esprits, les discours de Béji Caid Essebsi sont francs et directs. Il savait leur donner de l’emphase en les émaillant de versets coraniques, d’expressions populaires, de proverbes ou de quelques vers de poésie. Ses propos, bien qu’empreints d’une connaissance encyclopédique, étaient clairs comme du cristal et de surcroît intelligibles à tout un chacun. Sa recette : il savait parler la langue de l’élite intellectuelle comme celle du bon peuple. La maîtrise de l’art de la rhétorique c’était lui. À l’instar de Bourguiba, c’est son premier métier d’avocat qui lui permit d’affûter ses premières armes en politique.
Fin et habile tacticien, la politique est pour lui un jeu d’échec
Par ailleurs, ce qu’il savait faire par-dessus tout, c’était de jouer du pouvoir comme on joue aux échecs. En fin et habile tacticien, il savait retirer ou avancer ses pions selon les convenances et les contingences du moment.
N’hésitant pas, en tant que garant de la République et du bon fonctionnement de ses institutions, à battre le rappel de toute la classe politique pour arrondir les angles, protéger le pays d’un imminent danger ou alors le dépêtrer de ses multiples conflits – les deux pactes Carthage 1 et 2 témoignent de l’importance du rôle qu’il avait à jouer –, Béji Caid Essebsi recourait aussi à la stratégie d’un rendu pour un prêté. En témoigne son divorce avec le parti Ennahdha et sa brouille avec le chef du gouvernement Youssef Chahed. Le premier s’est vu confronté à son heure de vérité. La formation, de la propre initiative de Béji Caid Essebsi, d’une Commission des libertés individuelles et d’égalité (Colibe) fut pour lui une occasion en or de tester le degré de sincérité du parti islamiste qui prétendait avoir changé de cap en séparant l’activité prosélyte du travail politique, mais surtout un moyen de dézinguer les suppôts de Rached Ghannouchi en les poussant jusqu’à leurs derniers retranchements.
Quant au second, il a été réduit au rôle d’un chef de gouvernement en exercice, plutôt qu’à celui d’un homme d’Etat. Le fait d’être exclu des concertations au sein du Palais en dit long sur l’attitude de Béji Caid Essebsi vis-à-vis de celui qu’il avait lui-même hissé à la tête du gouvernement.
Enfin, le dernier coup de maître de Béji Caid Essebsi c’était son refus d’amender la loi électorale qui vise à exclure les outsiders parmi les candidats à la présidentielle de 2019, laquelle est défendue mordicus par l’alliance gouvernementale Ennahdha et Tahya Tounes.
Ce projet de loi qui, non promulgué dans les délais prévus, doit être, selon les dispositions de la constitution, renvoyé au parlement pour une deuxième lecture ou soumis à un référendum populaire. Mais dans le cas où le président de la république refuse tous les scénarios prévus par la constitution, celle-ci demeure muette sur la question. Et c’est justement dans ce vide constitutionnel que le vieux lion à déniché la brèche dans laquelle il s’est joyeusement engouffré.
A-t-il enfreint la constitution? Les avis des spécialistes en droit constitutionnel sont on ne peut plus partagés. On dit la chose et son contraire. Néanmoins, qu’importe le hourvari qu’un pareil refus ait pu occasionner, l’enseignement à tirer est celui de renvoyer dos à dos toute les composantes politiques. Leur tort, semblait leur dire l’ex-président de la république, est d’avoir été incapable, au lendemain des élections de 2014 et pendant toutes ces longues cinq années, à mettre sur pied une cour constitutionnelle, seul organe à même de contrôler les lois et de juger de leur constitutionnalité.
Il voulait une Tunisie coûte que coûte démocratique
Pour conclure, malgré les volées de bois qu’il avait reçues de toutes parts et les attaques ad hominien dont il a été l’objet tout au long de son mandat, Béji Caid Essebsi demeura debout. Il défendit, son mandat durant, une Tunisie qu’il voulait coûte que coûte démocratique. Son engagement pour cette noble cause ne date pas de ses dernières années, il remonte à 1970, l’annus horribilis durant laquelle il claqua la porte et quitta toutes ses fonctions, suite à un différend qui l’opposa à Bourguiba concernant cette même question.
Cependant, le parcours politique de Béji Caid Essebsi était loin d’être dépourvu de hoquets, cela va sans dire. Parmi le plus grave était son soutien inconditionnel à son fils Hafedh Caid Essebsi. Lequel soutien a abouti à l’implosion du parti politique Nidaa Tounes qu’il a lui-même fondé.
Ce couac parmi tant d’autres n’a en rien empêché le président de la république d’être égal à lui-même, et à sa ligne politique. Lui, qui avait fait des valeurs de la liberté, de l’ouverture sur les altérités, du pardon, de la magnanimité et de la réconciliation l’alpha et l’oméga de sa longue vie politique.
C’est comme si les Saint patrons Sidi Mahrez, Sidi Belhassen Chedly, Sidi Ali El Hattab, Saïda Manoubia et tous les autres sont venus encore une fois à notre rescousse pour nous sauver de nos propres turpitudes, égarements et démons, en nous envoyant les hommes qu’il faut au moment qu’il faut.
Bajbouj était-il sur cette longue liste ? Sans aucun doute. Ayant vu le jour dans la zaouïa de Sidi Bou Said El Béji, maître des mers, n’avait-il pas bénéficié de la bénédiction de ce dernier, laquelle par ricochet nous a sauvés, nous autres Tunisiens, de nos derniers errements?
* Sous-directeur de la Cité des Sciences de Tunis.
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