La Tunisie, qui traverse la crise financière la plus grave depuis son indépendance en 1956, s’apprête à prendre des engagements vis-à-vis de ses bailleurs de fonds internationaux relatifs à la réduction de la masse salariale dans le secteur public, la réforme de la caisse de compensation et la restructuration des entreprises publiques, mais le gouvernement est-il en mesure de faire admettre et respecter ces engagement par l’UGTT, la puissante organisation syndicale, dont les dirigeants sont en train d’affûter leurs armes et de préparer une nouvelle confrontation avec l’Etat? Rien n’est moins sûr. Tempête sociale à l’horizon…
Par Samir Gharbi
Je n’aimerais pas être à la place des responsables tunisiens (Premier ministère, Finances, Economie, Banque centrale, patronat…) qui tentent inlassablement de renouer les fils rompus des relations de la Tunisie avec les partenaires étrangers (FMI, Union européenne, banques). L’enjeu est inédit et de taille : jamais, depuis 1956, la Tunisie n’a été confrontée à pareille impasse financière. Les dix années passées sous le régime hybride islamo-libéral ont vidé les caisses de l’Etat tout en alourdissant la dette extérieure. L’Etat a un mal fou pour payer les salaires, les fournisseurs et les créanciers…
Et, face à ces problèmes inextricables, qui ne peuvent avoir tous une solution immédiate, mais à moyen-terme (3 à 5 ans), l’Union générale tunisienne du travail, la centrale syndicale qui domine la scène, n’en a cure : elle continue à proférer ses menaces habituelles : refus d’une trêve dans les revendications matérielles… usage de l’arme de la grève ici et là, au bon gré des syndicalistes de base, des sous-chefs ou du chef lui-même!
L’UGTT agite ses menaces habituelles
Le 18 février, à l’issue d’un congrès qualifié de celui de la honte par certains, l’UGTT a réélu à sa tête, Noureddine Taboubi, qui venait de fêter ses 61 ans (8 février)… pour un nouveau mandat de cinq et plus, s’il veut ! Ainsi va la démocratie syndicale.
J’ai cherché sur le site officiel de l’UGTT à lire une biographie de son secrétaire général. Peine perdue. Motus et bouche cousue. A quoi bon dire «qui on est, d’où on vient?». La présence du chef suffit, surtout qu’il se sait «incontournable» dans l’avenir du pays en menaçant de dire «niet» aux réformes économiques pourtant vitales.
M. Taboubi, qui dirige le bastion syndical depuis 2017, a gravi les échelons à grand vitesse. Sans précision de date, son cursus commence dans un syndicat de base (Ellouhoum, la Société tunisienne des viandes). Après 10 ans (vide informatif), le voilà secrétaire régional à Tunis, puis responsable du secteur agricole, puis secrétaire général en charge de la grande capitale, puis, en 2011, lors du «tournant révolutionnaire en Tunisie», il devient membre du bureau exécutif et responsable du «règlement intérieur» de la centrale à Tunis… Qui dit règlement intérieur, dit maîtrise des ficelles du pouvoir! En 2017, il est élu, sans presque de contestation, secrétaire général (patron) de l’UGTT. Il roule en 4×4 blindée. Il est réélu le 18 février 2022 pour un 2e mandat, une victoire obtenue grâce à la modification justement du règlement intérieur en juillet 2021 lors d’un congrès extraordinaire… Mais aucune «bio officielle» n’évoque le parcours scolaire de M. Taboubi. Peu importe!
Le site web de l’UGTT ne dit rien du tout sur l’UGTT elle-même : combien de syndiqués? quel profil? quelle stratégie? Quels financements ?
Les Tunisiens savent seulement qu’elle est «puissante»? Parce qu’elle peut bloquer totalement ou partiellement ou localement tel ou tel secteur de l’activité productive, de services, d’enseignement…
Pour mémoire (1) : l’histoire…
Le premier syndicat tunisien a été fondé le 3 décembre 1924 par Mohamed Ali El Hammi (1890-1928) avec le lancement de la Confédération générale des travailleurs tunisiens (CGTT). El Hammi est le père du syndicalisme tunisien patriotique, sans négliger le rôle joué à l’époque par Tahar Haddad, Belgacem Gnaoui, Ali El-Karoui…
Après lui, la Tunisie aura des leader syndicaux aussi patriotes que leurs prédécesseurs, comme Farhat Hached (1946).
Pour mémoire (2), ceux qui ont créé et dirigé l’UGTT :
- Farhat Hached (1946-1952), fondateur, 1946;
- Nouri Boudali (1952), cofondateur;
- Mohamed Kraïem (1952-1954);
- Ahmed Ben Salah (1954-1956);
- Ahmed Tlili (1956-1963);
- Habib Achour (1963-1965);
- Béchir Bellagha (1965-1970);
- Habib Achour (1970-1978);
- Tijani Abid (1978-1981);
- Taïeb Baccouche (1981-1984);
- Habib Achour (1984-1989);
- Ismail Sahbani (1989-2000);
- Abdessalem Jerad (2000-2011);
- Houcine Abassi (2011-2017);
- Noureddine Tabboubi (2017-…).
Pour mémoire (3): l’impossible pluralisme syndical
L’UGTT se pavane seule sur la scène, alors que la Tunisie compte officiellement trois autres organisations ouvrières :
- Confédération générale tunisienne du travail, créée le 1er février 2011, par Habib Guiza;
- Union des travailleurs de Tunisie, fondée le 1er mai 2011 par Ismaïl Sahbani;
- Organisation tunisienne du travail, créée le 26 août 2013 par Lassaâd Abid.
Pourquoi ces trois organisations restent-elles dans l’ombre? Leurs dirigeants accusent les gouvernements successifs de favoriser la «puissante» UGTT au point d’ignorer systématiquement ses concurrents lors des tables rondes et des négociations sur les sujets concernant tous les travailleurs, et même, parfois, de se soumettre aux diktats de la grosse machine à grèves dirigée par Noureddine Taboubi et ses adjoints. Au point aussi de mettre l’administration publique… au service de l’UGTT en collectant les cotisations de ses «adhérents». Et on met «adhérents» entre guillemets pour dire que même si vous n’avez pas adhéré à l’organisation et que vous êtes fonctionnaire, l’Etat vous fait payer à votre insu votre cotisation en la déduisant de votre salaire. Cette faveur, accordée par le gouvernement Habib Bourguiba pour remercier et soutenir l’UGTT à ses débuts post indépendance, de façon temporaire, est devenue permanente, inamovible (aucun pays dans le monde ne pratique ce genre d’autofinancement).
Noureddine Taboubi et ses camarades bombent le torse
Ne cherchez pas très loin la raison de la «puissance», parfois destructrice, de cette organisation dont le nom est lié à des moments sombres de l’histoire contemporaine de la Tunisie, notamment lors de ses confrontations avec l’Etat (sous le règne de Habib Achour), comme ce qui se prépare actuellement sous le règne de Kaïs Saïed.
L’UGTT s’engage dans la sphère politique, mais de quel droit ? Tenue en laisse sous le règne de Ben Ali, elle est sortie, plus que jamais, de son rôle syndical pour jouer un rôle d’acteur politique ! A la faveur de «compromis» conclus avec les islamistes, soi-disant, pour calmer le jeu…
De quelle légitimité parle-t-on ? Les dernières élections au congrès de l’UGTT ont rassemblé 620 «grands» électeurs, dont 517 ont voté pour Noureddine Taboubi. Avec 517 voix, peut-il prétendre représenter ou parler au nom de toute la population active tunisienne (qui compte plus de 3,5 millions de travailleurs)?
D’aucuns estimaient, depuis le 25-Juillet, que le concept «Etats infiltrés dans l’Etat» ne comprenait que le parti islamiste Ennahdha et les lobbies des affaires légales ou illégales. Il faut y ajouter l’UGTT pour essayer de comprendre les évolutions de la scène politique tunisienne… L’Etat légitime a certes repris de ses forces après le 25-Juillet, avec le soutien des «forces armées» (dixit Kaïs Saïed) et d’un gouvernement technocrate. Mais cet Etat de droit se doit de rassembler autour de lui «toutes les forces vives et loyales de la Nation», et éviter de se placer sous l’hégémonie d’une seule, l’UGTT. La règle d’or : communiquer dans la transparence, et de façon quotidienne, dire toute la vérité aux Tunisiens qui ne seront pas dupes !
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