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Le secteur informel en Tunisie entre le marteau et l’enclume

Une nouvelle étude a été publiée, début février, sur le secteur informel en Tunisie, par un spécialiste en la matière, Abderrahmane Ben Zakour (voir ses écrits dans Kapitalis). Cette étude de 80 pages, datée de décembre 2021, été éditée par le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Organisme non gouvernementale créé en 2011, le FTDS se proclame «neutre, indépendant de tout parti politique et de toute institution religieuse». Ce qui lui permet de s’affranchir de toute réserve, comme on pourra le lire dans cette étude.

Par Samir Gharbi

Ce document intitulé « Le secteur informel en Tunisie: Autorité de l’état ou autorité de l’informel? » permet de «cadrer» les connaissances sur un secteur largement utilisé par les Tunisiens dans leur vie quotidienne et abondamment analysé par les institutions financières internationales (la Banque mondiale vient de lui dédier une base de données spécifique) tout comme notre Institut national de la statistique (INS), dont la dernière remonte à 2019. Mais l’ouvrage de Ben Zakour, qui exprime avec courage certains faits, pèche cependant par manque de précision et de mise en perspective des données (sources et dates).

Voici quelques «morceaux choisis» pour les lecteurs de Kapitalis :

Le poids du secteur informel

«Après la révolution de 2011, la Tunisie a vu la part du secteur informel passer de 30% à 53% du PIB.»

Si ce dernier taux est exact, cela implique qu’au moins 66 milliards de dinars (23 milliards de dollars) de PIB (donc en termes de valeur ajoutée) ont échappé au contrôle de l’Etat en 2021 ! ll s’agit, j’ai précisé, de valeur ajoutée… En volume d’affaires, le chiffre serait colossal… Vérification faite auprès de la Banque mondiale, le poids du secteur informel est estimé entre 30 et 40 % du PIB.

«Après la révolution, il y a eu une  »démocratisation » et une prolifération du commerce de contrebande dirigé par de nouveaux barons qui nient l’existence et la légitimité de l’Etat.»

Rôle de l’ARP dans la protection du secteur informel

«Les élections de 2019 ont permis à quelques contrebandiers d’être élus dans l’Assemblée des représentants du peuple.»

«Peut-on imaginer que l’ARP dont plus de 40% des membres sont des hommes d’affaires, est à même d’élever le niveau de la sanction? De même, quand on sait que ces hommes d’affaires ont largement financé la campagne électorale de tel ou tel parti politique, parfois même ils ont financé des partis politiques opposés les uns aux autres pour se protéger contre d’éventuelles sanctions fiscales (…). Quel sens peut-on donner à la démocratie quand l’argent est un facteur déterminant dans toute forme d’élection ?»

«Sans oublier la volonté des barons à manipuler les hommes politiques et les députés de l’ARP : de la part des barons de l’informel, il s’agit d’une tentative de s’immiscer et de contrôler la politique.»

«Les représentants du peuple avaient préféré garder le régime forfaitaire insignifiant applicable aux 500 000 unités économiques. Ils ont défendu leurs propres intérêts, puisqu’ils détiennent une grande partie de ces unités.»

Fraudes douanières et contrebande.

«Selon des spécialistes et experts, depuis 2011, les fraudes douanières se chiffrent à environ un milliard de dinars : un grand manque à gagner fiscal perdu par l’Etat.»

«L’Etat est pris en otage par la mafia de la contrebande.»

«Environ 300 000 litres de carburant sont introduits chaque jour de la Libye vers la Tunisie, soit 110 millions de litres par an.»

«Le volume de change journalier oscille entre 1 et 3 millions de dinars soit annuellement environ 750 millions de dinars. La monnaie a une cotation journalière : un taux de change informel journalier fixé la veille.»

«Le chiffre d’affaires annuel des transactions commerciales dans la zone de Ras Jedir – Ben Guerdane est estimé à 1 100 millions de dinars.»

«Des estimations chiffrées faites par Joussour évaluent le chiffre d’affaires total du commerce de la contrebande à 6,5 milliards de dinars soit environ 15 à 20 % des flux de marchandises distribuées par le commerce intérieur.»

«Les revenus annuels générés par la contrebande et les importations illégales sont de l’ordre de 2 milliards de dinars.»

«Le tabac engendre un manque à gagner pour l’Etat de l’ordre de 500 millions de dinars.»

«Les produits pétroliers couvrent 25% de la demande globale du pays avec des revenus de l’ordre de 300 millions de dinars distribués entre quelques dizaines de barons grossistes.»

«La totalité du manque à gagner pour l’Etat (fiscalité et droit de douanes) est de l’ordre de 220 milliards de dinars.»

«Selon le gouverneur de la Banque centrale (2018), les liquidités qui ne transitent pas par le circuit bancaire varient entre 3 et 4 milliards de dinars.»

Terrorisme et criminalité.

«Le commerce transfrontalier est largement infiltré par le crime organisé et le terrorisme. De ce fait l’Etat se retrouve largement dépassé…»

«Sur 17 000 associations, 20 seulement respectent les exigences juridiques. Plusieurs associations servent comme couvertures pour le blanchiment de l’argent de la contrebande, d’autres financent le terrorisme et le crime organisé.»

Déliquescence de l’Etat et puissance des barons de l’informel

«La croissance ou plutôt la puissance de l’informel en Tunisie s’est accompagnée d’une introduction dans la politique, dans le terrorisme et d’un certain contrôle de l’Etat; le tout couronné par une corruption généralisé. Cependant, sans perdre l’espoir d’assister à un réveil d’un Etat de droit, nous avons proposé plusieurs solutions concrètes, qui, si elles seraient appliquées, permettrait à l’Etat de formaliser, de contrôler l’informel tout en augmentant sensiblement les recettes fiscales.»

L’auteur de l’étude propose de distinguer entre «les bons barons de l’informel (BBI) et les mauvais barons de l’informel (MBI)». Il demande à l’Etat de négocier avec les BBI un arrangement qui permette de les réintégrer à l’économie formelle. Car les BBI font «du pur commerce illégal de frontière». Certes, «ils se sont enrichis au détriment de la douane et du fisc», mais il suffirait de négocier un deal fiscal pour résoudre leur situation. Mais est-ce durable ? Celui qui a goûté aux fruits interdits peut-il accepter la normalité?

Quant aux MBI, «il est hors de question de négocier» avec eux. Ils ont «un lien direct ou indirect avec le terrorisme (trafic d’armes, relations avec les terroristes, etc.)» et ils «mettent en péril la sécurité de l’Etat, des citoyens et du territoire national». «Leur sort devra être traité par le tribunal militaire.»

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