La tumultueuse idylle d’un écrivain tunisien avec la langue française

A l’occasion du 18e Sommet de la francophonie, qui se tiendra les 19 et 20 novembre à Djerba, l’auteur nous a fait parvenir cet extrait d’une communication qu’il avait présentée en décembre 2020 à l’Académie tunisienne Beit Al-Hikma, où il parle de son rapport d’écrivain tunisien à la langue français.

Par Salah El Gharbi *

Souvent, en parlant de leur rapport à la langue française, les auteurs maghrébins se présentent comme des «moi» tourmentés, tiraillés, voire disjoints… Si écrire est déjà en soi un acte périlleux, chez ces auteurs, écrire dans une langue qui n’est pas la leur et qui est, de surcroît, celle des anciens dominants, apparaît comme une épreuve à la limite du tragique. Chez eux, les enjeux de lisibilité ou de créativité littéraires se retrouvent, ainsi, occultés au profit d’un perpétuel questionnement sur le rapport problématique à la «maudite» langue… Pis encore, devenue centrale, cette question va aussitôt alimenter la curiosité de la critique littéraire qui n’hésitera pas à surfer sur la vague pour se mettre, aussitôt, à gloser laborieusement sur des thèmes comme ceux d’identité, de dualité ou d’altérité…

Un désir mortel

Généralement, ces auteurs dits «francophones», pour qui l’écriture est vécue comme une expérience peu apaisante, sont soit dans l’auto-flagellation, soit dans la contestation, prêts, disent-ils, à en découdre avec cette langue qui serait «aliénante, prédatrice qu’il (faudrait), par conséquent, virer» … D’ailleurs, chez certains d’entre eux, le ressentiment est tel qu’il finit, parfois, par s’exacerber et se transformer en hostilité dont la cible dépasserait un champ linguistique particulier pour viser tout un espace culturel élargi. «Quand je danse devant toi, Occident, sache que cette danse est désir mortel», écrit Abdelkébir Khatibi dans ‘‘La mémoire tatouée’’.

En somme, pour ces auteurs, l’écriture cesse d’être une aventure individuelle et singulière. Loin de là. Dès qu’ils prennent la plume, ces «moi» en crise se sentent dans l’obligation de rendre des comptes à la masse, de se barricader derrière une idéologie dont les contours sont souvent flous et aléatoires et de se positionner dans l’histoire…

Parfois, on a l’impression que, pour s’auto-légitimer, ces écrivains se sentent obligés de donner des gages à leur public en revendiquant haut et fort leur attachement à leur communauté d’origine et en adoptant la posture de la défiance à l’égard de cette langue venue d’ailleurs qui les fascine et les inquiète, à la fois.

Personnellement, ce récit de la «crise identitaire» ne m’a jamais séduit, ni même préoccupé. D’ailleurs, je le trouve stérile et souvent peu sincère. Quand j’écris en français, je n’ai pas d’autres ambitions que celle de m’offrir du plaisir, un plaisir simple et solitaire…

Un acte pour soi

N’en déplaise à certains, depuis que je pratique cette langue, jamais je n’ai eu le sentiment que mon identité fût menacée comme je n’ai jamais cessé d’être moi-même, c’est-à-dire, une personne ayant un identifiant pluriel. Au contraire, j’ai toujours considéré que l’usage du français est un acte pour soi qui ne souffre aucune indiscrétion. Par conséquent, tous les enjeux qui dépassent ma personne, je les ignore. Toutes les considérations idéologiques, ethniques, historiques, me sont inaudibles et étrangères.

Pourquoi ? Je ne sais pas. Peut-être parce que je suis né la veille de l’indépendance du pays et, par conséquent, j’appartiens à cette génération qui n’a pas connu le bruit des bottes étrangères. D’ailleurs, même la «Bataille de Bizerte», le seul souvenir que j’en garde, est celui du chant patriotique de Oulaya, Place Bab-Souika, diffusé et amplifié par les mégaphones du Parti.

Il est fort possible que cela soit dû, aussi, au fait que j’ai la chance d’appartenir à un pays dont le premier président, à la différence des autres leaders politiques de la région, en préférant la douce séparation à l’amiable avec l’adversaire d’hier plutôt que la répudiation, m’avait, en quelque sorte, épargné de vivre dans le ressentiment et le dépit ou dans la culpabilité.

Et puis, contrairement à d’autres, il se trouve que les premiers Français que j’aie connus et qui aient durablement marqué ma vie de collégien et, plus tard, de lycéen, ne portaient pas de treillis, mais plutôt des blouses blanches. Ainsi, j’ai encore vivant le souvenir de Mme Bourneuf, mon professeur de français, avec son ton maternel, en train de redresser patiemment mes maladresses d’écolier, et, plus tard, celui de M. Ziberlin, mon «prof de philo», cet agitateur d’idées qui sut me communiquer sa passion pour la contradiction, m’inculquer les vertus du doute et m’inoculer la liberté de pensée.

En somme, ma rencontre avec cette langue ne fut jamais problématique et encore moins tragique. Loin d’être un «butin de guerre», celle-ci fut comme une révélation… Ainsi, mon histoire avec elle fut simple, douce et sans a priori. À la fois, altière et avenante, cette langue était là, jouant de ses charmes quand, un jour, j’allai vers elle, poussé au début par une curiosité toute juvénile avant que je ne succombe à ses appâts. Depuis, je ne la quittai plus comme envoûté, aussi bien par sa vigueur que par sa délicatesse, n’ayant d’autres ambitions que celle de jouir de sa proximité. À l’époque, j’étais tellement épris d’elle que même ses mièvreries me paraissaient captivantes et puis, je me sentais tellement serein en son agréable présence que jamais je n’eus envers elle de la méfiance, car la méfiance est l’ennemi du plaisir.

Une tumultueuse idylle

Et ce fut le début d’une longue et tumultueuse idylle faite de rendez-vous, de plus en plus rapprochés, où certes, les moments de doute, d’atermoiements ou d’abattement n’étaient pas rares… Mais ni les caprices de ma délicieuse compagnie, ni ses exigences, ni même ses dérobades ne parvinrent à m’effaroucher, ni à me désespérer ni à m’en éloigner… Il me fallait constamment être patient, ne pas trop heurter sa sensibilité à fleur de peau, ou altérer son humeur. Il fallait plutôt savoir tantôt la câliner pour me faire pardonner certaines de mes infidélités, tantôt me laisser bercer par la douceur de sa musique.

Au cours de nos rencontres, les innombrables histoires qu’elle me racontaient attisaient mon imagination et les chants variés qu’elle me récitait me charmaient … Mieux encore, ce fut à ses côtés que j’eus la chance de voir, jour après jour, s’élargir les limites de mon petit monde d’adolescent et nous voilà, tous les deux, en train de déambuler allégrement d’une contrée à une autre, à la découverte de nouveaux horizons… Steinbeck, Buzzati, Dostoïevski, mais aussi Goethe et Dickens, sans elle, je n’aurais jamais eu l’opportunité de savourer pleinement les charmes de leurs univers respectifs.

Avec le temps, je parvins à mieux connaître mon étrangère, à percer beaucoup de ses secrets, à mériter, peu à peu, sa confiance, et une certaine familiarité finit par s’installer entre nous sans que l’attrait de cet être ne cessât d’agir sur moi… Et un jour, nous finîmes par entrer en intimité. Et comme l’envie de semer me démangeait, je me pressai de mettre en elle ma graine… Et, aussitôt, elle devint mon porte-voix, cette voix encore frêle et hésitante, portant mes confidences, mes récits, voire mes délirantes pensées… Et semence après semence, notre complicité ne put que s’affirmer même si rien n’était acquis et que la tâche restait toujours fort ardue.

Une curiosité sans bornes

«Traître, vous êtes ! Mais, que fait cette étrangère parmi nous ?»… Et, ainsi, la voix de la discorde, jalouse, se mit à tonner cherchant à troubler ma paisible inclination. «Mais pourquoi tant d’acharnement et de haine ? Pourquoi tant de crispation ?», demandai-je. «Et pourquoi elle ? Pourquoi cette langue qui est sur le déclin ? C’est l’anglais qui est, désormais, la langue des sciences, la langue de notre époque», rétorquèrent les plus ingénieux parmi ces orphelins de la raison, comme si le Moyen-Orient, anglophone, était le temple du savoir, de l’intelligence et du progrès. «Et notre identité, qu’est-ce vous en faites?», fulminèrent, en écho, les voix des prétendus défenseurs de l’authenticité, ces gardiens zélés de la supposée «identité», tout en maudissant cette langue frondeuse qui devait troubler leurs poussiéreuses certitudes.

Mais, que faire face au tumulte? Faut-il me laisser intimider, renier ma propre passion? Non, il n’est pas question de déserter, de quitter le maquis… Non, il n’est pas question de rougir, de me justifier auprès de la cohue… Je n’ai rien à négocier au nom d’une identité indéterminée et ombrageuse… Et puis, je n’ai pas besoin de m’inventer un ennemi pour me sentir exister ou pour plaire à ces esprits mélancoliques, otages d’une fierté outrancière et stérile… Mon authenticité, je ne la vis pas dans la méfiance ou dans la suspicion, mais en renouant avec ce passé lointain où la curiosité fut sans bornes et où le rapport à l’autre fut synonyme de richesse et d’épanouissement… Et puis, après tout, seule ma propre jouissance compte.  Le texte intégral de la communication, intitulé ‘‘Une histoire particulière’’, a été publié par Beit Al-Hikma en 2021 dans un ouvrage collectif sous le titre ‘‘La littérature francophone en Tunisie’’.

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