Rached Ghannouchi, président du parti Ennahdha, est, dit-on, mis en dépôt et poursuivi en justice. Mais après deux ans de retard. Le temps qu’il a fallu pour que beaucoup de traces soient nettoyées. On imagine ce que les perquisitions faites à son domicile et au siège central de son parti ont livré comme «secrets».
Par Mounir Chebil *
Il est utile de rappeler que l’arrestation de Ghannouchi a coïncidé avec la «nuit du destin», la veille du 27e jour de ramadan. La nuit sacrée des musulmans puisqu’elle est, dit-on, «meilleure que mille mois».
Après avoir accaparé pour lui les dates marquantes de l’histoire de la Tunisie, voilà que Kaïs Saïed recourt aux symboles religieux comme pour se prévaloir d’une légitimité religieuse qui justifierait son pouvoir absolu. L’Etat, c’est moi, le pays m’appartient, son histoire est la mienne et sa religion, c’est aussi mon affaire, semble-t-il dire.
Le cynisme, Kaïs Saïed en a à en revendre. Ghannouchi est appréhendé peu de temps avant l’appel à la prière et la fin de la journée du jeûne. Sans avoir eu le temps ni de se restaurer ni d’accomplir sa prière, le chef islamiste est emmené manu militari à la caserne d’El-Aouina, suite à un mandat d’arrêt émis par le parquet près du pôle antiterroriste.
Al Capone arrêté pour excès de vitesse
L’homme politique le plus détesté des Tunisiens (c’est, en tout cas, ce que disent les sondages) n’est poursuivi ni pour sa responsabilité dans l’assassinat des dirigeants de gauche Chokri Bélaïd et Mohamed Brahmi, ni pour le chaos que sa camarilla a installé dans le pays et qui dure jusqu’à nos jours, ni pour connivence avec les réseaux de terrorisme et de blanchiment d’argent ni pour tout autre crime qui pourrait lui coûter la peine capitale. Il est poursuivi pour… une «simple» déclaration : au cours d’une causerie politique, il a fait allusion à la possibilité que la situation dans le pays dégénère en guerre civile, hypothèse que le commun des mortels pouvait émettre en discutant avec le marchand de légumes ou le garçon de café. Il est donc poursuivi pour avoir été un peu bavard. C’est, en somme, Al Capone arrêté pour excès de vitesse.
La déclaration de Ghannouchi a été interprétée comme un acte séditionniste portant atteinte à la sûreté de l’Etat. Sur le plan juridique, cette accusation ne pèse pas lourd. Un bon avocat ferait bénéficier le malotru d’un non lieu. A moins qu’il y ait eu des réunions de préparation, une mobilisation de moyens, notamment des armes, en vue d’un coup d’Etat… Mais cela, on n’en a pas entendu parler. Plus de trois ans de règne n’ont-ils pas suffi au raïs pour réunir les éléments matériels susceptibles de fonder des chefs d’accusation assez graves pour justifier des poursuites judiciaires qui valent la peine ?
Certains se réjouissent de l’arrestation de nombreux dirigeants d’Ennahdha, la branche tunisienne de la confrérie des Frères Musulmans. Mais, ils oublient que l’essentiel n’est pas fait pour faire face aux nuisances de l’islam politique. Car, le parti islamiste est fondé sur une idéologie rétrograde et fasciste qui vise à embrigader les hommes (et les femmes) et gangréner les sociétés pour prendre le pouvoir par tous les moyens, et ne plus le céder. Ce travail idéologique a toujours été considéré, depuis la création du mouvement des Frères musulmans en Egypte en 1928, comme étant son principal axe de lutte. C’est, donc, à cela qu’il aurait fallu s’attaquer.
Une lutte pour le pouvoir
Près de quatre années de règne, dont deux de règne absolu, était largement suffisant pour enclencher un travail visant à stopper la gangrène intégriste sur les plans idéologique, culturel et social. Mais cela n’a malheureusement pas été fait. Est-ce d’ailleurs dans le projet politique de Kaïs Saïed ? Qu’on nous permette d’émettre des doutes à ce sujet.
Tant qu’on ne s’attaque pas en profondeur à l’idéologie des Frères musulmans et de tous les intégristes religieux qui hantent nos murs sous diverses bannières, pour rendre les esprits imperméables à leurs dogmes et immuniser la société contre leurs effets pervers et toxiques, on ne pourra jamais dire que la guerre contre l’obscurantisme est en voie d’être gagnée. Ghannouchi mis hors d’état de nuire, il y aura dix Ghannouchi pour poursuivre le travail de sape.
La lutte contre l’intégrisme religieux n’est pas affaire d’arrestations tapageuses et de discours enflammés pour séduire les franges hésitantes ou septiques. Elle doit nécessairement se fonder sur une stratégie globale touchant au système éducatif et aux réseaux religieux, médiatiques, culturels et sociaux, et ce, pour familiariser les populations avec les notions de progrès, de tolérance, de solidarité, de justice, de liberté, d’égalité et de démocratie. L’histoire même de la Tunisie est à réécrire pour être débarrassée des scories de l’islamisme rampant.
Or, cette stratégie n’est pas à l’ordre du jour, tout au contraire. Le président Saïed, dans la constitution qu’il a promulguée en 2022, a tenu à rattacher la Tunisie à la nation islamique (Art. 5) et à la nation arabe (Art.6). L’Etat, selon cette constitution, «œuvre à la réalisation des préceptes de l’islam authentique qui consistent à préserver la vie, l’honneur, les biens, la religion et la liberté» et «veille à l’enracinement des jeunes générations dans leur identité arabe et islamique et leur appartenance nationale» (Art.44). Et c’est finalement au président, doté de pouvoirs illimités, que revient la tâche d’interpréter et d’appliquer la charia.
Cet attachement à l’héritage arabo-musulman, où les notions de démocratie, de liberté, de tolérance, d’ouverture et de progrès sont occultées, n’aidera pas à combattre l’intégrisme religieux. Il encouragera plutôt son développement.
Aussi le problème de Kaïs Saïed avec Rached Ghannouchi et les Frères Musulmans en général, n’est-il pas d’ordre idéologique. Les deux hommes revendiquent le même héritage et appartiennent au même moule culturel et social. Leur méconnaissance du monde moderne et leur ignorance en matière économique sont à l’origine de la crise actuelle qui tire la Tunisie vers le bas et le fait revenir des décennies en arrière.
En fait, la divergence entre les deux hommes est d’ordre politique. Il s’agit d’une simple lutte pour le pouvoir. Au-delà de la vengeance personnelle et des règlements de comptes, il s’agit d’étouffer le parti Ennahdha, de le priver de la liberté d’action pour l’écarter de la course lors des prochaines élections, que Saïed est en train de préparer en mettant les conditions nécessaires pour qu’il se succède à lui-même, en éliminant tous ses concurrents potentiels.
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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