Dans cette «Lettre à Monsieur le Président de la République tunisienne», l’auteure fait valoir le droit de son frère, médecin-réanimateur et ancien ministre Riadh Mouakhar, poursuivi dans une affaire de corruption dont les preuves tardent à être apportées, à un procès équitable et transparent.
Par Monia Mouakhar *
«Les détenu.e.s, je le sais, ne doivent pas écrire. J’écris pourtant»*
Monsieur le Président, il est bien connu que la prison s’étend au-delà de ses murs… L’incarcération de Riadh Mouakhar, depuis le 27 février, sans preuves avérées ou avancement de l’enquête, désarçonne ses proches et saccage, jour après jour, la vie de ses enfants sur les plans matériel et mental. Bien qu’il m’en coûte de voir Nour et Yacine privés du soutien paternel et rongés par le sentiment de culpabilité, je ne voudrais pas verser dans le pathos, ni vous encombrer d’une complainte ou d’une supplique supplémentaire…
Monsieur le Président, en ce mois de juillet 2023, je m’adresse à vous, le chef de l’exécutif et le juriste, pour vous parler de ma profonde inquiétude et de mes craintes. Vous parler comme au bon vieux temps, quand nous étions des collègues exerçant dans la même université, vous le professeur de droit bien installé dans sa spécialité et moi, l’outsider, la «hors département» chargée d’enseigner la langue de Voltaire. La charge n’était pas aisée; la culture de la relativité, du doute existentiel, de l’absurdité du monde et de «l’incertitude des choses humaines» (Rousseau) ayant peu d’intérêt pour les futurs juristes rompus à l’étude des lois positives et convaincus de la toute puissance de la raison qui les crée.
Une cabale lancée sur les réseaux sociaux
Monsieur le Président, ce savoir dispensé autrefois par l’enseignante s’avère, aujourd’hui, la planche de salut de la citoyenne foudroyée par cette tragédie. Soudain, l’univers chavire et sa plume perd son ressort. Elle ne sait plus comment saisir le monde, ni par où commencer. Par le parcours professionnel (que vous connaissez probablement) de ce médecin-réanimateur à la courte expérience politique? Par la situation particulière du citoyen qui, n’ayant plus aucun lien ni soutiens politiques depuis 5 ans, devient la proie idéale de tous ceux qui jugent avec une funeste allégresse sur les murs facebookiens?
Doit-elle expliquer cette incarcération (qui entame son cinquième mois) par la réalité du « temps judiciaire » et l’archaïsme des lois encore en vigueur ? Accuser la lenteur des juges ? L’opacité des démarches ? Le baragouinage des avocats ? Ou s’accuser elle-même pour n’avoir pas mesuré la gravité de la cabale lancée contre lui durant la semaine où il a séjourné en Europe ? De n’avoir pas trouvé les mots pour le convaincre de revenir sur sa décision (appuyée par ses enfants) de retourner en Tunisie à la date prévue (le 26 février, un jour avant la «visite» de la police chez lui à une heure tardive), retour effectué malgré les vives recommandations et les avertissements de ses proches?
Comment ne pas croire qu’il est en train de payer le prix de notre erreur de jugement et de sa confiance excessive en sa probité et dans les institutions de son pays?
Monsieur le Président, il faut reconnaître par ailleurs que ma «francographie» (comme la nomme Assia Djebar) n’est pas en mesure d’exprimer mon ressenti. Seule la langue arabe, que vous chérissez et pratiquez avec brio, et le parler maternel savent nommer le «qahr» (القهر). Ce n’est ni l’oppression, ni la domination (proposées par les traducteurs) qui, disent-ils, noue le ventre, la gorge, donne des maux de tête… Tout autre est notre état d’âme. On ne ressent ni tête, ni jambes… nous sommes un bloc compact, comme une sentinelle de douleurs.
La «qahra» ou la «ghalba» (الغلبة) que connaissaient et décrivaient bien nos mères nous plonge dans la torpeur et alimente en nous une sourde colère, contre nous-mêmes d’abord. Quel gaspillage de temps et d’énergie ! Quelle crédulité d’avoir cru que «tout travail mérite salaire et reconnaissance». Plus niais encore le cogito ressassé par mes ancêtres «travailler son pays comme on travaille sa (propre) terre». Malgré soi, on se met dans la posture de la victime qui ne peut que subir, qui attend qu’une main vienne la sortir de la boue, la sauver de la noyade.
L’opprimé qui lutte pour s’affranchir
Monsieur le Président, à l’heure où je vous écris, mes proches et moi, nous campons tantôt dans la figure victimaire de nos aïeules, tantôt dans celle de l’opprimé qui lutte pour s’affranchir de la dépendance. En face de nous, se dressent deux ennemis : le tort qu’on subit et nos propres démons, cette machine intérieure qui se nourrit d’elle-même.
Monsieur le Président, en clôture de cette lettre, je ne peux que vous solliciter, vous qui êtes le guide de la nation, de veiller à ce que la lumière soit jetée le plus tôt possible sur le cas de Riadh Mouakhar et que Justice lui soit rendue, toute la Justice, rien que la Justice.
* Réécriture d’un vers de Marceline Desbordes-Valmore «Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire. J’écris pourtant» (‘‘Une lettre de femme’’).
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