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Les relations de la Turquie avec la puissance russe : Pivot ou balancier?

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La puissance turque aux prises avec les serres de l’aigle américain et les griffes de l’ours russe.

La Turquie ne semble pas encore prête à remettre en cause son alliance «légitime» avec les Etats-Unis au profit d’une «aventure» russe.

Par Béatrice Chatain *

Depuis des décennies, les politologues américains et européens évoquent à bon droit, mais de manière quasi-obsessionnelle, le rôle géostratégique du pivot turc, notamment face aux menaces russes, ou soviétiques en leur temps.

De fait, les relations entre les deux pays sont marquées du sceau de leur identité eurasiatique commune et des enjeux qui en sont le corollaire. De même que, traditionnellement, le pouvoir russe a régulièrement oscillé entre l’attraction exercée par la modernité européenne et l’inertie de ses immenses territoires asiatiques, de même la Turquie républicaine a su user, et quelquefois peut-être abuser, du balancier entre les puissances occidentales et son grand voisin septentrional.

Durant la guerre froide, sa politique internationale a largement été bornée et orientée par les options stratégiques américaines et ce, avant même son adhésion à l’Otan en 1952. Cependant, malgré l’impératif de bipolarité, la puissance turque a parfois mesuré son engagement à l’aune de ses propres intérêts politiques ou économiques.

Ainsi, la chute de l’Union soviétique a marqué le retour du Caucase et de l’Asie centrale dans la zone d’influence de la Turquie. Et depuis les années 1990, la politique de cette dernière en tant que puissance régionale, aux ambitions bientôt mondiales, s’est accompagnée de tensions périodiques avec les Etats-Unis, l’Europe ou Israël.

Alors que la Russie de Vladimir Poutine a renoué avec la puissance, la Turquie conserve-t-elle un rôle de pivot? Recherche-t-elle une politique d’équilibre qui pourrait faire d’elle un élément de stabilisation au Moyen-Orient? Ou s’émancipe-t-elle de la tutelle américaine en faisant le choix d’une stratégie du balancier, c’est-à-dire en favorisant conjoncturellement la puissance russe?

Un balancier séculaire…

Depuis plus de deux siècles, ce voisin a essentiellement figuré une menace, pour l’Empire ottoman sur le déclin d’abord, puis la jeune république de Turquie. La géopolitique ayant horreur du vide, l’Empire russe, puis l’Union soviétique ont su combler les vides laissés par la puissance turque en Europe orientale et balkanique ou sur ses marges orientales.

Le pouvoir ottoman, du fait même de sa fragilité, a posé au XIXe siècle les jalons de cette politique du balancier, exploitant notamment la rivalité entre les empires britannique et russe. Ainsi, à la période des Tanzimat(1) marquée par le rapprochement avec les puissances européennes, a succédé un rééquilibrage par la politique de neutralité du sultan Abdulhamid.

Toutefois, c’est Mustapha Kemal, pourtant pro-occidental, qui initie véritablement ce balancier et de nouvelles relations avec la Russie.

Dès 1919, afin de mener à bien la guerre d’indépendance, il se rapproche du gouvernement bolchévik, obtient des armes et des moyens financiers. Malgré l’absence de soubassement idéologique, ils se retrouvent dans la lutte contre l’impérialisme européen et signent en mars 1921 un traité d’amitié. Puis, pour assurer l’indépendance et la souveraineté de la jeune république, Atatürk oriente sa politique étrangère vers davantage de neutralité.

Celle-ci se poursuit péniblement jusqu’au printemps 1945, lorsque les intérêts vitaux du pays sont menacés par l’Union soviétique.

L’entrée en guerre de la Turquie, même fort tardive, et le renforcement de ses liens avec les Etats-Unis lui permettent de devenir un des membres fondateurs de l’Onu. Mais, parfois déçue par les choix politiques et stratégiques américains, elle contrebalance occasionnellement son engagement au sein du bloc de l’Ouest par des rapprochements plus ou moins éphémères avec l’URSS post-stalinienne. Ainsi, la question chypriote fournit en 1964 l’occasion d’une réelle normalisation. De courte durée… Tout au long de la guerre froide, des velléités d’autonomie passagères poussent la Turquie à activer périodiquement cette stratégie de balancier.

Depuis quelques années, le «néo-ottomanisme» si souvent évoqué – et discuté – reflète un retour de la puissance turque sur la scène régionale et internationale, selon d’ailleurs une volonté bien antérieure à l’arrivée au pouvoir du parti islamo-conservateur. L’AKP a accentué cette orientation, en redéfinissant la politique étrangère du pays, et en accentuant son caractère multidirectionnel. Si le «zéro problème avec les voisins» a tristement échoué, il a fait écho à la realpolitik de Mustapha Kemal, marquée par la préservation des intérêts nationaux. Dans le même temps, la doctrine poutinienne de réaffirmation mondiale s’est assortie d’une réévaluation de la relation russo-turque.

… mais encore bien actuel !

*Les enjeux géopolitiques et géostratégiques

En effet, depuis le début des années 2000, la Russie affermit de nouveau son emprise sur les rivages septentrionaux et orientaux de la mer Noire (Crimée, Caucase) et jusqu’en Asie centrale. Dès lors, l’ambitieuse mais précautionneuse Turquie, déçue par les éternels atermoiements européens et les exigences américaines récurrentes, peut être tentée par un rapprochement.

Ce réchauffement ne se traduit pas seulement par des affirmations de principe, comme la «Déclaration conjointe sur l’amitié profonde et le partenariat multidimensionnel», de 2004. Il se nourrit de la conscience d’intérêts convergents dans un espace mondial vécu comme trop unipolaire, intérêts qui se manifestent par des institutions communes et des coopérations concrètes. C’est le cas avec la création en 1992 – à l’initiative turque – de l’Organisation de coopération économique de la mer Noire, ou de la participation russe à l’opération de sécurité maritime Black Sea Harmony à partir de 2006.

Alors qu’est fréquemment évoquée la crise de mars 2003 comme un signe d’autonomisation de la politique étrangère turque vis-à-vis des Etats-Unis, l’affaire géorgienne, elle, est souvent oubliée. A l’occasion de la «guerre des Cinq jours» en 2008, la Turquie s’est efforcée d’imposer le respect de la convention de Montreux sur le passage des détroits à son allié américain. Il ne s’est pas agi là d’une oscillation du balancier en faveur de la Russie, mais de la réaffirmation de la volonté turque de stabiliser et pacifier cet espace, et d’y éviter des interférences américaines, potentiellement considérées comme provocatrices. Cette politique a cependant fait long feu lors de la crise ukrainienne.

* Une balance économique et commerciale aux prises avec la puissance russe?

Dans les années 2000, grâce aux réformes structurelles initiées par le gouvernement de Bülent Ecevit (avril 1999 – mars 2003), la Turquie a connu une croissance forte, mais aujourd’hui très ralentie. Le choix de ses partenaires commerciaux, et notamment de l’influente Russie, est donc plus que jamais crucial.

Ainsi, après l’annexion de la Crimée en mars 2014 et les mesures restrictives mises en place par l’Union européenne, la Turquie bénéficie durant quelques mois d’un report d’exportations de la Russie. Lors de la visite de Vladimir Poutine à Ankara en décembre, sont signés de nombreux accords bilatéraux, et la volonté d’intensifier les relations économiques est telle qu’est même évoqué un possible accord de libre-échange.

Mais cette lune de miel ne tarde pas à se ternir. Est régulièrement évoqué le bombardier russe abattu par un F-16 turc en novembre 2015. Il est vrai qu’immédiatement le Kremlin prend des mesures de rétorsion, comme la suspension du régime sans visa établi entre les deux pays en 2011. Celui-ci permet, chaque année, à plus de 3 millions de touristes russes de voyager en Turquie. Cette dernière fournit, quant à elle, à la Russie son 2e contingent de main d’œuvre étrangère, s’assurant ainsi un important retour de capitaux.

D’autres sanctions économiques sont décidées comme l’interdiction d’importer de nombreuses marchandises turques. Certains projets sont un temps suspendus, comme la construction de la centrale nucléaire d’Akkuyu ou du gazoduc Turkish Stream. La Turquie est durement affectée : ainsi, dans la région d’Antalya, le niveau d’emploi chute de 52% entre avril 2015 et avril 2016, du fait tout à la fois de la désertion des touristes russes et de la chute des exportations de fruits et légumes.

Cependant, il faut relativiser l’influence de cet événement. D’une part, si les exportations turques vers la Russie se sont alors effondrées, leur baisse était nette dès le deuxième trimestre 2015, et prolongeait celle amorcée en 2014. D’autre part, le projet de gazoduc avait été suspendu par la Turquie au mois d’août sous la pression de Washington; pour réparer ce camouflet, Moscou a donc rejeté la reprise des négociations… Enfin, la question sécuritaire pèse de manière globale sur le secteur touristique.

Dans le secteur de l’armement, la relation entre les deux pays n’a cessé de se renforcer, comme avec l’accord intergouvernemental de coopération technico-militaire de 1994, concrétisé en 2001. Malgré les pressions américaines, le président turc a confirmé cette collaboration lors de sa rencontre avec Vladimir Poutine le 9 août 2016. La Russie constitue un partenaire avantageux pour une Turquie soucieuse de moderniser son armée à moindre coût et de développer sa propre industrie de défense, en obtenant des transferts de technologies. Elle peut ainsi résoudre les problèmes posés par les protections américaines(2), ou contourner les frictions avec le concurrent israélien(3). Elle évite enfin certaines restrictions à l’exportation établies par l’Union européenne(4).

Cependant, les pressions occidentales restent fortes. L’achat de la plupart des matériels russes ne pose en soi guère de problèmes de compatibilité aux pays de l’Otan, mais les firmes américaines et européennes s’efforcent de limiter cette concurrence, tandis que Washington y voit une menace potentielle pour sa sécurité.

L’ouverture économique de la Turquie constitue tout à la fois un atout pour son développement et une source de fragilité. Elle est, en effet, très dépendante de la Russie notamment. Ce partenariat d’économies complémentaires est cependant profitable, ce qui explique les efforts du président Erdoğan pour renouer les liens distendus à l’hiver 2015. Mais le plateau occidental de la balance reste prégnant. En particulier, on ne saurait oublier le rôle fondamental de l’union douanière avec l’Europe conclue en 1995. Et plus des 2/3 des IDE en Turquie proviennent de l’Union.

Il en est de même quant à la balance géopolitique, le pays ne semblant pas encore prêt à remettre en cause son alliance «légitime» avec les Etats-Unis au profit d’une «aventure» russe.

La crise syrienne, elle, a révélé au grand jour les ambiguïtés de la politique turque, aux prises avec les serres de l’aigle américain et les griffes de l’ours russe.

* Professeur d’histoire-géographie, spécialiste de la Turquie, associée au groupe d’analyse de JFC Conseil.

Notes :
1- Tanzimat, ou «réorganisation» : politique de modernisation.
2- Programme Joint Strike Fighter (F-35), ou refus du Congrès, en mai 2013, de céder à la Turquie deux frégates de type Perry d’occasion.
3- Achat des drones Heron.
4- Affaire du char Léopard 2.

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