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Pourquoi la Sonede doit-elle être auditée ? (Partie 2)

Cet article présente les raisons qui justifient l’audit de la Société nationale d’exploitation et de distribution d’eau (Sonede).

Par Dr Raoudha Gafrej *

La baisse du niveau d’eau dans le barrage Sidi Salem (176 millions de m3 le 14 février 2017), la dégradation de sa qualité, due à tous les rejets, risque d’entraver l’alimentation en eau potable des stations de traitement d’eau de Gdir El-Golla et de Belli, qui alimentent plus de 2,5 millions de personnes.

Aussi l’amélioration possible de la qualité des eaux, en provenance de Sidi Salem en faisant recours aux eaux de l‘extrême Nord (barrage Sidi El-Barrak), reste très limitée, compte tenu de la capacité de la conduite de transfert entre le barrage Sidi El-Barrak et Sejnane surtout que la 2e conduite n’est pas opérationnelle.

Ce qui est également le cas pour la galerie de transfert des eaux du barrage Barbara vers celui de Bouherthma. La dégradation de la qualité des eaux brutes aura pour conséquence une augmentation du coût de traitement de l’eau et donc un prix de revient plus important. Et pourtant, étant pleins, les barrages Sidi El-Barrak, Barbara et Zarga ont rejeté plus de 85 millions de m3 sur la période du 9 au 13 février 2017.

La Medjerda, un bassin fortement pollué et sa ressource menacée

Selon l’étude menée en 2012 dans le cadre du projet SWIM-SM(2), le volume des rejets urbains dans le bassin de la Medjerda sont estimés à 1,27 million de m3/an des rejets non traités et 12 millions m3/an des rejets traités des 19 stations de traitement des eaux polluées (STEP) gérées par l’Office national de l’assainissement – Onas (dont 6 sont partiellement en opération).

La demande biologique d’oxygène (DBO5) est de 886/kg/jour, les Coliformes de 11.000 coliformes/100 ml dans les points d’eau de Jendouba, Bou Salem, la STEP de Béja et de l’Ouest de Siliana, l’azote de 315 Kg/jour et le phosphore de 315 kg/jour.

Ces charges responsables de l’eutrophisation n’intègrent pas les rejets domestiques en milieu rural qui sont inconnus et stockées dans des fosses septiques (ou dans des puits perdus) ou percolés dans les sols.

La quantité des déchets solides est estimée à 149.000 tonnes/an. L’enfouissement se fait dans 38 décharges dont 31 décharges sauvages et 7 décharges semi contrôlées. Les déchets ménagers sont mélangés avec les déchets hospitaliers et industriels et incluent aussi une partie des boues des 19 STEP de l’Onas.

La pollution agricole (le bassin de la Medjerda compte 25% du secteur agricole de la région, emploie environ 87.500 personnes et contribue à environ 50% de la production des denrées alimentaires) est due à une utilisation intensive des engrais phosphatés et azotés ainsi que des pesticides. Ces produits polluent les eaux de surface et les eaux souterraines dues au lessivage des périmètres irrigués. La salinité des eaux souterraines peut atteindre jusqu’à 5 à 7 g/litre; elle est due en partie à l’intrusion des eaux marines. Le drainage contenant des pesticides et nitrates utilisées pour les activités agricoles a été estimé à 221 m3/jour.

La pollution industrielle est due à l’industrie agroalimentaire (sucrerie, produites laitiers, huileries, etc.) avec un volume de rejets de 221 m3/jour et non agroalimentaires avec des concentrations de métaux lourds. La pollution minière est due à 12 mines abandonnées de plombs, de zinc, fer et de cadmium.

A noter également la salinité élevée dans le cours principal de la Medjerda due aux affluents de la rive droite et à l’évaporation, la salinité des sols due à la pénurie et la variabilité de la pluie et la forte évaporation.

Le manque de pluie l’année dernière sur la Medjerda aurait dû être une occasion pour entretenir le cours d’eau et pour régulariser les problèmes fonciers qui entravent la finalisation des travaux surtout des systèmes de transfert entre les barrages.

Etat d’Oued Medjerda, le 3 février 2017 au niveau du pont à Medjez El-Bab.

L’inadéquation des nouvelles mobilisations des eaux, pourquoi ?

Réduire les pertes dans les réseaux et l’infrastructure existante ou produire davantage d’eau? La réponse à cette question clé est détaillée ci-dessous en passant par l’évaluation des pertes dans les processus de production et de distribution de l’eau.

L’évaluation des pertes d’eau a été considérée selon deux hypothèses :

– récupération des pertes réelles selon l’évaluation de la Sonede;

– garantie d’un rendement global des réseaux de 80%.

L’évaluation permet de retenir que, même en considérant la récupération évaluée par la Sonede, qui de notre point de vue est un minimum pouvant être atteint, on pourrait économiser environ 86 millions de m3 ce qui correspond à environ 20% du volume d’eau consommé et facturé. Ce volume dépasse la capacité des 4 stations de dessalement(3) d’eau de mer dont celle de Djerba en cours d’achèvement. Or, en ciblant un rendement des réseaux de 80%, le volume récupéré pourrait atteindre 127 millions de m3.

Le gain serait alors d’environ 48 millions de dinars en 2015 pour l’évaluation de la récupération des pertes réelles par la Sonede et de 71 millions de dinars pour un rendement des réseaux de 80%, soit l’équivalent de 29% des recettes actuelles et cela en considérant les prix moyens d’eau (sans redevance fixe).

L’eau gaspillée, celle de l’extrême Nord : un trésor perdu

Si l’on valorise à 1 dollar le mètre cube d’eau douce dans les pays de bord de mer en stress hydrique (prix accepté internationalement comme étant celui du dessalement), on voit facilement que le barrage de Sidi El-Barrak rejette chaque année dans la Méditerranée un véritable trésor.

Sur la base des données du ministère de l’Agriculture, le barrage a rejeté en mer 3939 millions de m3 entre 2002-2003 et 2015-2016, soit des pertes de 3.939 millions de dollars. A cela, on devra rajouter dans le futur les volumes des 6 autres barrages : Zarga (24 millions de m3), Zayatine (33 millions de m3) entrés en exploitation cette année, Gamgoum (18 millions de m3) achevés en 2012, El-Kbir (64 millions de m3) El Moula (26 millions de m3), achevés en 2013 et non exploités à ce jour et El-Harka (30 millions m3) dont l’achèvement est prévu fin 2016 … sans compter ceux programmés (Raghay, Tessa…) ainsi que le barrage Khanguet Zazia prévu à Sbeitla sur oued Hatab pollué par les anciens rejets de mercure de la Société nationale de cellulose et de papier alfa (SNCPA), et les rejets non conformes aux normes des eaux usées de la SNCPA, de la station d’épuration de Kasserine et des rejets des 30 huileries.

Au total, du moins en ne considérant que ce qui existe déjà, nous disposons à l’extrême Nord de 435 millions de m3, soit un budget annuel qui se jette en mer de 435 millions de dollars, soit 1.044 millions de dinars. Est-ce que l’utilisation de ce potentiel ne nous aurait pas épargné la station de dessalement de Sfax qui pour 100.000 m3/jour (36 millions de m3) va coûter 900 millions de dinars selon la dernière estimation?

Pour un pays vivant en situation de pénurie d’eau absolue et faisant recours au dessalement d’eau de mer, il est inadmissible de gérer des ouvrages de stockage en tolérant les déversements en mer. A titre d’exemple, le barrage Rmel à Zaghouan a déversé, en décembre 2016, 15 millions de m3 d’eau. Les barrages Sidi El-Barrak, Zarga et Barbara ont déversés 85 millions de m3 sur la période du 9 au 13 février 2017. Pour cela, de nouveaux modes de captage des eaux devraient être initiés.

Déversement et dévasement au niveau du barrage Rmel à Zaghouan le 10 décembre 2016.

Malgré la disponibilité de l’eau à l’extrême Nord, on continue à construire des ouvrages de mobilisation alors que les priorités sont ailleurs.

En effet, au lieu d’entretenir les infrastructures d’eau pour réduire les pertes, on continue à construire des barrages pour couvrir les pertes qui ne font qu’augmenter d’une année à l’autre. Et comme le montre le tableau ci- dessous, le volume supplémentaire produit en 2011 par rapport à 2010 est presque égal à l’augmentation des pertes globales entre 2011 et 2010. Tout ce qui est produit de nouveau est perdu. Dit autrement, le rapport de l’écart des pertes globales par rapport à l’écart du volume produit représente 103,6% en 2010 à 78,6% en 2015, soit une moyenne sur les 5 années de 67,5%. Cela veut dire que 67,5% du volume supplémentaire produit chaque année est perdu alors que les extensions des réseaux se font avec des conduites neuves!!! Par ailleurs, le rapport de l’augmentation du volume produit par rapport aux pertes globales varie entre 12,6% en 2010 à 10,2% en 2015. C’est-à-dire qu’un effort de réduction des pertes globales d’une moyenne de 15,6% nous aurait épargné l’augmentation du volume produit et donc du volume prélevé au milieu naturel.

Gestion défaillante : l’audit des systèmes d’eau est la solution

Cette analyse réalisée qui est loin d’être exhaustive permet de montrer la défaillance de la gestion des ressources hydriques et financières. La poursuite par l’Etat de la politique hydrique actuelle est catastrophique.

En effet, le recours à la production de nouvelles ressources (nouveaux barrages et dessalement d’eau de mer) n’est pas justifié, surtout que les opérations imminentes et urgentes sur les systèmes d’eau n’ont pas été réalisées pour réduire les pertes et le gaspillage d’eau dans les systèmes d’eau de la Sonede.

Aussi et sachant que la sensibilisation et l’installation des équipements d’économie d’eau à usage domestique permet de réduire la facture d’eau d’au moins 20%, ces opérations pourraient ramener le volume consommé et facturé à 348,4 millions de m3 et donc un volume prélevé au milieu naturel de 435,5 millions de m3 si l’on admet un rendement global des réseaux de 75%.

Dans ce cas, le gain serait de 236 millions de m3, de quoi couvrir nos besoins jusqu’en 2023 si l’on considère une augmentation des besoins moyens de 6%/an (courbe EE, cf. figure suivante).

Pour finir, il aurait été nettement plus rentable d’investir dans la réduction des pertes et le gaspillage chez le plus gros consommateur d’eau qui est la Sonede et la dépollution du bassin versant de la Medjerda avant de recourir au dessalement, qui non seulement est énergivore, mais polluant et économiquement au-dessus de la capacité de gestion financière de la Sonede; ce qui sera (si aucune augmentation des tarifs n’est envisagée) aux dépends des opérations de maintenance des systèmes d’eau déjà existants et donc d’une détérioration des rendements et par conséquent l’insatisfaction des besoins en eau potable de la population et des secteurs économiques.

Il est également incompréhensible de réduire les budgets d’entretien des infrastructures d’eau, de ne pas investir dans le transfert des eaux déjà existantes (cas de Sidi El-Barrak et de Barbara), et dans l’assainissement – liquide et solides – du bassin versant de la Medjerda et d’investir dans de nouvelles infrastructures dont la plupart sont très peu justifiées (le transfert entre le barrage Sidi Saad et El-Houareb n’est justifiée que dans le cas d’un éventuel transfert futur des eaux du nord et d’un raccordement interrégional des eaux du nord avec les eaux du centre. Si on se limite à une interconnexion des deux barrages, dans le sens Sidi Saâd El-Houareb, cette conduite sera très peu utilisée, et de manière très sporadique (à l’occasion de l’arrivée d’une crue exceptionnelle dans le réservoir de Sidi Saâd, soit moins d’une fois tous les trente ans). Ni la qualité, ni la quantité de l’eau de Sidi Saâd ne plaide en faveur de ce transfert).

L’urgence est le diagnostic des systèmes d’eau de la Sonede conformément au décret 2002-335 du 14 février 2002, ce qui fournira les éléments nécessaires pour réduire les pertes et le gaspillage d’eau et donc les prélèvements excessifs au milieu naturel. Ce diagnostic est plus que nécessaire puisque la Sonede est appelée à élaborer sa vision pour couvrir les besoins en eau potable des zones rurales qui deviendront des municipalités comme l’exige la constitution.

Devant l’ampleur de la mission du diagnostic, je lance un appel aux experts agréés par le ministère de l’Agriculture volontaires pour m’accompagner dans la réalisation, gracieusement, du diagnostic des systèmes d’eau de la Sonede pour le compte de la Nation.

Mais la question clé qui demeure toujours : à qui profite cette gestion défaillante des ressources en eau?

* Expert en audit des systèmes d’eau, enseignant-chercheur.

Précédent article:

Pourquoi la Sonede doit-elle être auditée ? (Partie 1)

Notes :

2) Sherif Arif et Fadi Doumani. 2012. Tunisie, Coût de la Dégradation des Ressources en Eau du Bassin de la Medjerda. Programme de Gestion Intégrée Durable de l’Eau (SWIM-SM)

3) Sfax : 100.000 m3/jour extensible à 200.000 m3/jour – Kerkennah: 6.000 m3/jour – Zarrat : 50.000 m3/jour extensible à 100 000 m3/jour.

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