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Comment lutter contre le secteur informel en Tunisie ? (3/4)

Le secteur informel, la contrebande et les autres informalités constituent un manque à gagner fiscal pour l’Etat. Quelques solutions et stratégies pour y remédier.

Par Abderrahman Ben Zakour *

III- L’informel repérable par le fisc, l’INS et la CNSS.

A- Bref état des lieux.

Le tissu économique tunisien est constitué pour 93 à 95% par des petites activités de production, de services et de commerce. En effet, sur plus de 600.000 unités, entre 500 et 540.000 unités sont de petite taille et ne sont soumis qu’à l’impôt forfaitaire devenu insignifiant.

Ces entreprises qui ont des locaux sur la voie publique sont donc repérables par le fisc, la CNSS et l’INS. Ces unités de production, de services, de réparation et de commerce sont en général (70 à 75%) gérées par un seul actif: un indépendant. Leur niveau de revenu varie beaucoup selon l’activité et surtout selon l’emplacement dans la ville; ceux qui sont dans le centre des grandes villes peuvent dégager plus de 5.000 dinars de bénéfice net par mois, pour d’autres moins chanceux des petits villages ce bénéfice arrive difficilement à 200 ou 250 dinars par mois, soit un minimum vital.

Ce sont des entreprises «informelles» légales tolérées par l’Etat et, malgré les services de proximité rendus à la population, payent tous un impôt dérisoire (inférieur à 100 dinars par an) et ne payent pas ou sous-payent la CNSS. L’iniquité fiscale doit être corrigée selon des critères objectifs.

B – Solution : la correction fiscale

D’abord il est très difficile pour le fisc d’effectuer un contrôle comptable de ces micro-entreprises (trop nombreuses) qui, dans la majorité des cas, ne tiennent pas une comptabilité, et dans les meilleurs des cas, ont-elles un cahier de recettes et dépenses.

De toute évidence le coût de contrôle individuel et exhaustif sera très élevé pour l’administration fiscale.

Dans un objectif de faire payer l’impôt selon le niveau des revenus de chaque activité, il est plus rationnel de faire un découpage des villes en zones selon l’ordre décroissant de la densité de population et de l’intensité des activités économiques : (zone A, zone B., etc.)

Ainsi plus la zone est dense et l’activité économique intense plus la fourchette de l’impôt sera élevée.

De même la taxation sera différente selon le type d’activité : commerce, production ou service de réparation. Il est évident que l’activité commerciale sera plus taxée que la production et le service de réparation.

Les étapes pratiques et concrètes sont les suivantes :

* Le découpage de la ville ou du village par zones : ce découpage ne peut être fait que par des agents publics vivant et travaillant dans le gouvernorat et/ou la ville concernée: agents du fisc, de la CNSS, de l’INS, agents municipaux…

Les zones seront classées en cinq catégories : A, B, C, D, E.

L’impôt de la zone A est le plus élevé; celui de la zone E sera le plus faible.

* Décider de laisser au même niveau d’imposition les activités de production et celles de service, ou les unes plus élevées que les autres.

* Décider que les impôts proposés seront plus élevés sur deux ou trois années.
* Décider pour certains gouvernorats et certains villages que le niveau de l’impôt ne commence qu’à partir de la classe C ou D (discrimination positive des régions défavorisées).

* Faire une campagne médiatique de sensibilisation des opérateurs économiques sur le devoir national de payer un juste impôt.
Ci-dessous un exemple de tableau pour les activités commerciales :

Tableau d’impôt pour les activités commerciales selon la zone :

 

IV – Le commerce ambulant:

Pour une stratégie de formalisation du commerce informel ambulant urbain : des espaces appropriés dans les grandes villes pour les commerçants informels.

La proposition qui suit figure dans une étude faite en 2014 pour le compte du ministère du Commerce.

A – Idée générale de la stratégie :

A côté et parallèlement aux marchés hebdomadaires classiques, il s’agit d’intégrer le commerce informel ambulant, éparpillé dans la capitale et les grandes villes du pays, dans le circuit officiel: il s’agit de lui réserver – construire – des espaces appropriés. Comment ?

L’approche que nous proposons est inspirée de la Chine populaire avec son marché informel «légal» appelé «Silk Market» : une réussite d’intégration du commerce informel dans le circuit officiel.

L’exemple du marché de Moncef Bey qui, dans ce quartier, se présente de façon anarchique sur un espace de 3 ou 4 hectares, est édifiant. L’idée est de construire 4 ou 5 blocs d’immeubles; chaque immeuble sera construit sur 6 à 7 étages; les deux premiers seront réservés pour des parkings payants; les 4 autres étages seront des boutiques et magasins à louer au m2 aux commerçants du quartier; de plus un bureau de recettes des finances y sera installé dans chaque ensemble d’immeubles.

Cette stratégie aura un quadruple avantage :

* Regrouper tous les commerçants du quartier et d’autres ambulants de la ville dans un même espace.

* Ce regroupement facilitera leur recensement et permettra de connaître les activités commerciales exercées. (INS).

* Cela permettra d’organiser l’espace urbain et de le rentabiliser.

* A côté du loyer, une taxation progressive, raisonnable et acceptée par les intéressés, ce qui engendrera des recettes fiscales non négligeables pour l’Etat.

Cette stratégie pourra être généralisée à toutes les zones périphériques de la capitale et à d’autres grandes villes.

L’investissement initial pourra intéresser les banques ou de gros investisseurs privés, par exemple les riches nouveaux barons de la contrebande qui ont accepté d’être formalisés.

Dans la capitale on peut penser au marché Moncef Bey, Mellassine, et pourquoi pas le grand parking de Mohamed V, qui pourra, lui aussi, faire l’objet d’un tel aménagement et bien sûr plusieurs autres quartiers pourront faire l’objet de la même organisation de l’espace géographique tout en y intégrant les commerçants informels et les ambulants.

Cette stratégie sera concertée entre les ministères du Commerce, de l’Intérieur, de l’Economie, des Finances et la direction de l’aménagement du territoire.

Un bureau de recettes fiscales pourra être prévu à l’intérieur de chaque espace (immeuble).

B- Les étapes de concrétisation de cette stratégie.

*Commencer par une expérience pilote dans une ou deux grandes villes par exemple Tunis et Sfax; deux ou trois espaces dans chaque ville.

* Délimiter les périmètres et surface à réserver pour cet espace commercial (entre 3 et 5 hectares).

* Faire un appel d’offre auprès des cabinets d’architectes pour établir un plan de cet espace commercial : un plan qui respecte le plan d’aménagement de la ville.

* Faire un appel d’offre auprès des investisseurs pour l’achat du terrain et la construction de l’espace commercial à 6 ou 7 étages.

* Campagne de sensibilisation auprès des ambulants.

* Location et/ou vente des locaux.

V – La production domestique des femmes au foyer:

Cette activité de production matérielle exercée par des milliers de femmes au foyer a toujours existé et a constitué un appoint de revenu pour subvenir aux besoins des familles moyennes et modestes.

Dans les enquêtes ménages, l’INS a toujours essayé d’estimer ce niveau de production qui peut être écoulée aussi bien sur les marchés hebdomadaires, que dans des magasins et même dans des supermarchés.

Cette production informelle doit être encouragée et soumise à un impôt volontaire minimum (classe E inférieur à 500 dinars par année).

Afin de les encourager à déclarer un impôt volontaire minimum, l’Etat peut, par exemple, après trois années de déclarations successives, leur faciliter un crédit logement ou un crédit pour l’acquisition d’un matériel de production. Les deux crédits seraient fonction de l’impôt payé.

VI – Les NTCI et le développement des activités de services (réparation) et le travail des cadres:

Deux activités informelles nouvelles et invisibles se sont bien développées ces dix dernières années : il s’agit des activités de services de réparation et du travail des cadres. A l’heure actuelle (avril 2017), aucun économiste ou responsable de l’administration ne perçoit le développement de ces activités qui risquent, dans quelques années, de poser de véritables problèmes fiscaux et d’évaluation du PIB national. Examinons une à une ces activités.

A – les services de réparation:

Plusieurs activités de réparation (plomberie, T.V, frigidaires, machines à laver, etc.) sont devenues invisibles et indétectables.

Ainsi, un réparateur qui ouvre un petit magasin durant deux ou trois années se constitue un carnet d’adresses clients, puis ferme le magasin et il lui suffit d’un portable, d’une moto ou mini-camionnettes, d’une boîte à outils pour continuer à travailler d’un client à un autre. Ni loyer, ni apprenti, ni impôt, ni CNSS…. toutes ses recettes sont un revenu net. Par conséquent, il peut largement concurrencer ceux qui sont légalement installés dans des magasins. La minimisation des coûts et la maximisation des revenus est leur règle de comportement. Aucune projection sur le futur pour prévoir une sécurité sociale en cas d’accident ou pour prévoir une retraite pour les années de vieillesse.

Notre connaissance du terrain nous révèle que cette tendance tend à se généraliser. Combien sont-ils? Dans quelles villes sont-ils plus fréquents? Nous ne pouvons avancer aucun chiffre. A notre connaissance, aucune méthode statistique n’est capable de les appréhender ni connaître l’exhaustivité d’une telle population.

La question fondamentale, est comment l’Etat peut-il les approcher pour percevoir l’impôt et les convaincre d’une affiliation à la sécurité sociale.

Une première possibilité consiste à les inciter à s’auto-déclarer en les motivant par des crédits pour l’achat de matériel plus performant, ou des crédits pour l’achat d’un logement.

Une deuxième possibilité, consiste à les inciter à se regrouper en sociétés de services, ainsi plus ils sont nombreux plus le montant du crédit sera élevé et plus l’encadrement-formation dispensé par l’Etat sera important et moderne.

B – Le travail des cadres par internet.

Depuis plusieurs années, les grandes firmes multinationales et bureaux d’études internationaux, au lieu de faire appel à une société légalement constituée et donc plus chère, ont eu tendance à faire directement appel aux compétences locales (personnes physiques bien repérées par leurs compétences et diplômes) d’un pays dans lequel ils doivent exécuter des travaux d’infrastructure ou autres.

Un premier contact par internet, puis une discussion par Skype pour tester le niveau du cadre et discuter du travail à faire et le marché est conclu après envoi par internet des termes de référence de l’étude. Le travail exécuté, la rémunération et le transfert bancaire effectué. Les deux parties sont satisfaites.

Cette transaction de services se fait sans paiement d’impôt (15%) pour l’Etat tunisien. Ces cadres peuvent même être des fonctionnaires permanents de l’Etat (ingénieurs, enseignants universitaires, etc.). Certains font une ou deux fois le déplacement à l’étranger pour ouvrir un compte et la rémunération leur est directement versée dans ce compte.

Quel est l’ampleur de ce phénomène? Combien de cadres exercent ainsi occasionnellement ou de façon quasi-continu? Quel est le volume du chiffre d’affaires et des transferts bancaires reçus par ces cadres? Quel est le manque à gagner fiscal de l’Etat? Malgré qu’il s’agisse d’un phénomène nouveau (une dizaine d’années), à l’heure actuelle, personne ne peut répondre à ces questions, à notre connaissance aucune méthode statistique ne peut, à l’heure actuelle, appréhender ce phénomène.

Ainsi donc, les NTCI ont favorisé le développement de ce travail informel hautement qualifié qui échappe totalement à l’Etat et donc à la fiscalité. Il a tendance à se généraliser dans les prochaines années.

A suivre…

*Professeur universitaire d’économie et statistique, spécialiste du secteur informel en Tunisie.

 

Demain :

VII – Logements informels et problèmes fonciers

 

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Comment lutter contre le secteur informel en Tunisie ? (1/4)

Comment lutter contre le secteur informel en Tunisie ? (2/4)

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