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Réduire l’aide des Etats-Unis à la Tunisie serait une grave erreur

Premier contact de Chahed avec l’administration Trump lors de son voyage aux Etats-Unis en juillet 2017.

L’auteur défend avec force l’idée selon laquelle la Tunisie, plus qu’à aucun autre moment de son histoire récente, a besoin du soutien des Etats-Unis…

Par Safwan Masri *

Lorsque le président Dwight Eisenhower a visité la Tunisie, le 17 décembre 1957, il avait demandé au président Habib Bourguiba ce que les Etats-Unis pouvaient faire pour aider son jeune pays. Bourguiba, qui souhaitait construire une nation moderne se distinguant du reste du monde arabe, n’avait pas sollicité d’Eisenhower une aide militaire, mais il a plutôt demandé de la nourriture, de l’éducation et du logement pour son peuple.

La Tunisie, seule dans le monde arabe

Aujourd’hui, à un moment où les responsables politiques à Washington sont en pleines tractations avec la Maison Blanche sur le budget de l’Etat pour l’année 2018, ils devraient avoir présent à l’esprit cet échange entre Eisenhower et Bourguiba.

La requête de Bourguiba a été acceptée et, vers la fin des années 1960, le 1/6 de la croissance économique de la Tunisie était le produit de l’aide au développement fournie par les Etats-Unis.

Durant cette période, également, la Tunisie avait nombre d’alliances avec les Etats-Unis et d’autres puissances occidentales, malgré le fait que ces adhésions impliquaient très souvent qu’elle se soit trouvée en conflit avec le reste du monde arabe, y compris notamment lorsque Bourguiba avait défendu l’idée selon laquelle la question palestinienne devrait être résolue par étapes et qu’il avait prôné, en 1965, une solution pacifique au problème israélo-palestinien.

A cette époque, aussi, la Tunisie se distinguait du reste des nations arabes d’une autre manière significative. Au lendemain de son indépendance, en 1956, le pays a régulièrement alloué le plus gros du budget de l’Etat – parfois jusqu’au tiers – à l’éducation et au développement de la jeunesse tunisienne.

L’enseignement en Tunisie inculquait aux apprenants des valeurs qui étaient en accord avec les idéaux de pluralisme et d’ouverture et les principes que défendaient les Etats-Unis. Pour Bourguiba, l’éducation était un moyen dont il se servait pour combattre ce qu’il avait pour habitude d’appeler les structures mentales de ceux d’entre les Tunisiens qui s’opposaient ou étaient indifférents à ses programmes de modernisation du pays –notamment, par le biais de la défense des droits de la femme et de la réduction de l’influence sociale de la religion.

L’enseignement en Tunisie – fondé sur le bilinguisme et la mixité – avait favorisé le développement chez les apprenants de leur esprit critique et leur capacité de raisonnement. Alors que le pouvoir de la religion et son discours exclusionniste régnaient en maîtres à travers toute la région, c’était le pouvoir de l’éducation qui définissait la Tunisie et lui traçait la voie à suivre.

Cet investissement que le pays a consenti pour la promotion de l’éducation a fini par payer, le jour où, en 2011, les Tunisiens se sont révoltés, ont délogé Zine El-Abidine Ben Ali et, ensuite, ils ont réussi à tirer avantage de la dynamique suscité par le Printemps arabe afin d’assurer une transition pacifique vers une démocratie pleinement opérationnelle.

Et, en cela, l’expérience tunisienne demeure une anomalie arabe.

Le Congrès américain réclame «pas moins» de 165 millions de dollars

Il s’agit, en effet, d’une expérience qui, pendant plus d’un demi-siècle, a su démontrer l’importance de l’éducation et d’autres instruments de puissance douce en tant que mécanismes de progrès. Pourtant, aujourd’hui, l’administration de Donald Trump remet en question cette réalisation, et elle la menacerait même en proposant de réduire son aide financière à la Tunisie de 177 millions de dollars, en 2016, à moins de 55 millions de dollars, pour 2018 (…)

Les commissions budgétaires de la Chambre des représentants et du Sénat ont rejeté le projet de budget de la Maison Blanche, défendant tous deux une assistance de «pas moins» de 165 millions de dollars à la Tunisie. Bien que ce désaccord indique clairement que la Tunisie a de solides alliés à Washington, cette aide dépend encore d’un accord entre le législatif américain et l’administration Trump sur les affectations de crédit pour l’année 2018.

La transition démocratique en Tunisie reste fragile et le pays continue de faire face à de nombreux problèmes: un taux de chômage élevé, une croissance insuffisante, une montée persistante de l’endettement et une corruption endémique. (…) Le temps est donc venu pour le monde, et les Etats-Unis en particulier, de concrétiser les engagements pris à renforcer cette démocratie tunisienne émergente, qui reste vulnérable, et d’aider les Tunisiens à consolider les acquis de leur révolution et à établir la stabilité dans leur pays.

Avec pareil soutien, il y a tout lieu de croire que l’Etat de droit et des institutions démocratiques prévaudra dans ce pays. Depuis la chute du régime de Ben Ali, la Tunisie a adopté une constitution civile progressiste, organisé des élections parlementaires libres et équitables et tenu une présidentielle dont le vainqueur, pour la première fois dans l’histoire du pays, a été démocratiquement élu. Pour la première fois également, dans un pays arabe, un parti islamiste, Ennahdha, a abandonné son étiquette islamiste et s’est redéfini, en mai 2016, en formation politique islamo-démocrate – c’est-à-dire un parti politique qui place les intérêts économiques du pays au-dessus de toutes autres considérations; il a décidé d’interdire à ses dirigeants de participer aux activités des organisations religieuses et caritatives ou de prêcher dans les mosquées.

Récemment aussi, la femme tunisienne a été la première dans le monde arabe à obtenir le droit d’épouser un non-musulman; et, en août dernier, le président tunisien Béji Caïd Essebsi a ébranlé le monde musulman en défendant l’idée de l’égalité successorale entre les deux sexes (selon la charia, en matière d’héritage, la femme n’a droit qu’à la moitié de ce qui revient à l’homme).

Il y a six décennies, les présidents Eisenhower et Bourguiba avaient mis la Tunisie sur la bonne voie et s’étaient accordés sur les termes les plus productifs de l’engagement des Etats-Unis en faveur de ce pays. Les décideurs américains, à Washington et la Maison Blanche, devraient garder à l’esprit l’histoire de cette entente entre les deux hommes d’Etat et ne jamais perdre de vue que la Tunisie demeure l’exemple unique d’une transition démocratique pacifique qui a réussi dans la région.

Réduire l’aide des Etats-Unis à ce pays serait une erreur très coûteuse.

Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla

* Safwan Masri est professeur et vice-président exécutif à la prestigieuse Columbia University de New York. Il vient de publier, cet été, une livre sur notre pays (“Tunisia: An Arab Anomaly” (Columbia University Press, 2017), où il tente d’analyser l’exception tunisienne, l’unique réussite des soulèvements arabes de 2011…

** Le titre et les intertitres sont de la rédaction.

Source: ‘‘The Hill’’.

Vient de paraître : Exception tunisienne ou «anomalie arabe» ?

‘‘Financial Times’’ : La Tunisie a mis l’islam à sa place

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