Avec la révolution des technologies actuelles, le développement est entre toutes les mains, irresponsables mêmes. Aussi le sous-développement est-il, désormais mental, largement partagé.
Par Farhat Othman *
Jacques Berque disait déjà, il y a bien longtemps, qu’il n’y a pas de sous-développés, mais des pays sous-analysés. C’est plus vrai aujourd’hui, en un monde globalisé où le développement ne peut plus relever du niveau de vie et des recettes économiques et financières d’antan, désormais obsolètes. Surtout qu’elles se réduisent à un matérialisme excessif, un capitalisme dévergondé et sauvage.
Déjà, dans le sillage de l’ère de l’information, il n’y a plus qu’un seul type de sous-développement basé sur des complexes de développement et même de surdéveloppement pour les uns et de sous-développement pour les autres. Le développement se situe donc au niveau de l’intelligence humaine et la qualité du mental, saine ou malsaine; c’est le sous-développement mental.
Catégorie datée et obsolète, le sous-développement classique ne sert plus que d’instrument pour asseoir la domination, purement fictive, de puissances mentales, occidentales en particulier et qui, tout en violant les valeurs affichées, en usent pour justifier un ascendant et un pouvoir qu’elles n’auraient plus autrement. C’est bien l’addiction mentale à leur modèle périmé des supposés «sous-développés», notamment chez leurs élites, qui fait réalité du magistère usurpé des autoproclamés «développés».
Le sous-développement est mental
Économique à l’origine, désignant l’état d’une économie considérée insuffisamment développée au sens qu’elle est insuffisamment intégrée aux paramètres globaux faisant la richesse du monde, le terme sous-développement est plus que jamais inapproprié aux réalités de nos jours de globalisation à outrance sous la férule d’une économie capitalistique de plus en plus.
Comme une monnaie n’ayant plus cours, c’est une survivance d’un passé qui n’intéresse que les collectionneurs ou les commerçants en monnaie de singe. Car l’économie de tout pays, aujourd’hui, outre d’être globalisée, est de plus en plus numérisée et virtualisée, marquée surtout par les acquis des technologies de l’information qui ont la particularité d’être quasiment à portée de tout un chacun, y compris des esprits les plus archaïques. C’est notre ère postmoderne qui veut cela; or, elle est la synergie, réussie ou explosive, de l’archaïsme et de l’hypermodernité; Daech usant de l’Internet pour exister en est la parfaite illustration.
Avec le mondialisme allant croissant, on se rend bien compte qu’il est devenu impossible de développer l’économie d’un pays, surtout quand il est sans richesses matérielles propres, aussi facilement qu’avant, tout développement pouvant se résoudre en inconvénients majeurs pour ceux qui profitent de son état actuel ou passé, et ce directement ou indirectement, le moindre changement étant susceptible de contrarier leurs intérêts. D’où la persistance à nos jours de l’ordre mondial pourtant dépassé, n’étant que le désordre injuste d’un monde fini.
C’est bien le capitalisme néocolonial ou mental qui favorise ainsi le maintien de cette catégorie du sous-développement devenue sans sens autre que mental. Il se résume dans l’admission par les supposés damnés de la terre de leur condition d’infériorité et l’intégration par eux du sentiment de mériter un tel état d’infériorité. C’est sur une telle infériorité consentie, une servitude voulue, que table l’Occident pour continuer à imposer son mythe de société développée, et donc supérieure.
Sous-développement du Nord : le complexe du développé
Certes, il serait absurde de dire que l’Occident ne serait pas développé dans l’absolu. C’est en termes éthiques que nous parlons du développement, les valeurs qui ont été à la base de son essor et de son magistère moral, ce qu’on a nommé Lumières. Or, sans éthique, la politique et l’économie aussi ne sont que ruine de tout; c’est elle qui fonde la richesse des nations ainsi que le libéralisme authentique l’avait compris.
Il faut se rendre à l’évidence : ses Lumières sont clignotantes ou même éteintes aujourd’hui, l’Occident les violant sans cesse et partout. Elles n’éclairent que les cerveaux serviles de qui veut y croire, des mentalités asservies dans le Sud exclu des privilèges du Nord, issus d’un réel vol de l’histoire effectué aux dépens de ce même Sud.
Seuls comptent, aux yeux des maîtres actuels du monde, supposés développés, les intérêts induits par leur système économique capitaliste redevenu sauvage, un matérialisme excessif autorisant toutes les turpitudes, y compris de faire alliance avec les négateurs officiels de leurs valeurs, les intégristes musulmans, après avoir usé jusqu’à la corde les dictateurs de tout acabit, dont le nôtre, en une Tunisie parfait exemple du jeu malsain d’Occident.
C’est une telle faillite morale qui fait l’Occident sous-développé, un sous-développement mental. Or, il en joue en l’occultant avec la conviction des pays du Sud dans la validité de son modèle de par leur attachement névrotique à des valeurs devenues sans nulle réalité. Aussi le propre sous-développement du Nord se trouve-t-il occulté par celui de ceux qui croient en leur propre sous-développement, espérant vainement s’en sortir en singeant l’Occident, se jugeant et jugeant les leurs comme des éternels sous-développés. Et l’Occidental est bien aise, de la sorte, de cultiver une vaine supériorité, développant son complexe de développé, un mythe créé de toutes pièces grâce aux sous-développés parmi les élites occidentalisées et leurs clones orientocentrés, l’excès générant l’excès.
Sous-développement du Sud : un complexe d’abord !
C’est à la fois la conviction des gens du Sud en leur propre sous-développement et, dans même temps, dans le développement des pays et des gens du Nord que se crée le complexe de sous-développé réduit au manque de richesses matérielles. Pourtant, malgré une telle pauvreté, on peut être riche et développé autrement : de culture et de qualités morales et éthiques, véritables indicateurs du vrai développement, source de cet héritage d’humanités, de bonnes manières et de savoir-vivre appelé Lumières. Or, une telle saine conception ne compte plus face au dévergondage du sens du développement imposé par l’Occident matérialiste à l’excès.
C’est bien sur une telle dévalorisation de soi que compte ce dernier pour continuer à faire croire à l’illusion de son développement périmé, occultant du coup son sous-développement mental. Outre la nature de la révolution des nouvelles technologies bien plus accessibles à tous qu’avant, le Sud bénéficie d’atouts réels supplémentaires pour damer le pion à l’Occident pour peu que ses élites, et partant ses masses se calant sur leur exemple, cessent de croire aveuglément au leurre du développement.
Plus que jamais, le Sud est en mesure de révolutionner son état de dépendance, la Tunisie en donne bien l’exemple. Car l’histoire humaine nous apprend que la pensée ne devient innovante qu’en situation de risque majeur; aussi, rien qu’à ce titre déjà, la crise actuelle que nous endurons dans le monde et en Tunisie pourrait n’être que bénéfique. Au reste, en son sens étymologique, elle est synonyme de «crible» : ce qui permet le passage au tamis des valeurs, éliminant celles qui sont obsolètes et qu’on s’obstine à croire toujours pertinentes. Comment donc innover en temps de crise?
Pour ré-enchanter un monde désenchanté, rien ne serait impossible si l’on osait se défaire de l’illusion actuelle du sous-développement, libérant son mental du néocolonialisme auquel il est soumis. Rappelons-nous, à ce propos, ce que l’académicien, philosophe et psychologue René Huyghe disait : «les grandes inventions viennent à leur heure; elles demandent pour éclore d’être aidées par un climat favorable, par un appel… elles ne surgissent qu’en réponse à une attente»! Cette attente est celle que les élites du Sud se libèrent de leur complexe en osant se croire, non pas des sous-développées ou des développés seulement par rapport à leurs compatriotes; il leur faut être en mesure de distinguer le mental développé des leurs et sous-développé chez ceux qu’ils singent en Occident.
Le nouveau mythe de la caverne
C’est d’un nouveau mythe de la caverne qu’il s’agit ici, avec cette différence que les gens de la caverne ne croient pas tous à l’illusion des ombres; il en est qui l’entretiennent chez les masses pour en vivre, en faire commerce. Ce sont à la fois les rares privilégiés qui ont quitté la caverne, les maîtres de l’Occident, et ceux qui les servent parmi les reclus de la caverne, et qui se croient être dans le vrai, car bien orientés. Or, cela ne vient pas du seul fait que leur horizon ne soit pas le mur de la caverne, et qu’ils aient pour orientation son entrée et la lumière dehors. Car ils n’osent y aller, attendant la permission des maîtres du dehors, les prenant pour des Dieux, réinventant la religion qui est civile cette fois-ci. Et c’est le sous-développement mental.
Dans le judaïsme, il est une expression grosse de sens qui traduit l’état de nos intellectuels colonisés mentaux, et donc sous-développés à demeure du fait de leur propre volonté : être un «juif honteux». Appliquée aux nôtres, elle en fait des musulmans honteux, étant donné que l’islam est d’abord une culture, tout comme le judaïsme. Il est, par conséquent, clair que la solution de sortie d’un tel sous-développement est entre les mains de nos élites, en eux, consistant à s’éveiller à la lumière qui est dans leur propre personne, non à s’obstiner s’éclairer des Lumières occidentales désormais éteintes.
Tout se passe comme avec ces pays ensoleillés, au sol et sous-sol regorgeant de richesses, mais qu’on ne voit pas faute de vouloir et donc de pouvoir en profiter. Pourtant, qui ne sait plus profiter du soleil, du vent comme hier des entrailles de leur terre? Il en ira de même du cerveau humain, pour peu qu’on en mette en valeur la matière grise, grande et même seule vraie richesse, de la Tunisie comme de l’humanité entière.
Il n’est de jour sans nuit; c’est même elle qui annonce le jour. Quand on est au crépuscule d’un temps, comme c’est le cas de notre monde, il ne sert à rien de s’accrocher aux lumières désormais clignotantes sinon éteintes, il faut accepter la fatale venue de la nuit pour préparer celle de la nouvelle aurore. Surtout que l’obscurité est propice aux forces du mal, dont l’œuvre est maximisée par les inconscients qui les servent parmi les gens supposés du bien. Ainsi que le disait Gramsci : «Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres». Ces derniers sont les néo-colonisateurs mentaux se servant des néo-colonisés mentaux; c’est l’impérialisme postmoderne qui n’est qu’un sous-développement du mental.
* Ancien diplomate, écrivain.
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