Béji Caïd-Essebsi prétendant faire de la patrie sa famille alors qu’il fait de sa famille sa patrie.
Élevée en art, cette hypocrisie sociale qu’est ce «jeu du je» est devenue une seconde nature chez le Tunisien. Illustration éloquente en est donnée, en politique, par le chef de l’État, et dans le domaine socio-culturel par les militants anti-homophobie.
Par Farhat Othman *
Un tel jeu relève du trait culturel plus général, évident chez les Arabes, résumé par la «parabole du moucharabieh» qui se définit comme suit : on tient tant à l’image donnée de soi qu’on aime bien simuler, dissimuler et aussi tout observer sans être vu afin de ne rien laisser au hasard avant une apparition publique devant être parfaite, quitte à verser dans l’esbroufe, relever d’un tour de prestidigitation.
La fonction du balcon grillagé qu’est le moucharabieh permet de voir sans être vu, moins par cachotterie ou voyeurisme que pour s’offrir au regard qu’on aime bien voir se poser sur soi mais sous son meilleur jour, après s’y être préparé afin de prétendre à ce qu’on cherche le plus : être louangé.
C’est une caractéristique psychologique évidente en Tunisie où compte tant l’image, et ce qu’on en fait, bien plus que ce qu’elle peut cacher de laid dont on s’accommode tant qu’il est occulté. Or, comme le pays relève d’un temps où prime l’apparence et la dictature du chiqué, on n’y fait que s’adonner avec délectation à ce jeu, bien vicieux si l’on va au creux des choses, se suffisant d’une apparence pouvant sembler suffisamment innocente pour tromper, faire de l’effet, négliger sa nature intrinsèquement coupable. Ne sommes-nous pas en une époque d’insignifiance et de zéroïsme de sens ?
Hypocrisie du président de la République
Personne ne niera que l’hôte de Carthage est un parfait animal politique dont le talent est immense et la ruse sans limites. Toutefois, de telles caractéristiques, qui étaient des qualités en un temps où la politique avait encore ses lettres de noblesse, ne sont que pires vices aujourd’hui que la politique, qu’on le veuille ou non, a besoin impérativement d’être quelque peu éthique. Sinon, c’est la cassure avec les masses qui communient de plus en plus dans les émotions, et surtout une faim vorace du sens éthique des choses, dont celles estimées désormais basiquement immorales, ainsi que l’est devenue la politique chez nous : une pratique politicienne.
C’est bien d’elle que relève M. Caïd-Essebsi prétendant faire de la patrie sa famille alors qu’il fait, envers et contre tous, de sa famille sa patrie. Pour cela, tous les moyens ludiques lui semblent bons, la dernière trouvaille étant de se prétendre sans pouvoirs suffisants pour agir, influer sur le cours des événements. Ainsi a-t-il osé dire, sans ambages, lors de son discours du 20-Mars, avoir tout tenté, mais en vain, pour servir le pays, le sortir de la crise.
Bien évidemment, il n’a pas un seul instant mis en cause sa compétence à le faire, se plaignant d’une constitution qui ne le prive pourtant pas de moyens suffisants s’il avait voulu sérieusement en user en vue d’innover, introduire l’imagination créatrice en politique.
Nous rappellerons plus loin certains des pouvoirs que la constitution reconnaît au chef de l’État et qui ne sont pas mineurs; mais disons, de suite, qu’en tant qu’artisan de la diplomatie, il aurait pu user d’une arme fatale pour changer la donne économique et politique en Tunisie, car assurée de retombées bénéfiques : la transformation de la dépendance actuelle, informelle, tue et sans droits, de la Tunisie vis-à-vis de l’Europe en une dépendance réelle, mais revendiquée et donc avec des droits, et ce en réclamant l’adhésion du pays à l’Union européenne. Et en un signe tangible immédiat d’un tel processus, l’instauration de la libre circulation humaine pour nos ressortissants avec la transformation du visa actuel en visa biométrique de circulation.
Ce n’est que la plus spectaculaire des initiatives que M. Caïd Essebsi aurait pu prendre (pourrait encore) s’il avait voulu véritablement sortir le pays de sa crise actuelle; en voici d’autres nécessitant un peu moins de courage politique relevant toujours de se secteur qui lui est réservé : oser redonner son âme à la diplomatie tunisienne en rétablissant les relations avec la Syrie et en en établissant avec Israël au lieu de continuer cyniquement à simuler et dissimuler les choses en ce domaine où une telle évolution est nécessaire et est même fatale.
Comme il n’est jamais trop tard pour se racheter, à la veille de la tenue imminente à Tunis du sommet de la Ligue des États arabes et celui, en 2020, de la francophonie, que la Tunisie rompe donc avec sa politique étrangère actuelle de gribouille, osant une noblesse de geste et de parole, être ce juste de voix et de voie que lui autorise la geste de Bourguiba et la maturité de son peuple ! Qu’elle plaide enfin pour la normalisation avec la Syrie et Israël et appelle à une aire de civilisation entre l’Orient et l’Occident, le manifestant par la proposition de l’instauration d’un visa de libre circulation entre ressortissants des pays francophones démocrates ou en cours de le devenir. Un tel visa francophone ne dérogerait en rien aux réquisits sécuritaires actuels étant, en plus, de circulation, usant d’une catégorie dont on use peu et qui deviendrait ainsi la règle.
S’agissant des compétences constitutionnelles avérées du président de la République, seconde autorité du duo de l’exécutif, rappelons qu’en sa qualité de chef de l’État, il veille au respect de la Constitution. Ce qui n’est pas rien, lui permettant, par exemple, d’invoquer cette attribution pour refuser que les élections soient organisées avant la mise en place de la Cour constitutionnelle, son absence étant une violation caractérisée du respect de la constitution.
De plus, comme il a, parmi d’autres attributions, l’initiative législative, ses projets de loi étant même prioritaires par rapport aux textes des députés, pourquoi n’en use-t-il pas pour changer la législation scélérate de la dictature en vigueur? Et, pour le moins, pourquoi n’adresse-t-il pas des messages au parlement afin d’accélérer l’adoption des textes enterrés, tel celui sur l’égalité successorale?
Assurément, cela aurait bien aidé à sortir quelque peu le pays de sa mortifère inertie; mais notre président préfère plutôt jouer à l’absence de compétences pour se plaindre à réformer le pays. Ne serait-ce pas, tout simplement, par cet infantilisme que serait l’amour de ce «jeu du je», qui est bien puéril au soir de la vie ?
Hypocrisie des militants anti-homophobie
Depuis le 22 jusqu’au 25 mars, se tient à Tunis, la seconde édition du festival des films Queer, entendez gays. Vous avez bien lu, il s’agit d’un festival qui en est à sa seconde édition et qui projette des films interdits en salle, l’homosexualité étant toujours criminalisée en Tunisie. Voilà un autre exemple, culturel cette fois-ci, de ce vicieux jeu de soi, les militants anti-homophobie se souciant peu que l’homophobie soit toujours légale en Tunisie, que des innocents croupissent en prison ou risquent de s’y retrouver au sortir des projections de ce festival montrant pas moins de 31 films osant parler de sujets interdits relatifs aux minorités sexuelles.
Il n’y aura pas que des projections de films, d’ailleurs, puisqu’on prévoit une exposition et des concerts à l’occasion de la soirée d’ouverture et de clôture du festival, outre des tables rondes et des workshops. Toutefois, et c’est ce qui est aberrant, on n’y fera que de l’incantation, dénonçant les lois homophobes, sans oser évoquer la vraie cause qui fait que la Tunisie est toujours homophobe : la prétendue interdiction religieuse.
En effet, les organisateurs, en l’occurrence l’association Mawjoudin, épaulée par Chouf, se veulent laïques et se refusent, par conséquent, d’aborder le seul vrai problème en matière d’homophobie en terre d’islam, le supposé anathème religieux. Pour cela, ils ont non seulement le feu vert des autorités, mais même les encouragements des religieux intégristes, sans parler des sponsors occidentaux qui ne se lassent pas de servir l’islamophobie.
Au vrai, un tel festival dessert la cause anti-homophobie, ne servant que l’homophobie, contribuant à ce que rien ne change dans le pays au niveau légal, l’ordre scélérat demeurant en place et donnant même des arguments aux homophobes. Puisqu’on y tient un festival gay, la Tunisie ne peut être taxée d’homophobie !
Voilà ce que ce genre de manifestations permet aux homophobes de tenir comme discours auprès de l’Occident qui ne cherche rien tant que de tels faux gages pour ne pas avoir à agir en vue d’imposer à ses obligés islamistes (puisqu’il les soutient à bout de bras) d’abolir les lois scélérates sans plus tarder.
Ainsi, le «jeu du je» continue de plus belle de la part de nos religieux, mais avec une complicité active des militants. Certes, on peut comprendre ces derniers se voulant soucieux de satisfaire les attentes de leurs sponsors d’Occident et se consolant en se disant que c’est déjà pas mal d’avoir un festival qui survit dans un environnement légal répressif; or, ils ne doivent pas négliger le fait que non seulement ils acceptent un tel cadre légal scélérat, mais le renforcent par leur action. Car ce qu’ils voient comme une manifestation militante à caractère festif est juste réduite à n’être qu’une fête entre soi. Cela ne gênerait en rien, s’il ne devait pas être récupéré par les homophobes en vue de justifier le maintien en l’état de l’ordre scélérat. Et c’est bien le cas !
Aussi est-il vain de prétendre, comme le font les organisateurs, que l’objectif de cette deuxième édition est d’instaurer une plateforme d’échange entre la communauté LGBT et ses alliés, de faire émerger une culture alternative au cinéma; cela ne peut se faire qu’une fois la loi homophobe abolie, dans un environnement de droits et de libertés. On en est bien loin puisqu’on se refuse même de proposer le projet de loi tueur de l’homophobie en Tunisie, celui qui oserait le faire au nom de la constitution, mais aussi de la religion, la première renvoyant aux valeurs de l’islam. On préfère user de cette rengaine bien tunisienne que tout va bien dans le meilleur des mondes, et de cette autre rengaine, le jeu de se donner en spectacle sous son meilleur jour, quitte à ce que cela ne soit qu’un masque qu’on porte pour se faire plaisir, en trompant et en se trompant.
Ainsi, pour cause de démission des militants ayant en vue la laïcité, non l’abolition de l’homophobie, les gays tunisiens continueront de souffrir et de vivre en cachette encore longtemps. Au demeurant, il est à noter que ce festival — pour des raisons de sécurité, comme le précise l’organisation — tient secrets les lieux de la manifestation et sa programmation, invitant les intéressés de s’adresser aux associations organisatrices pour les renseignements utiles. Comment mieux servir l’homophobie que de se faire aussi invisibles — une des exigences des homophobes — et de manière consentante qui plus est, tout en étant quasiment fiers. C’est bien le comble; quel honteux «jeu du je» !
* Ancien diplomate et écrivain.
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