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Bloc-notes : Peut-on raconter l’histoire de l’islam sans manichéisme ?

Raconter l’histoire de l’islam avec ses zones d’ombres n’est ni facile ni impossible, nécessitant tout juste d’éviter le manichéisme pour ne pas faillir à l’impératif de neutralité axiologique et épistémologique. Ce que ne fait pas ‘‘Les Califes maudits’’ de Hela Ouardi.

Par Farhat Othman *

D’emblée, un tel titre situe la visée du livre qui, selon certaines indiscrétions, relèverait d’une machination contre l’islam au prétexte de contrer la désinformation des intégristes. D’aucuns affirment même avoir été démarchés pour s’y impliquer et le refusant. D’ailleurs, madame Ouardi ne nie pas qu’au départ, le projet fût de lecture avant de se transformer en écriture. Qu’importe ! Nous respectons trop notre professeure de littérature et de civilisation françaises pour s’attarder à cet aspect des choses; ce qui importe est la motivation du projet.

Or, notre auteure soutient avoir tenu à mettre à la disposition du public un savoir méconnu pour servir de rempart contre la peur. Sa lecture renouvelée de la tradition entend ainsi libérer les musulmans de la confiscation par les dogmatiques de leur histoire pour un enfermement identitaire. En cela, elle échoue totalement, car elle ne fait que donner des arguments supplémentaires aux intégristes, trop heureux de pouvoir mieux dénoncer encore les menées de l’Occident judéo-chrétien agissant à coucher l’islam dans son lit de Procuste faits de fallacieux idéaux, étant sans cesse violés par lui-même. Aussi, la littérature de notre respectable compatriote sert, au final au-delà de leurs attentes, les intérêts de qui elle veut combattre, puisqu’elle leur donne raison.

Des califes majeurs vraiment maudits ?

Nul ne conteste la nécessité de parler des sujets supposés tabous en islam; l’auteur de ces lignes est bien placé pour le faire, l’ayant osé déjà en 2015, y compris sur le même sujet que le dernier ouvrage de madame Ouardi. Intitulé ‘‘Aux origines de l’islam. Succession du prophète, ombres et lumières’’, publié au Maroc par Afrique Orient, il s’agit d’une fresque historique évitant soigneusement le piège dans lequel tombe ‘‘Les califes maudits’’ et qui s’en serait même inspiré, selon d’aucuns.

S’il traite, en les synthétisant en quatre chapitres, des événements et thèmes qu’étale et détaille spectaculairement le second, il n’en passe rien sous silence, le faisant de la façon qui manque à l’ouvrage de Ouardi : pédagogiquement, respectant les canons de l’histoire avec surtout la distance aux jugements, sans instrumentalisation du moindre effet subliminal. Surtout, sans insinuer de turpitudes propres aux acteurs de l’histoire mis en scène, ou alors en traits humains générés par les impératifs inhérents à leur temps, et donc nullement spécifiques à l’islam nécessairement.

Avec ‘‘Les califes maudits’’, dès le titre déjà, les figures emblématiques de l’islam majoritaire sont ravalées au niveau des rois maudits bien connus en France. Est-ce raisonnable ? Où est passée leur autre dimension religieuse et spirituelle pourtant avérée ? Comment ôter de la sorte l’aura qu’ils ont légitimement, en tant que fondateurs ou à l’origine de l’âge d’or de l’islam, à ces califes majeurs dits «bien guidés», toujours considérés comme une quintessence de l’éthique musulmane, et pas seulement intégriste? N’est-il pas, pour le moins, contre-productif de ne pas prendre de précautions scientifiques et éthiques afin de ne pas provoquer inutilement les sentiments des masses déjà honteusement trompées sur leur foi?

De plus, n’est-ce pas être ainsi en faute, servant sans s’en rendre compte des objectifs dépassant la naïve volonté de s’opposer au dogmatisme salafiste ? En excipant, sans trop convaincre, une telle visée, madame Ouardi ne s’érige-t-elle pas, elle-même, en salafiste profane, aussi dogmatique que les religieux ? Cela n’aggrave-t-il pas inutilement la situation actuelle d’un monde arabe musulman plus que jamais en pertes de repères et de valeurs ? Il est vrai, tout l’islam ne vénère pas lesdits califes, les chiites allant même jusqu’à en rejeter les trois premiers, les maudissant aussi; ils ne vénèrent pas moins le quatrième, qu’on déifie presque.

Au reste, s’agissant de déification, irait-on aujourd’hui, au nom de la science et de l’histoire, jusqu’à médire du Christ, reprendre ce qu’en disaient les anciens juifs et même, aujourd’hui, certains intégristes parmi eux, à savoir que ce supposé Dieu ou fils de Dieu est fils adultérin ? Quel blasphème, ou quel manque de respect dû aussi bien à sa personne nécessitant respect qu’à la croyance bien incrustée chez nombre de chrétiens ?

Impertinence et vérité historique

Premier d’une série de cinq récits qui relatent les règnes des quatre successeurs du prophète, le livre de madame Ouardi prétend raconter l’histoire secrète de l’islam, alors qu’il n’y a rien de vraiment secret dans ce qu’il étale sans les précautions d’usage, avec manichéisme, ne prenant pas l’effort de situer dans leur contexte les événement contingents sur lesquels il s’attarde avec délectation, abruptement, sans nuance.

Classiques, même si elles sont peu connues ou consultées, ses sources sont disponibles à tout un chacun. C’est juste le courage d’oser en parler et le faire éthiquement qui manquent aux musulmans. Aussi, si l’on ne peut que saluer notre compatriote pour le courage de parler, elle aussi, de cette histoire tue, on ne peut passer sous silence ce dont elle semble ne pas prendre assez conscience : la machinerie en branle contre l’islam de paix auquel des volontés sincères travaillent, et dont je suis, malgré difficultés et risques, outre les obstacles rencontrés pour contrer une œuvre devenue fatale, et ce aussi bien en terre d’islam que surtout en un Occident réveillé à ses démons judéo-chrétiens.

Si l’obligation est plus que jamais pressante, surtout en une période de grave crise comme celle que vit le monde de nos jours, de mettre en lumière les zones d’ombre du passé, y compris de l’islam, le but suprême sinon unique doit demeurer de mieux assainir le présent et non de stigmatiser davantage les consciences ou susciter encore plus de réticences face à ce qui doit réunir les justes de toutes les cultures : un humanisme intégral. Il va de soi que l’étalage sans nuances du linge sale islamique n’est que pain béni pour les islamistes et les islamophobes qui ne manqueront pas de faire bon usage pour jeter l’anathème les uns sur les autres, s’adonner à l’islamophobie galopante ou à la diabolisation d’un Occident qui, ne l’oublions pas, est le premier soutien et meilleur allié des intégristes islamistes.

Aussi, pour nous, ce n’est pas l’impertinence du livre qui serait en cause, car ce qui est impertinent (pertinens) est assurément «ce qui concerne»; c’est plutôt le manquement à la vérité historique qui dérange; on sait à quel point il est difficile de la respecter en matière sensible, notamment quand elle touche à la politique. Or, ‘‘La déchirure’’, premier volume de la série de Ouardi, est d’autant plus éloigné des fatales nuances de la vérité qu’il se focalise sur des stratégies universelles de prise du pouvoir faites de turpitudes, à laquelle n’ont pas échappé les premiers compagnons du prophète et gouvernants d’un islam érigé en État. Certes, il est bien impératif de combattre les affabulations dogmatiques, mais toutes les affabulations, de quelque bord que cela soit. Certes, il est impératif de revisiter les mythes fondateurs, mais avec science et surtout conscience dans le respect des fondements et de l’attachement des masses aux racines immarcescibles, car l’islam est bien plus une culture qu’un simple culte, une identité qu’une foi.

Or, de nos jours, l’islam est devenu une matière fort stratégique dont divers intérêts usent pour leurs visées plus manichéennes les unes que les autres. Il n’est plus affaire islamo-islamique, l’Occident, les États-Unis et la France en particulier, étant à la manoeuvre pour orienter et maîtriser les convulsions en ses terres plus que jamais de conquête, instrumentalisant les mentalités par cet impérialisme postmoderne qui asservit les peuples, transformant leurs pays en souks où tout se vend et s’achète. Dans une telle entreprise, ses meilleurs alliés ne sont désormais que les religieux intégristes, toute initiative pour les renforcer étant bienvenue, y compris venant des laïcistes, supposés leurs ennemis. Les ouvrages de Madame Ouardi en feraient partie.

Ne pas renforcer l’intégrisme islamiste !

Que l’on ne s’y trompe pas ! Critiquer l’ouvrage de notre compatriote n’est point le condamner; c’est juste attirer l’attention sur ses implications et l’erreur fatale semblant l’animer : rendre leur histoire, telle qu’elle est, aux musulmans. En effet, l’histoire de l’islam est à ce jour confisquée par les intérêts au pouvoir; ces derniers étant, hier et aujourd’hui, les gouvernants musulmans soumis à leurs soutiens de l’étranger. Et il ne faut pas douter que l’Occident, seigneur et saigneur du monde d’aujourd’hui, n’a aucun intérêt à ce que l’islam retrouve sa santé, celle qui lui a permis d’être une civilisation universelle, une modernité avant la sienne. D’où sa complicité sauvage qu’on ne peut plus accepter avec l’islam intégriste.

N’est-elle déjà pas flagrante avec le silence du parti gouvernant en Tunisie, Ennahdha, qui ne dit mot sur une telle attaque frontale d’icônes de l’islam alors qu’il est prompt d’habitude à dénoncer la moindre supposée atteinte à la religion? Ne sait-il donc pas que certains pays musulmans ont interdit une telle littérature, la jugeant blasphématoire? Certes, on ne veut point de censure en l’objet en Tunisie nouvelle République; pas de compromission non plus. On aimerait bien entendre, nos intellectuels qui se taisent, mais surtout nos pieux défenseurs de l’islam ainsi maltraité pour une parole de vérité contre celle qui se fait stigmate, étant orientée, usant de termes choisis, subliminaux même, étant donc pire que la fausseté dénoncée comme telle.

Voici, d’ailleurs, venir le mois de ramadan avec l’habituelle rengaine des autorités du respect du sentiment religieux du peuple excipé pour refuser la liberté de ne pas jeûner et l’ouverture des cafés et restaurants de jour, outre la vente d’alcool. Comment continuer à user d’un tel argument obsolète, bien malhonnête désormais, lorsqu’on accepte qu’un livre traite de maudits des personnages vénérés et sacrés chez la majorité des Tunisiens ? Est-il enfin temps de se comporter avec honnêteté ? Cela impose, du moment que l’on accepte la vente livre des ‘‘Califes maudits’’ (ce qui est censé, car respectueux de la liberté de pensée), que l’on agisse de même en respectant la liberté de ne pas jeûner et la libre vente et/ou consommation d’alcool durant ramadan. Doit-on rappeler encore ici que l’islam n’a jamais interdit l’alcool, juste l’ivresse; or, quelle meilleur encouragement à boire sobrement ou ne pas boire du tout que d’avoir la liberté de le faire ? Ramadan n’est-il d’ailleurs pas un mois d’épreuve qui est avant tout l’abstinence de mal agir ? Que les autorités donnent donc l’exemple en agissant bien en la matière afin d’être vraiment respectées et crédibles !

* Ancien diplomate et écrivain.

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