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Le destin immuable des «sans voix» des campagnes tunisiennes

Réformer le secteur agricole n’est pas d’y introduire de nouvelles technologies, de rationaliser les cultures, d’y accroître la productivité; il est tout d’abord et avant tout d’y réduire la grande précarité par un meilleur accès à la propriété de la terre pour ceux qui la travaillent, c’est-à-dire une réforme agraire.

Par Hédi Sraieb *

Un nouvel accident, samedi dernier, 27 avril 2019, à Sabbala, Sidi Bouzid, 12 morts et 20 blessés, soit le bilan d’un attentat pour une crevaison de pneu… dit un ami. Des femmes d’une ruralité méconnue et pour ainsi dire ignorée qui gagnent autour de 15 DT par jour ouvré de 10 heures ou plus, sur les champs détrempés l’hiver exposées au froid et à la pluie, puis sous un soleil de plomb l’été exposées au coup de chaud et à la déshydratation; voilà le destin immuable et peu enviable des «sans voix de nos campagnes».

On ferme les yeux et on compte les billets

Entassés par dizaines à bord d’une camionnette visiblement en surcharge de l’ordre de 300% comparativement à la charge autorisée afin d’en réduire «le coût de transport» : voilà l’objet du délit. Un véritable corbillard en puissance, dont la surcharge est tout de même exposée, au vu et au su de tout le monde… De fait une pratique courante et généralisée.

Un drame qui ne cesse de se répéter à intervalles réguliers, et que ce même ami résume d’une formule lapidaire: «Au bord de la route des agents de la garde nationale ferment les yeux et comptent leurs billets… le délégué, le gouverneur, la ministre, le Premier ministre… ne savaient pas».

La sidération et l’effroi passés, on ne peut accepter les justifications honteuses qui tentent désespérément de disculper le gouvernement actuel de ses indéniables responsabilités. Sitôt l’abominable drame connu, artifices verbeux et tours de passe-passe juridiques sont avancés, de telle sorte à produire des contre-feux face à la montée irrésistible de la colère de ces femmes et de leurs proches, mais aussi à l’incompréhension générale, outrée et scandalisée.

Ce mépris latent des couches dominantes pour les petites gens

L’embarras du pouvoir et de ses affidés est manifeste. Certains se murent dans un silence qui en dit long, pendant que d’autres se hasardent à faire de plates excuses à la sincérité douteuse.

Conscients que cela ne suffit certains s’aventurent à avancer des propos iniques tels ceux exprimés par l’ex-secrétaire d’Etat à la Jeunesse et au Sport qui ose dire : «Ce mode de transport primitif est avantageux en termes de coûts, et l’interdire reviendrait à priver le secteur de la main d’œuvre».

Au moment où cette personne du sérail prononce cette infamie, elle est membre du nouveau parti, Tahya Tounes, qui prétend présider aux destinées du pays. Une sorte de cri du cœur desséché, froid et brutal qui témoigne de ce mépris latent des petites gens d’une partie des couches dominantes.

Mais il y a mieux encore. Sous de faux semblants perfides et insidieux, d’autres avancent qu’il existe une loi et qu’il ne s’agit donc que d’un délit de droit commun ! Un comble !

Elle a bon dos la Loi ! Trop facile ce juridisme à la petite semaine «où nul n’est censé ignoré la loi» et se doit de la respecter.

En réalité un bouc émissaire tout trouvé ; sûrement coupable mais pas seul responsable!

Une incurie qui n’a que trop duré

En effet la judiciarisation de ce problème éminemment politique trahit en réalité un «laisser-faire» coupable. Croire et faire croire que pour assainir et réguler un sous-secteur névralgique d’une activité vitale pour le pays, il suffit d’émettre un cahier des charges, en espérant que des privés s’y conformeront est bien la preuve manifeste d’un abandon de souveraineté.

Plus précisément les trois ministères de l’Agriculture, des Transports et de la Femme ont une responsabilité collective et partagée en matière de sécurité et de protection de personnes exposées à un risque majeur. Se contenter de transférer une obligation de service public vers une hypothétique exigence de conformité de la part de petits transporteurs eux-mêmes soumis à des impératifs de coûts et autres contraintes imposées par les exploitants… on est bien là au cœur du problème !

Si donc les transporteurs s’exposent à un délit pénal, la responsabilité politique de l’Etat reste pleine et entière. En effet, en promulguant cette loi et ses attendus tels le cahier des charges et ses obligations, l’Etat a substitué et transféré au privé des prérogatives d’ordre «publique»; ce que les juristes nomment par «imputation du fait dommageable», ici et en l’occurrence un défaut d’organisation du service public de transports.

Les trois ministres peuvent donc s’époumoner à tenter de prouver leur bonne foi et faire diversion en avançant des arguties juridiques les dégageant de toute imputabilité et de toute obligation, ils n’en sont pas moins coupables involontaires de mise en danger de personnes.

À défaut d’une possible poursuite, l’Etat doit reconnaître le préjudice causé à ces populations et par là ouvrir droit à réparation. Triste épilogue d’une incurie qui n’a que trop duré !

Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Derrière les déclarations condescendantes et les discours convenus et apitoyés des belles âmes sur l’indispensable «modernisation de l’agriculture» se cache une réalité apparentée à un «système de servage».

Ces populations n’ont toujours pas accès à leurs droits les plus légitimes. Elles sont les invisibles et les sans voix de cette seconde république.
Nos bien-pensants et leurs soutiens, pour ne pas dire une frange non négligeable de la bonne société n’a en réalité que dédain et indifférence pour ces gueux illettrés, cette plèbe rurale, frustre et inculte.

Réformer le secteur agricole n’est pas d’y introduire de nouvelles

technologies, de rationaliser les cultures, d’y accroître la productivité, il est tout d’abord et avant tout d’y réduire la grande précarité par un meilleur accès à la propriété de la terre pour ceux qui la travaillent (réforme agraire). De permettre une vie digne par un soutien des prix à la production et par l’élimination progressive des parasites que constituent les trop nombreux intermédiaires accapareurs. De permettre un véritable accès au savoir et à la connaissance par une formation permanente qui viendrait en soutien à leur activité productive !

Une agriculture familiale et paysanne économe en intrants et qui intègre la préservation de la biodiversité. Toutes choses qui ne contredisent pas le nécessaire accroissement des rendements et des qualités pouvant aussi vers l’objet de labellisation et de certification, à l’instar de ce qui se passe ailleurs ! Voilà un beau challenge qui mériterait d’être pensé !

En lieu de quoi et pour l’heure, et en totale opposition, nos élites du haut de leur superbe continuent à croire au productivisme, à une agriculture industrielle dispendieuse, toujours plus vénale (pour quelques-uns) et toujours plus mercantile au point de faire fi des intéressés, de leur conditions de travail et de vie et de l’impératif du besoin national de revenir à une sécurité alimentaire.

Quoiqu’il en soit, la piétaille n’a pas son mot à dire, c’est une affaire d’experts spécialistes. L’assurance de ces élites dans leur conviction profonde est navrante et pathétique.

La politique n’est pas une simple délibération suivie de promulgation de lois fussent-elles nécessaires et utiles. Elle est affaire de mobilisation autour d’objectifs ambitieux largement discutés et consentis, puis sous-tendus et accompagnés par des politiques publiques cohérentes.

On est loin du compte ! Pire et au-delà de quelques condoléances poussives et vaines, une fois de plus, il ne se passera rien pour ce petit peuple invisible qui lutte pour sa survie ! **

* Docteur D’Etat en économie du développement

** Avec les aimables suggestions de Samir Bouzidi, expert en diaspora et développement local, et de Hella Ben Youssef Ouardani, présidente de l’Internationale socialiste des Femmes.

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