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Présidentielle 2019 : Le mystérieux rétropédalage de la justice dans l’affaire Nabil Karoui

Peu importe la personne, les personnes ou les parties qui ont, publiquement ou dans les coulisses, exercé des pressions pour que Nabil Karoui, en détention préventive depuis six semaines, soit remis en liberté à quatre jours du 2e tour de la présidentielle. La décision de libérer le chef de Qalb Tounes résout-elle l’énorme problème politique que son arrestation a créé ?

Par Marwan Chahla

Il importe peu de savoir les véritables raisons qui ont poussé, hier mercredi 9 novembre 2019, la Cour de cassation à accepter la quatrième requête des avocats de Nabil Karoui pour qu’il soit mis fin à la détention préventive du chef de Qalb Tounes. À présent, c’est chose faite: l’homme, arrêté le 23 août dernier sur une aire d’autoroute, pour de lourds soupçons de blanchiment d’argent, de corruption et d’évasion fiscale, a donc retrouvé la liberté. Les charges retenues contre lui par la justice, et qui ont justifié ce western du 23 août, semblaient solides. Leur mise à exécution ne pouvait attendre – même s’il était prévisible que cela allait nuire au bon déroulement des scrutins présidentiel et législatif.

Une justice à tâtons

Comment pouvait-on imaginer que le 1e tour de la présidentielle anticipée du 15 septembre puisse se passer sans le propriétaire de Nessma TV – lui qui avait pris, depuis le début de l’année, plusieurs longueurs d’avance sur tous ses rivaux, grâce notamment à l’autopromotion à travers sa chaîne télé? Comment pouvait-on organiser les législatives du 6 octobre alors que le chef de Qalb Tounes – formation très opportunément créée à la veille de l’arrestation et du scrutin et qui était, elle aussi, donnée par les sondages parmi les mieux placées – se trouve dans une cellule à la prison de Mornaguia ?

La justice était dans son rôle, nous disait-on. Elle ne voulait pas entendre parler de ces considérations politiques et ne faisait qu’appliquer la loi. En l’absence d’une Cour constitutionnelle, qui aurait pu faciliter encore plus la tâche des juges, la procédure judiciaire devait suivre son cours normal. Le temps judiciaire est différent de celui de la politique.

Puis intervint le résultat du premier tour de la présidentielle: Nabil Karoui se classe second, avec plus de 15% des votes exprimés et le soutien d’une masse de plus d’un demi-million d’électeurs, et accède ainsi au deuxième tour. Nous ne spéculerons pas sur l’effet que son arrestation a pu avoir sur l’issue de ce premier round de la présidentielle. Nous ne saurons peut-être jamais si sa détention a impacté positivement ou négativement ce qui s’est passé le 15 septembre: certains vous diront que le maintien en prison de Nabil Karoui l’aurait privé de quelque dix points de pourcentage. D’autres argueront que cette arrestation a renforcé la confiance dont il jouissait auprès des populations nécessiteuses qui ont bénéficié de la générosité de son action caritative.

Tout cela, croyait-on, importait peu aux «yeux bandés» des juges.

Cortège officiel et tapis rouge et pour le «Berlusconi tunisien»

Puis intervint le résultat des législatives du 6 octobre qui, comme prévu, ont ouvert toutes grandes les portes du palais du Bardo à Qalb Tounes: une entrée fracassante à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), avec 38 sièges, derrière le parti islamiste Ennahdha, qui en obtient 52, sur le total des 217 députés qui légiféreront durant les cinq prochaines années.

Au mercredi 9 octobre 2019, on en était – et nous en sommes toujours – avec un Qalb Tounes deuxième parti politique de Tunisie et son patron qui est désormais dans son droit de se déplacer librement à travers le pays pour faire campagne. Le patron de Nessma TV et fondateur de l’association caritative Khalil Tounes pourrait croiser le fer, dans un débat télévisé, avec Kaïs Saïed, présenter ainsi dans de meilleures conditions son programme électoral et, en expert de la communication, il pourrait rafler la mise présidentielle et succéder à feu Béji Caïd Essebsi au palais de Carthage…

Au diable toutes les accusations qui pesaient sur le «Berlusconi tunisien» ! Au diable les soupçons du contrat d’un million de dollars américains qu’il aurait signé avec le cabinet de lobbying Dickens & Madson et son sulfureux patron Ari Ben-Menashe ! Le rouleau compresseur électoral poursuit son avancée et il broie tous ces doutes sur son passage.

On ne parlera plus que d’une décision d’arrestation prise un peu hâtivement. On préférera plutôt dire que le processus électoral et la jeune démocratie tunisienne ont été sauvés in extremis.

Un Karoui en cache toujours un autre

Le souci de savoir si la justice s’est acquittée en toute indépendance de sa mission –en plaçant Nabil Karoui sous les verrous ou en décidant de sa mise en liberté – semble importer peu aujourd’hui. Le patron de Nessma TV pourra reprendre son bâton de pèlerin. Il aura droit à tous les bains de foule, les micros et les tribunes qu’il veut pour rattraper le temps électoral dont il a été «privé». Et ainsi tout ira bien…

Sauf que là, une question se pose: Qu’adviendra-t-il si le chef de Qalb Tounes ne remporte le scrutin du 13 octobre ? Imputera-t-on alors cet échec à une incarcération qui l’a empêché pendant un mois et demi de mener son travail de mobilisation comme il l’aurait souhaité ? D’ailleurs, si cela arrive, il aura le droit de contester le verdict des urnes…

Par ailleurs, que feront les juges du dossier de Ghazi Karoui, frère et associé de Nabil Karoui, lui aussi accusé de lourdes charges et qui est désormais député à l’ARP pour les cinq années à venir ? La décision de libération de Nabil Karoui vaut-elle aussi pour son frère et associé? Ce dernier pourra-t-il enfin sortir de la cachette où il a trouvé refuge depuis le 23 août ?

Pour faire court, la démocratie tunisienne est dans de beaux draps ! Et la justice ne sort pas grandie de ces cafouillages que les carences de communication de cette institution si décriée ont rendus encore plus incompréhensibles pour les Tunisiens. Or, sans une justice indépendante et digne de son rang, il n’y aura jamais de démocratie; il y aura tout au plus une république bananière où règne une démocratie d’apparat ou d’opérette… Nous y sommes presque déjà… Encore un effort, et nous serons bientôt en démocrature !

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