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L’administration municipale en Tunisie : de l’indépendance à la ruine

Slim Meherzi / Fathi Layouni.

Alors que le maire laïc de la Marsa, Slim Meherzi, a démissionné, après avoir été empêché, par une administration centrale pas toujours transparente et nette, de faire respecter la loi et faire valoir le droit dans sa commune, son collègue du Kram, Fathi Layouni, soutenu par le parti islamiste Ennahdha, rêve d’instaurer la charia dans la sienne.

Par Yassine Essid

Détrompez-vous ! N’allez surtout pas croire qu’Ennahdha, échaudée une première fois, va désormais se croiser les bras, rendre durable le mode de gouvernement précédent, l’entretenir dans un état fonctionnel plus satisfaisant, prêcher encore plus de modernité, et engager la société tunisienne dans la voie des Lumières en laissant libre cour aux croyances des individus.

Un tandem divin : l’imam Ghannouchi et le calife Saïed

Une fois le gouvernement installé, les islamistes vont rapidement nous rappeler au bon souvenir de la «Troïka», la coalition qu’ils ont constituée et qui a conduit le pays de janvier 2012 à janvier 2014, et se hâter de mettre les institutions en accord avec leur idéologie. L’imam Rached Ghannouchi et le calife Kaïs Saïed, dans un bicéphalisme aussi naturel que le couple astral du soleil et de la lune, seront les garants temporels du règne de Dieu sur terre, l’un pour raffermir la primauté de l’islam et le contrôle social du rite, l’autre pour déterminer la place et le statut du croire par rapport au lien politique. Car l’un comme l’autre partagent une finalité commune : le service de l’unité de la religion et un vouloir-vivre collectif uniquement organisé pour satisfaire aux besoins essentiels de la société et rien de plus : l’un vous donnera les moyens de vivre décemment dans l’ici-bas et l’autre les possibilités de vous garantir l’au-delà.

Imposer les normes de comportement islamiques n’empêchera pas cependant Ennahdha et consorts d’appliquer un mode de régulation économique et d’assainissement budgétaire susceptibles de ramener le pays sur une trajectoire de croissance viable : comme garantir la paix sociale, œuvrer dans la mesure du possible pour la stabilité monétaire et financière, restructurer les entreprises publiques déficitaires, ranimer la confiance des investisseurs, maintenir un fonctionnement relatif des services publics, assurer les salaires des fonctionnaires et des retraités, et veiller autant que possible à l’évitement des crises sociales. Bref, éliminer tout ce qui est de nature à contrarier une volonté de retour en politique patiemment attendue et savamment entretenue.

Pour qu’un régime islamique ait du sens, et sa victoire électorale une raison d’être, il ne faudrait pas qu’il soit dans la continuité du précédent, réduit à une gestion au jour le jour qui laisse peu de place à la mise en conformité de la société avec les règles de la charia. Il faut pour cela que les islamistes instillent les changements nécessaires de manière à ne pas effaroucher l’opinion publique ni mettre son allégeance en méfiance.

À la suite des élections municipales, on avait cru que le processus de décentralisation allait donner un nouvel élan à la transition démocratique en responsabilisant les acteurs locaux, en améliorant les services, en introduisant une nouvelle énergie et de nouvelles idées dans le processus politique au niveau local allégeant, dès lors, la pression sur le gouvernement central. Que nenni ! Les changements systémiques à la gouvernance et à l’autorité budgétaire ont démontré, du moins pour les maires indépendants, l’échec en matière d’amélioration de l’efficacité du gouvernement, de réduction de la corruption, et de renforcement de la relation entre les citoyens et l’Etat.

La décentralisation : une farce à double tranchant

Cette délocalisation administrative se résume au mieux à une délégation du pouvoir central des fonctions administratives au niveau local, mais en aucune manière elle ne peut être confondue avec la démocratisation. D’ailleurs cette farce à double tranchant est vérifiable à travers le cas de deux communes : celle de la Marsa et celle du Kram.

Nous savons à quel point l’Etat rechigne encore à céder de ses prérogatives en apportant chaque jour la démonstration qu’il est incontournable. Le maire indépendant de la Marsa, Slim Meherzi, l’a constaté à ses dépens et a jeté l’éponge en démissionnant. Le cercle vertueux dans lequel une meilleure prestation de services plus transparente engendre des taux plus élevés de recouvrement d’impôts conduisant à leur tour à plus de fonds dans les coffres de la commune pour fournir des services encore meilleurs n’a pas fonctionné comme prévu. Or Slim Meherzi avait suffisamment d’atouts pour réussir.

À l’instar de certains de ses prédécesseurs, notamment Hammouda Belkhodja, il réunit l’aspect «enfant du pays», la pression amicale, le goût des responsabilités, le souci d’améliorer les prestations des services publics d’une commune à laquelle on appartient. Proches des citoyens par sa présence physique, vivant parmi eux, il aurait été mieux à même d’identifier leurs besoins, contribuant ainsi à rendre les services publics plus efficaces.

Parmi les raisons invoquées par le maire démissionnaire, les difficultés d’accomplir correctement sa mission : faibles capacités exécutives, conflits avec l’administration centrale qui, dit-il, «ne s’était pas adaptée à la décentralisation», le mettant dans l’incapacité de modifier la qualité des services administratifs et l’application de la loi dans une ville qui connaît pourtant une vive expansion humaine doublée d’une forte spéculation immobilière.

Cette décentralisation, qui s’inscrit dans le contexte de la politique de «bonne gouvernance» censée assurer un rôle moteur dans le développement en favorisant les initiatives locales, d’être une réponse technique à un souci d’efficacité de l’action publique dans une société complexe, s’est vue contrecarrée par l’indifférence à autrui des pouvoirs publics devenue dans ce pays un fléau endémique touchant tous les domaines : la lutte contre la misère et la maladie, le laxisme des autorités, la dégradation de l’espace public et des services de l’Etat, les abus de toutes sortes surtout de la part des employés de l’administration. Le manque de moyens exécutifs et légaux pour appliquer les importantes décisions pénales contre les contrevenants à la loi sur l’exploitation indue de l’espace public s’était avéré problématique. Le faible nombre de policiers municipaux locaux et leur concomitance avec l’administration centrale rendaient impossible l’application des décisions de justice dans des affaires de démolition. Enfin, les taxes municipales ne sont payées que par 28% de la population et les taxes économiques par seulement 15%. Circulez, il n’y a rien à voir !

La zakat, nouveau mode de gouvernance locale islamiste

Le second cas nous démontre qu’il n’est pas souhaitable d’être un responsable de commune indépendant et que le seul fait d’être soutenu par un parti, alors affilié au pouvoir, facilite bien des choses. Ainsi, une «candidature exotique» a mieux réussi parce que tout simplement appuyée par Ennahdha.

Le maire du Kram, Fathi Laâyouni, un islamiste bigot qui s’était déjà distingué en refusant de célébrer le mariage d’une Tunisienne avec un non-musulman, est un bon exemple de cette islamisation rampante; un plan de noyautage tramé dans les ténèbres des rouages du système économique et social. Ainsi, petit-à-petit, salafistes et jihadistes, soutenus par les comités révolutionnaires de Seifeddine Makhlouf, en somme tous ces enfants chéris qui rappelaient à Ghannouchis sa jeunesse et qui, évincés ou dormants, retournerons bientôt, les uns à leurs mosquées, les autres à leurs missions destinées à répandre par la force s’il le faut leur islam rigoriste.

Pendant la campagne électorale, les escadrons du net d’Ennahdha avaient abreuvé tous les internautes d’une propagande agressive et intrusive sous la forme de messages publicitaires vantant le mérite de la zakat. S’adressant aux émotions, à la naïveté, à l’ignorance du public, mais jamais à sa raison, ils expliquaient que grâce au mérite de cette pratique le revenu annuel de l’acquittement d’une aumône légale généralisée équivaudrait à la construction de vingt hôpitaux !

Le président de la commune du Kram n’a pas attendu ce trop plein de publicité, ni le résultat du scrutin pour jouer les têtes de gondoles. Il avait indiqué, le 6 novembre 2019, dans une déclaration radiophonique que la municipalité du Kram a décidé de créer un fonds de la zakat pour l’investir dans les services publics. Il en appelle à la constitution qui, dit-il, «pousse à se conformer aux règles et aux préceptes de la charia islamique». Mais on se demande à quoi servirait ce recouvrement? À alimenter «des fonds spécifiques pour assurer des services publics aux citoyens». Comme sera-t-il géré? «Conformément aux dispositions de la finance islamique», autrement dit, conformément à une pure et frauduleuse ineptie.

En général, une fois élu, un maire, de surcroît lorsqu’il appartient à un parti politique, doit faire preuve de tolérance et d’impartialité afin de pouvoir établir une sorte de représentation proportionnelle du corps électoral. Concernant la gestion de la cité, un conseil municipal doit se garder aussi de tout débat politique pour s’occuper uniquement des questions destinées à améliorer le bien-être des habitants : urbanisme, voirie, circulation, assainissement, éclairage public, respect des normes d’aménagement de l’espace public et, pour le cas du Kram, la volonté de rendre à cette ville du littoral complètement dénaturée, sa vocation d’antan de grande cité balnéaire.

Or on se demande combien d’espaces verts ont été aménagés, de trottoirs défoncés refaits, de nids-des-poule sur les chaussées colmatés, de commerces empiétant sur la voie publique sanctionnés, de constructions illégales démolies ? Pas grand-chose. Par ailleurs et en matière de gestion financière, un mode de perception sévère des redevances de commerçants et de résidents récalcitrants aurait poussé les finances de la commune du Kram vers l’équilibre sans recourir aux bizarres élucubrations comme celle de recourir à la zakat qui date de 14 siècles et n’a jamais connu d’application intégrale sous aucun califat musulman.

Voyons maintenant comment la zakat, ce nouveau mode de gouvernance locale conforme au projet islamiste, va fournir les solutions à l’ensemble des problèmes auxquels la commune est présentement confrontée. Comme ses frères d’Ennahdha, cette tête d’œuf considère que les systèmes de production, d’échange et de consommation actuels sont en situation de déviation par rapport à une norme définie dans le Coran et la sunna du Prophète.

L’application de la charia, censée couvrir tous les domaines de la vie, pourrait bien s’étendre à la gestion des finances urbaines. On a connu, depuis l’arrivée d’Ennahdha, les manifestations les plus voyantes de l’influence de l’islamisme politique sur la société et qui s’opposent avec le plus de force au modèle occidental: le voile et le niqâb, l’accoutrement salafiste, les sukûks et le butin. Ce fut également le cas avec l’expansion des banques islamiques dont le principe s’oppose aux fondamentaux du système bancaire conventionnel : le crédit et l’intérêt. Or si l’activité de la finance islamique s’est érigée sur des fariboles et des entourloupes pour exalter les bienfaits incomparables de l’islam sur la vie du croyant, il n’y a pas de raison pour qu’un système tout à fait anachronique de redistribution des ressources, puisqu’il n’a pas évolué au fil des siècles, qui génère des formalités dont les coûts surpassent parfois les bénéfices sans simplifier pour autant les procédures de reddition de comptes, encore moins faire prospérer la commune du Kram, soit ressuscité pour les besoins de la cause.

Pour l’islam, le salut dépend de la manière dont le plus riche traite le plus pauvre. Dans ce sens, la zakat a pour mission de garantir aux pauvres et à l’orphelin les nécessités de subsistance.

Des cinq obligations canoniques, toutes mentionnées dans le Coran avec une fréquence variable, la plupart des gens n’en connaissent généralement que quatre: la profession de foi (shahāda), la prière accomplie cinq fois par jour, le jeûne pendant le mois de ramadan, et le devoir incombant aux croyants de faire au moins un pèlerinage à la Mecque. La connaissance du troisième pilier est moins évidente sinon inconnue dans ses détails au grand public : l’obligation de payer la zakat une fois par an.

La zakat est une forme d’aumône légale correspondant à un impôt. Ce mot en arabe d’origine araméenne signifiant «purification», constitue la base théorique de toute fiscalité musulmane. La zakat a pour but de purifier les biens de la «souillure» du péché comme le dit l’un des cinq versets coranique où le mot apparaît (IX/104). Elle y figure comme une nécessité fondamentale pour le croyant, et elle joua, depuis la naissance du premier noyau de croyants, le rôle de l’unique impôt qu’assurait dès lors la communauté de Médine et que l’on peut qualifier d’impôt de solidarité.

À partir de là, les juristes avaient ensuite défini la zakat par une infinité de systèmes, comme un prélèvement annuel sur les biens dont la jouissance et la propriété retrouvent une licéité reconnue par le Coran à la seule condition de ce versement. Les biens visés pour lesquels il n’existait pas de distinction entre capital et revenus, comprenaient le cheptel, les grains et les fruits, l’or et l’argent et les marchandises commerciales. Des biens de ce genre pouvaient appartenir à des nomades, des marchands et éventuellement des cultivateurs. Le prélèvement de la zakat devait permettre une redistribution aux plus défavorisés (Coran VIII, 60).

Sur ces diverses catégories de biens la zakat n’était exigible qu’à partir d’un minimum imposable, le nisâb, et elle était effectuée à des taux variant avec chaque catégorie. Enfin, les ressources tirées de la zakat devaient servir à une interminable liste de bénéficiaires.

L’argument islamique en faveur d’une revivification de la zakat, au-delà de l’efficacité de l’ensemble des lois et des règles en vigueur relatives à la détermination et au recouvrement des impôts, suscite trois réserves.

1) La plus évidente est que toutes les économies existantes incluent des régimes d’imposition et de subvention destinés à redistribuer et à répartir les revenus de la manière la plus équitable possible. Un peu plus chaque jour de nouvelles séries de mesures sont prise pour ajuster le système d’impôts à l’évolution de la société : perfectibilité de la redistribution des ressources, réglementation en matière de contrôle des prix, assurance chômage, incitations à la création d’emplois, aide aux handicapés, politique de discrimination positive et programmes de relance de l’économie, sans parler d’un système de sécurité sociale de plus en plus élaboré.

2) Le champ d’application de la zakat est beaucoup trop restrictif pour l’objectif auquel il est destiné. Dans sa forme proposée, la zakat ne remplirait une fonction majeure de répartition des revenus que dans une économie agricole primitive comme celle que connaissait l’Arabie du 7e siècle. Dans toute économie contemporaine, une partie substantielle du produit national provient des secteurs de l’industrie, des transports, des communications et de l’économie de services.

Si la pratique de la zakat en vigueur au sein de la communauté naissante du prophète était, par je ne sais quel phénomène, ressuscitée, la plus grande partie du fardeau serait supportée par les paysans, les petits exploitants, et les marchands à revenu modeste, mais pratiquement jamais par les magnats du pétrole et du commerce virtuel, les puissants capitalistes, les riches financiers et les bureaucrates. Par conséquent, alors que l’imposition de zakat sur des produits tels que les vaches, les chèvres, les chameaux, les dattes, le raisin et le blé pourrait bien réduire les inégalités dans une économie agricole, on pourrait s’attendre à ce que cela produise un effet négatif dans une économie contemporaine même dans les sociétés sous-développées.

3) Enfin, le système proposé ne convient pas à une économie où les prix fluctuent librement et rapidement, mais à une économie qui connaît la stabilité du marché, des cours des métaux précieux et de la monnaie. Si les taux d’imposition sur les animaux étaient exprimés en termes d’autres animaux et le nisäb pour les métaux précieux en termes de poids, deux personnes également riches (évalués selon les prix du marché) peuvent avoir des obligations en zakat très inégales.

Au-delà de la complexité d’un retour à un système appartenant à une époque révolue, encore faut-il que nous vivions dans une société dans laquelle tous les sociétaires seraient mus par une observance scrupuleuse des injonctions de l’islam et une conduite irréprochable conforme aux normes de comportement islamique : vérité, franchise, honnêteté, justice, probité, altruisme, charité, assistance aux plus défavorisés, etc.

Pour finir, rappelons au maire du Kram, qui devrait faire passer son statut de citoyen-édile avant sa foi, qu’il ferait mieux de veiller davantage au consentement à l’impôt, se préoccuper de son recouvrement en expliquant par une pédagogie appropriée à des habitants en majorité rétifs à tout devoir fiscal, par ignorance et par cupidité, qu’accepter de rétrocéder une partie de ses biens ce n’est pas faire violence à ses désirs. Que le paiement de l’impôt n’est pas sans contrepartie, qu’il ne va pas dans sa poche (du moins je l’espère), mais sert en dernière instance à financer des dépenses d’intérêt général dont la prise en charge par le marché est impossible. Enfin, qu’il permet l’existence d’un Etat qui assure la sécurité des biens et des personnes et qui protège l’exercice de leur droit et garantit les conditions de leur liberté.

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