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Le Covid-19 réveille les malentendus entourant la médecine libérale en Tunisie

L’un des drames actuels de la médecine libérale en Tunisie est que justement elle soit désormais représentée par les propriétaires des cliniques, parce que tout simplement, dans l’économie financiarisée actuelle, leurs chiffres d’affaires pèsent de loin plus que ceux de tous les autres médecins réunis aux yeux d’abord des autorités, c’est un fait, ensuite du public.

Par Dr Mounir Hanablia *

On en avait pris l’habitude : depuis le Moyen-âge, le bon peuple avait toujours eu tendance, avec les épidémies de peste qui frappaient d’une manière cyclique différents pays du monde, de rechercher des boucs émissaires. C’est ainsi que les juifs, les sorcières, les lépreux, et même les droguistes herboristes (ancêtres des pharmaciens) ou les coiffeurs utilisateurs de poudre jaune, se voyaient accusés de propager la maladie, et finissaient parfois lynchés par des foules déchaînées, ou rôtis sur les bûchers de l’inquisition… avec la complicité tacite ou active d’autorités laïques ou religieuses plus soucieuses de détourner la furia populi, autant pour masquer leur impuissance à enrayer la progression du mal, que pour les débarrasser de leurs créanciers, de ceux dont elles convoitaient les biens, ou qu’elles percevaient comme des rivaux idéologiques ou politiques, quand elle ne les jugeaient pas simplement comme des bouches inutiles dont la disparition ne mécontenterait personne.

Primum non nocere (En premier, ne pas nuire)

La pandémie au Covid-19, réveillant des peurs et des réflexes en réalité ancestraux, suscite déjà des comportements contraires à la morale et à l’ordre public, comme ceux étalés à l’occasion des morts à qui on refuse l’enterrement, et semble en passe de susciter de nouvelles cibles destinées à être livrées en pâture à la vindicte publique.

Cette fois, il paraîtrait que les médecins de libre pratique, dont plusieurs ont pris la décision de déserter les cabinets privés où ils exercent habituellement au nom du principe «primum non nocere» (en premier ne pas nuire), en raison du risque de contamination encouru par les patients, soient mis sur la sellette par une partie de l’opinion publique, mécontente de ne plus pouvoir consulter comme elle en avait pris l’habitude depuis des années, et de se rassurer sur son état de santé.

Il faudrait donc justifier en quoi un médecin, hospitalier ou de libre pratique, fût ou non libre de refuser une consultation à un patient quelconque, sans encourir les foudres de la loi. En temps normal, le Code de déontologie médicale, entériné par le ministre de la Santé Publique après avoir été soumis à l’approbation du Tribunal administratif, et dont la promulgation a fait l’objet d’un décret présidentiel publié dans le Journal Officiel, laisse la liberté au médecin de refuser la consultation, dans certains cas, comme celui où le malade soit déjà pris en charge, ou quand son diagnostic ou son traitement sont contredits, ou encore quand ses prescriptions ne sont pas respectées, sous la réserve expresse évidemment qu’une telle abstention n’implique pour le malade aucun risque immédiat.

Mis à part cela, le Code de déontologie médicale fait toujours obligation au médecin, dans sa pratique quotidienne, ou dans le cas des urgences, de respecter et de faire respecter la prophylaxie, c’est-à-dire les mesures qui préviennent en principe la diffusion des maladies contagieuses, comme l’asepsie ou la déclaration auprès des autorités sanitaires de certaines maladies infectieuses.

Ce dernier principe en période de risque infectieux majeur est crucial, et il demeure donc nécessaire de savoir dans quelle mesure, en période de pandémie au Covid-19, le médecin au sein de son cabinet soit capable d’empêcher la diffusion d’un virus en phase d’expansion à l’échelle de la planète, et qui aux Etats-Unis seulement, a fait à ce jour plus de 500.000 victimes et 20.000 morts.

La réponse est bien évidemment que le médecin de libre pratique devrait porter pour chaque malade dans son cabinet une combinaison isolante qu’il lui faudrait changer pour chaque malade, ainsi que son personnel, et il devrait faire procéder à la désinfection au minimum de sa salle d’examen après chaque consultation.

Mais même en considérant les mesures minimales de prophylaxie, absolument insuffisantes pour enrayer l’infection, ainsi que l’a prouvé la contamination et la mort d’un nombre important de personnel soignant dans les hôpitaux du monde entier, celles de changer pour chaque examen les gants, les bavettes, et les calots, il faudrait encore en justifier le surcoût auprès d’une population toujours plus encline à accepter les hausses des coûts des commodités essentielles, comme celle conséquente en pleine période d’épidémie, de l’eau potable, que celles que les médecins voudraient répercuter sur leurs honoraires de consultation médicale du fait des nécessités conjoncturelles.

Le surcoût peut-il être un argument médical ?

Ce dernier argument, celui du surcoût, est évidemment mauvais, venant d’un médecin, c’est celui des économistes, ou plutôt des hommes d’affaires, qui n’ont eu de cesse de se lamenter depuis le début de l’épidémie relativement aux dégâts économiques à l’échelon nationale, que le confinement engendrerait, et il fait basculer le débat de la nécessaire préservation de la vie humaine, menacée cette fois à l’échelle mondiale, vers un marchandage digne de marchands de tapis sur le surenchérissement des prix du consommable, ainsi que l’a prouvé la dernière intervention publique du président du Syndicat des propriétaires des cliniques.

L’un des drames actuels de la médecine libérale est que justement elle soit désormais représentée par les propriétaires des cliniques, parce que tout simplement, dans l’économie financiarisée actuelle, leurs chiffres d’affaires ainsi que ceux de leurs tributaires (médecins de libre pratique), parents (médecins et pharmaciens ), alliés (APC hospitaliers), amis (actionnaires), pèsent de loin plus que ceux de tous les autres médecins réunis aux yeux d’abord des autorités, c’est un fait, ensuite du public.

Mais l’autre jour, le Dr Boubaker Zakhama a clairement signifié dans son argumentaire que son patriotisme demeurait tributaire de ses équilibres financiers. Etant à la tête d’une importante institution médicale, il a sans doute raison de le faire, mais en l’affirmant, il cesse d’être médecin et il ne me représente donc pas.

En période d’épidémie, le patriotisme du simple médecin libéral, celui auquel le Dr Zakhama dans son institution ne fait jamais appel pour des consultations ou des urgences, est d’abord dans les cas urgents, de bien traiter et défendre les intérêts de ses malades hospitalisés au sein des cliniques, afin qu’ils ne subissent pas des surfacturations inutiles, ensuite de fermer son cabinet de consultation médicale et d’en assumer les coûts financiers, quand il le peut, afin d’éviter qu’en venant chez lui, les malades ne s’infectent. La consultation par téléphone suffit largement en ces temps troublés pour faire le tri entre les malades urgents, et les autres.

Le risque est bien évidemment de perdre tout ou partie de sa clientèle, et on s’en aperçoit bien sur les pages des journaux électroniques ou des réseaux sociaux, quand d’aucuns, dont l’activité privée complémentaire est actuellement mise en veilleuse, et dans la perspective de la reprise post Covid-19, se retrouvent dans l’opportunité d’étaler un patriotisme de bon aloi pavant les voies de leurs ambitions, en invitant allègrement les patients à regagner l’hôpital public sans risque, par le biais des filières non Covid; une invitation sans aucun doute prématurée alors que des collègues chefs de service spécialistes des maladies infectieuses affirment que le pic de la pandémie est prévu pour début mai.

Si donc un jour je devais faire étalage de patriotisme, ce ne serait que celui des humbles, sans perspective d’accroître mes revenus, ni d’en tirer avantage pour la suite de ma carrière, ou pour fuir mes responsabilités.

* Cardiologue, Gammarth, La Marsa.

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