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Qacim Amin, penseur controversé de l’émancipation de la femme arabe

Alors que la Tunisie célèbre la promulgation par Habib Bourguiba, le 13 août 1956, du Code du statut personnel établissant l’égalité des sexes, il est utile d’évoquer l’œuvre d’un précurseur du féminisme dans le monde arabo-musulman : Qacim Amin. Ses écrits marquèrent son aire culturelle à la fin du XIXe siècle, s’inscrivant dans une trajectoire intellectuelle qui suivait le mouvement de renaissance islamique, avant de s’en démarquer.

Par Hassen Zenati

À la fin du XIXe siècle, un vent de réforme souffle sur le monde arabo-islamique longtemps tenu en laisse par les oulémas inféodés aux Etats, dont le premier souci était de plaire aux princes en légitimant leur pouvoir à coup de citations coraniques sorties de leur contexte et mises au goût du jour.

Les nouveaux maîtres à penser s’appelaient Jamal Eddine El Afghani, Mohmmed Abdou, Saad Zaghloul, Abdallah Nadïm et quelques autres. Autour d’eux se créent des cercles de jeunes intellectuels pour la réforme. Ils voient l’éclosion de précurseurs qui marqueront l’histoire des idées dans cette région du monde confrontée à la modernité occidentale. Parmi eux, une jeune pousse : Qacim Amin, dont les deux principaux ouvrages ‘‘Tahrir El Maraa’’ (La Libération de la femme) et ‘‘Al Maraa Al-Jadida’’ (La Femme nouvelle) publiés respectivement en 1899 et en 1900, l’installeront, la trentaine à peine accomplie, comme l’un des précurseurs du féminisme dans le monde arabe, avant de disparaître à la fleur de l’âge, à 45 ans.

Qacim Amin était issu d’une famille aisée égypto-turque. Il était né en 1865 à Alexandrie d’un père, ancien gouverneur ottoman au Kurdistan, et d’une mère appartenant à l’aristocratie égyptienne. Elève brillant, à l’intelligence précoce, fréquentant les meilleures écoles du pays à Alexandrie puis au Caire, il décroche sa licence en droit en 1881, à 16 ans. Spécialisé en droit civil, il fait une carrière rapide dans différents tribunaux de province avant d’accéder à 32 ans au rang de conseiller à la Cour d’appel, en même temps que l’un de ses aînés Saad Zaghloul, fondateur du Wafd, père de l’indépendance égyptienne.

L’emprise des hommes de religion sur les hommes de sciences

Revenu d’un long séjour en Europe pour parfaire ses études, notamment à Montpellier (France), Qacim Amin se pose très tôt la question douloureuse qui taraudait le milieu intellectuel égyptien de son temps : comment expliquer le recul et la décadence des sociétés islamiques après un si brillant «âge d’or», qu’il ne tardera d’ailleurs pas à récuser. «La civilisation musulmane, caractérisée par l’emprise des hommes de religion sur les hommes de sciences, répugnant à tout effort original en raison de la fermeture de la porte de l’Ijtihad (interprétation), n’a jamais étudié la condition de la femme. On se gargarise de la perfection morale de l’islam, que l’on admet comme une vérité première, mais il ne s’agit que d’une berceuse. De même se prévaloir du lustre des Arabes au temps jadis, chaque fois que la civilisation européenne est évoquée, c’est se comporter comme une vieille femme qui se console de sa décrépitude en rappelant sa beauté du temps qu’elle était jeune», écrit-il pour se défendre contre ceux de ses adversaires qui lui reprochaient de vouloir «occidentaliser l’Orient».

À la question classique de causes de la décadence islamique, il apportera par petites touches prudentes – pression sociale oblige – une réponse singulière et controversée, qui fait encore débat de nos jours. Il puise son inspiration en Europe, où il se frotte à la civilisation européenne à son apogée et découvre les penseurs en vogue : Spencer, Darwin, Proudhon, Marx ou Saint Simon. Il se passionne en particulier pour les théories de l’évolution et de la sélection naturelle, dans lesquelles il croit trouver les clés qui l’aideront à théoriser les faiblesses du monde arabe.

Appliquant mécaniquement les théories de Darwin, Qacim Amin se hasarde même à prédire la disparition de la société islamique, incapable de se réformer. Ebloui par les «Lumières» de l’Europe, il démystifie les idées reçues sur l’Egypte, réputée être la «mère du monde» aux yeux des Egyptiens et de quelques uns de leurs voisins. «Si l’on compare Le Caire aux grandes villes du monde, il serait plus juste de dire qu’elle est la bonne du monde, car, auprès d’elles, elle fait figure d’une mendiante aux haillons crasseux voisinant avec des filles ravissantes, magnifiquement vêtues, parées de bijoux étincelants», écrit-il d’une plume caustique.

Mise en cause non de l’islam mais des interprétations courantes de la chariâa

Pourtant, Qacim Amin refusera de hurler avec les loups. Allant à l’encontre de la doxa dominante en Europe, en pleine effervescence colonialiste, il ne veut pas croire que l’islam est la cause première, sinon unique, de l’arriération des sociétés islamiques, qu’il attribue, d’abord, au despotisme des pouvoirs et à l’ignorance des sciences modernes, moteur du progrès. Deux tares formellement condamnés par le Coran en maints endroits, affirme-t-il. L’ignorance frappe en premier lieu la famille, constate-t-il, ce qui lui permet de trouver le biais par lequel il abordera le sujet de la femme et de sa place dans la société. Tant que la femme n’a pas acquis la liberté nécessaire à son épanouissement, elle ne pourra pas s’acquitter de son rôle dans la société et la nation.

Certes, le plaidoyer de Qacim Amin en faveur de la femme n’est pas nouveau. Tahtaoui avait émis le souhait que l’on se préoccupât de l’éducation des filles et Mohammed Abdou avait dénoncé les dangers de la polygamie. Mais, Qacim Amin pose pour la première fois la question de la femme dans sa globalité. Il va enflammer le débat en distillant des approches nouvelles mettant en cause des interprétations courantes de la chariâa (la loi islamique) concernant la femme, sans, en aucune façon, porter atteinte à l’esprit de cette loi pour ne point heurter l’opinion très sensible sur ces sujets. S’appuyant sur les préceptes coraniques, il relève notamment que la chariâa a été l’une des premières lois instituant une forme d’égalité entre l’homme et la femme et que le fond du problème n’est pas religieux, mais social (1). «Si quelque religion que ce soit avait un pouvoir et une influence sur les coutumes, la femme musulmane serait aujourd’hui à la tête des femmes de la terre (…) Malheureusement, la religion est incapable de modeler la mentalité des peuples. En Orient, la succession des régimes despotiques a habitué à humilier et à mépriser les êtres faibles. La tyrannie ne permet pas à l’esprit de justice de se développer», écrit-il. Il préconise ainsi de dispenser une éducation aux femmes, d’une part pour qu’elles accomplissent leur devoir envers la famille et la société dans les meilleurs conditions possibles, mais aussi, c’est une obsession chez lui, pour leur permettre de se libérer de la tutelle financière des hommes et mettre fin à leur isolement. C’est cet isolement qui en fait des êtres à part dans la société au lieu d’être partie prenante de celle-ci. «Il est à la fois injuste et dommageable pour le pays que la moitié de ses habitants soient incultes. Sait-on ce que l’avenir réserve à une fille ? Si elle n’a pas ou n’a plus d’homme pour la faire vivre, si elle n’a pas appris un métier, elle ne pourra subsister que grâce à des expédients que la moralité réprouve. Et, même dans un cas plus normal, comment une femme à la tête vide ou remplie de sottises saura-t-elle s’occuper convenablement de son foyer, gérer le budget de la famille? Convaincue que sa seule fonction est de séduire l’homme, elle s’y emploie à chaque moment de son existence. Traitée en prisonnière, elle essaie de duper son geôlier, d’où sa ruse et ses dons de comédienne», écrit l’essayiste réformiste. Il ajoute : «La claustration des femmes enlève toute efficacité à l’instruction qu’elles peuvent avoir reçue. Si elles sont enfermées chez elles à douze ou quatorze ans, les voilà mortes pour le monde à un âge où commence précisément la véritable connaissance de la vie».

Notons que les références permanentes de Qacim Amin au cadre familial sont en ligne avec les conceptions de son époque même dans les pays les plus libéraux d’Occident. Dans ces pays à l’ère de la bourgeoisie triomphante, c’est encore l’Eglise qui veille à la bonne tenue de ses ouailles.

La liberté de femme, critère de la liberté politique et socle de la citoyenneté

Mal reçu par ses contemporains, malgré sa prudence, et selon certains ses frilosités, Qacim Amin n’en récidive pas moins dans son second ouvrage, en se détachant désormais de la tradition religieuse pour asseoir son plaidoyer sur la science. Il rompt alors avec ses condisciples d’Al-Nahda et du réformisme musulman pour basculer vers une forme de laïcité, pas totalement assumée toutefois. Il ira chercher désormais ses arguments dans les sciences, à tel point qu’il est pointé comme «scientiste» par ses adversaires. Ses critères ne se réfèrent plus aux concepts islamiques fondamentaux, mais à ceux produits par la pensée du XIXe siècle. Il fait de la liberté de femme le critère de la liberté politique et le socle intangible de la citoyenneté. «La nation vaut ce que vaut la femme», martèle-t-il. Celle-ci n’a pas qu’une fonction procréatrice, sinon elle «ne se distinguerait pas d’une chatte féconde». Et si les juristes musulmans ont parfois réduit le mariage à un arrangement purement physique : le droit pour un homme de jouir d’une femme, le Coran a mis l’accent sur l’entente et la douceur qui doivent régner entre les époux, soutient Qacim Amin. Il stigmatise la polygamie comme un «subterfuge légal pour assouvir une passion bestiale», en appelant à son interdiction, et demande à la femme de découvrir son visage en transgressant s’il le faut une tradition qui veut qu’elle le camoufle.

On était à l’aube du siècle dernier. Au milieu du même siècle, en 1956, c’est Habib Bourguiba qui accomplira les deux gestes fondateurs du Code statut personnel: interdire la polygamie et dévoiler les femmes.

(1) On croirait entendre le président Kaës Saïd dans son dernier discours devant les femmes, jeudi 13 août 2020.

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