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Allah, son Coran et ses hommes

Tunis.

En se prononçant abruptement sur la question controversée de l’héritage en islam, Kaïs Saïed a relancé un débat récurrent qui n’est pas près d’être clos. D’autant qu’il a chargé la barque en se prononçant sur la nature religieuse de l’Etat, mettant en cause l’article 1er de la Constitution, dont il est censé être le premier garant.

Par Hassen Zenati

La question de l’héritage est revenue en force sur le devant de la scène politique en Tunisie, à la faveur d’une déclaration quelque peu ambiguë du président Kaïs Saïed affirmant à la fois que «l’Etat n’a pas de religion», mais qui pour fermer la porte aux revendications sur la réforme de l’héritage s’est appuyé en même temps sur le Coran – un texte religieux s’il en est – qui, a-t-il dit, a tranché la question de l’héritage accordant aux héritiers mâles une part double de celle des femmes du patrimoine laissé par le géniteur.

«Le Coran est clair à ce sujet et n’accepte pas d’interprétation. Le système de l’héritage en islam n’est pas basé sur l’égalité théorique, mais fondé sur la justice et l’équité. L’égalité dans la pensée libérale est l’égalité formelle qui n’est pas fondée sur la justice comme elle veut bien paraître, de sorte que l’égalité n’est appréciée que par ceux qui sont financièrement capables d’en profiter», a dit le président, dans son discours du 13 août 2020, date de la célébration de la Journée nationale de la femme.

Deux propositions fausses, sinon sujettes à examen

Les partisans d’une réforme de l’héritage musulman et au delà d’une «révision du dogme islamique», se sont félicité de la première partie de la déclaration présidentielle : «l’Etat n’a pas de religion», tout en s’indignant de sa deuxième partie : «le Coran n’accepte pas d’interprétation» concernant l’héritage. Or les deux propositions sont du moins fausses, sinon sujettes à examen.

Il est faux de prétendre en effet que dans le monde les Etats «n’ont pas de religion». Hormis la parenthèse communiste durant laquelle la religion était combattue violemment en tant qu’«opium du peuple», selon la vulgate marxiste, devenue elle même l’«opium des masses», en raison du dogmatisme de ses servants, tous les Etats du monde conservent un rapport plus ou moins fort avec la religion.

En Europe, le régime de religion d’Etat prévaut dans six pays: Danemark, Finlande, Norvège, Grèce (orthodoxie), Grande-Bretagne (anglicanisme en Angleterre, où la reine Elisabeth est le chef de l’Eglise anglicane, presbytérianisme en Ecosse) et Malte (catholicisme). Huit autres appliquent le principe de séparation des Eglises et de l’Etat (Hongrie, Lettonie, Portugal, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Suède et France), tout en continuant à entretenir avec la religion dominante des rapports de proximité, qui se manifestent à l’occasion des grandes manifestations nationales. Depuis la chute du mur de Berlin, l’Eglise orthodoxe domine la Russie après que l’Etat russe lui a restitué ses privilèges du temps des Tsars.

L’Hexagone est le seul Etat au monde à avoir inscrit dans sa Constitution le principe de laïcité, en lui conférant cependant le sens d’une quête de cohabitation harmonieuse entre les religions (en souvenir des tragiques guerres de religion) et non celui de négation de celles-ci.

Enfin, certains pays connaissent un régime dit concordataire (Allemagne, Autriche, Espagne, Italie, Portugal, Luxembourg, Estonie, Hongrie, Lettonie, Lituanie, Malte, Pologne, Slovaquie, Slovénie et France, en Alsace-Moselle). Le régime concordataire, s’il ne reconnaît pas formellement une «religion d’Etat», désigne la religion prépondérante comme «religion de la majorité des citoyens», dont il découle quelques obligations pour l’Etat, tout en reconnaissant les religions minoritaires cohabitant dans la même nation sous le même régime.

Aux Etats-Unis, si, au nom de la liberté religieuse, héritage douloureux des persécutions subies par les migrants dans leur pays d’origine avant de s’installer dans leur nouvelle partie, la séparation entre l’Eglise et l’Etat est rigoureusement observée – le président Jefferson auteur de l’amendement l’instituant parle de «mur de séparation» – la spiritualité occupe une place essentielle dans la vie du pays qu’atteste le nombre d’Eglises d’obédiences diverses, se référant ou non à un livre sacré. On y parle de «religion civile».

Si la question de la religion du président est un débat aussi vieux que l’Amérique elle-même, de surcroît pas encore tranché, puisque il n’a jamais été envisagé d’envoyer un athée à la Maison Blanche et que tout récemment encore on dissertait dans les milieux politiques sur la possibilité pour un musulman d’accéder à la magistrature suprême dans ce pays, le chef de l’exécutif américain doit avant de prendre ses fonctions prêter serment sur la Bible. La devise officielle des Etats-Unis, qui apparaît sur le sceau de l’Etat et qui est inscrite sur le dollar, est, par ailleurs : «In God we trust» (nous avons confiance en Dieu). Sur le chevet de toutes les chambres d’hôtel, le visiteur trouve une Bible à sa disposition.

En Amérique du sud, la plupart des pays évoluent à pas comptés certes, mais sûrement, vers ce qu’on appelle une «laïcité apaisée» – comme au Mexique – mais l’emprise de la religion sur la société et la politique, a défaut de l’Etat, reste très forte. Elle s’impose souvent à ce dernier.

Ne pas confondre dans le même statut Dieu et sa parole

Concernant l’héritage en islam, on peut souscrire à beaucoup des arguments opposés au président Kaïs Saïd sur le fond et la forme. L’un des plus pertinents est celui qui consiste à ne pas confondre dans le même statut Dieu et sa parole : Dieu est éternel, mais sa parole, sous certaines conditions, reste contingente. Elle est susceptible d’interprétations divergentes prenant en compte les évolutions survenues dans le monde. Ghazi Riahi rappelle opportunément sur Kapitalis, l’échange entre Ali Ibnou Abi Taleb – cousin et gendre du prophète – et son messager Ibnou Abbès auprès des dissidents Kharidjite à l’aube de l’islam : «Ne les affronte pas avec le Coran, car le Coran est porteur de controverses, à travers lui chacun aura sa propre lecture et ses propres arguments et chacun y verra sa propre vérité». C’est toute la question de la contextualisation du message coranique qui est ainsi posée, et que beaucoup de musulmans réclament contre le littéralisme des intégristes pour lever les obstacles devant une autre compréhension des textes et contrer ainsi l’islamophobie. N’a-t-on pas dans cet esprit aboli les «houdoud» : amputation de la main du voleur, lapidation de la femme adultère, qui ne souffraient aucune interprétation dans le texte coranique, et interdit la polygamie et la répudiation de l’épouse.

De même peut-on partager aussi la conviction de Abdelaziz Kacem dans Leaders News Tunisie, qui estime dépassé l’argument s’appuyant sur ce qui est connu par Maqasid Al-Chariaa (les intentions de la loi islamique) qui, aux yeux des oulémas, voulait en son temps «compenser» par l’inégalité successorale frappant les femmes, les contraintes de l’homme, seul obligé à subvenir aux dépenses de sa famille élargie. «L’argument était sans doute valable à l’époque. Mais les temps ont changé. Aujourd’hui bien des femmes subviennent aux besoins de leurs parents et de leur fratrie et bien des époux dotés de tous les attributs de la virilité émargent à la carte de crédit de leur épouse», écrit-il à juste titre, en appelant au «bon sens».

Revisiter l’architecture de la famille dans l’esprit d’équité et de justice que prône le Coran

La controverse n’est pas close pour autant. Car, en modifiant les conditions de l’héritage en faveur de la femme, c’est toute l’architecture de la famille qui doit être revisitée dans le même esprit d’équité et de justice que prône le Coran. On ne peut en effet fermer les yeux sur la place du père comme seul chef de famille dans les faits, sinon en droit, au détriment de la mère, ni sur ses rapports privilégiés avec les enfants du couple, obéissant légalement plus aux injonctions paternelles qu’à celles de la mère.

De même, faut-il regarder de plus près et dans le détail le budget familial pour s’assurer que l’équité est bien réalisée en recettes et en dépenses. Ce qui sur le plan psychologique pose un problème sérieux et restera pour longtemps un motif de suspicion entre deux êtres que l’amour a réunis, mais que l’argent ne doit pas séparer. Le chantier est immense. Il mérite d’être précédé d’un débat national en dehors des ornières populistes et d’autres présupposés qui obscurcissent la vue.

En lançant le débat sous la présidence de Béji Caïd Essebsi (BCE), la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) a sans doute commis l’erreur de confondre dans une même approche, sous le parapluie de l’individualisme à la mode occidentale, des sujets qui auraient été mieux traités séparément. Parce que certains n’ont pas suffisamment mûri (homosexualité), et d’autres (l’enfant adultérin et la femme célibataire), jurent avec un ordre social faisant encore de la famille légale sa cellule de base. Difficile de faire table rase comme le souhaitent les plus engagés.

BCE l’a sans doute très vite compris en donnant son accord verbal au rapport de la Colibe – afin d’en tirer sans doute quelques bénéfices politiques pour sa propre image de disciple fidèle de Bourguiba qu’il cultivait soigneusement – sans cependant le mettre en application pour ne pas provoquer une «fitna» qu’il ne pouvait que redouter à la fin de son règne. Ce qui est certain, c’est que le temps que l’on passerait à réfléchir à une réforme de qualité ne sera pas perdu. C’est d’un projet social au long cours que l’on parle en effet.

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