En matière d’enseignement supérieur, on doit dorénavant travailler en Tunisie sur la qualité et non la quantité. Rien ne sert de former un nombre aussi élevé de docteurs comme on le fait jusqu’ici, soit environ 1000 docteurs/an. Il est nécessaire d’utiliser le peu de moyens dont nous disposons pour former dans de conditions acceptables des docteurs de qualité qui trouveront facilement leur place dans le monde de travail. Ceci permet de ne pas former des docteurs destinés au chômage obligatoire après un parcours marathonien.
Par Ridha Bergaoui *
La préparation d’une thèse nécessite, après le mastère ou un diplôme d’ingénieur, de 3 à 5 ans de travail laborieux généralement dans des conditions difficiles. La Tunisie dispose déjà de plus de 6 000 jeune docteurs en chômage en plus des 1 000 docteurs formés chaque année par nos universités. A part l’aspect social induit par le chômage de ces jeunes, ces docteurs représentent un investissement onéreux pour la collectivité qu’il serait dommage de gaspiller.
Le chômage des jeunes docteurs, un problème d’opinion publique
Les jeunes docteurs sont destinés en principe à rejoindre les établissements de recherche et de l’enseignement supérieur en tant que chercheurs et enseignants chercheurs. Les postes sont très limités et sont ouverts en fonction des besoins des établissements et des moyens financiers accordés aux ministères concernés. Pour des raisons budgétaires, l’ouverture des postes de chercheurs et d’enseignants-chercheurs, déjà insuffisant face au nombre croissant de docteurs chômeurs, a été suspendu depuis 2018. Désormais, la possibilité de recrutement dans le public n’est pas suffisante pour répondre aux souhaits des docteurs chômeurs d’accéder à l’emploi et absorber le flux des docteurs sortants.
Des possibilités restent encore pour l’emploi dans les Etablissements Supérieurs Privés. Ces établissements disposent rarement d’enseignants permanents mais font recours à des enseignants vacataires appartenant aux EES. Une convention a été signée dernièrement entre le MESRS et l’Utica portant sur le recrutement de 1 000 docteurs dans les établissements privés. Cette convention n’a pas eu malheureusement de suites.
Les jeunes docteurs en chômage doivent se rendre compte qu’il n’y aura pas dans les années à venir, en raison essentiellement de la crise économique qui ne fait que s’amplifier, ouverture de postes au MESRS du moins pas suffisamment pour absorber le nombre exorbitant de docteurs.
Une vision erronée du jeune docteur
Traditionnellement un docteur est perçu comme une personne spécialisée dans un domaine très pointu, objet de son sujet de thèse. Le doctorat est par ailleurs considéré comme une formation pour la recherche et par la recherche. Cette vision a limité les possibilités d’insertion des jeunes docteurs. Cette perception, un peu archaïque et dépassée, découle probablement de notre conception de l’ancien doctorat de 3éme cycle ou du doctorat d’Etat.
Le doctorat dans le système LMD actuel procède d’une autre vision. Grace d’une part à une formation complémentaire d’une durée d’un semestre dans des disciplines diverses et d’autre part à des compétences acquises tout le long de la réalisation de sa thèse, le jeune docteur possède désormais des qualités comportementales (ou soft skills) lui permettant de s’adapter à des situations professionnelles diverses. On peut citer parmi ces compétences la résolution des problèmes complexes, l’esprit critique, l’intelligence émotionnelle, le jugement et la prise de décision, la créativité, la flexibilité, le travail d’équipe, la gestion du temps… Par ailleurs, un jeune docteur est sensé maîtriser parfaitement les langues et la communication.
Le jeune docteur doit être considéré ainsi comme une personne ayant acquis et développé une formation polyvalente et disposant d’une expérience professionnelle d’au moins de 3 ans comme responsable d’un projet qu’il a mené à bien. Vu sous cet angle le champ d’activité du jeune docteur devient très vaste et le diplôme de docteur l’habilite à exercer dans pratiquement tous les domaines.
Trouver un emploi dans le public ou semi-public
Compte tenu des compétences dont il dispose, un jeune docteur peut avoir sa place dans des sociétés ou organismes publics ou semi-publics comme les ministères et les organismes sous-tutelle, les sociétés nationales… Le recrutement de ces jeunes permet d’améliorer la qualité des services rendus au citoyen et développer la recherche développement.
Toutefois, la fonction publique ignore actuellement les docteurs qui ont fait des études d’au moins 8 ans après le baccalauréat. En effet la législation tunisienne considère les fonctionnaires en quatre classes dont la catégorie A réservée à ceux ayant fait des études supérieures. La catégorie A1 rassemble tous les diplômés du niveau mastère ayant fait au moins 5 années d’études supérieures. Suivant cette nomenclature, le docteur (Bac+8) est recruté au même titre qu’un mastère ou un ingénieur.
Il faut revoir cette nomenclature et réserver une catégorie particulière (A0 par exemple) pour les titulaires d’un doctorat avec les avantages qui en découlent.
Création d’entreprises par les jeunes docteurs
Il faut que les jeunes docteurs sortent absolument de leur attentisme et arrêtent de demander à l’Etat de leur assurer l’emploi dans la fonction publique. Il est inadmissible qu’un diplômé soit au chômage, sans rien faire, à végéter et à dormir durant des années, les meilleures années de sa vie alors qu’il est en bonne santé et qu’il possède toutes ses capacités physiques et mentales.
Un docteur, s’il possède l’esprit entrepreneurial, peut créer sa propre entreprise. Il peut proposer son savoir faire et ses services et profiter des avantages et des aides prévus par la réglementation pour la création de son entreprises. Les connaissances scientifiques acquises lors de sa formation doctorale ne sont pas certainement suffisantes pour réussir en entreprise. Il faut également disposer de capacités de leadership, des capacités managériales, des connaissances en gestion d’entreprise, finance, fiscalité, droit du travail…
Il faut encourager les jeunes docteurs et les aider financièrement et administrativement à créer même des mini projets. Il ne s’agit pas forcement de start-up mais de projets plus modestes comme une garderie, une supérette, un petit restaurant, un café… Ces métiers sont tout à fait honorables et il n’y a aucun problème pour un jeune docteur d’exercer dans les métiers de la bouche ou de loisir.
Travailler chez le privé
Certaines entreprises privées peuvent recruter des docteurs. Ceux ci peuvent aider l’entreprise à innover, à créer de nouveaux produits, à améliorer des produits existants. Ils peuvent être chargés de faire des études, des enquêtes, des rapports et représenter l’entreprise dans les différentes manifestations et expositions. Grâce à ses compétences en matière de relation, de communication et à son esprit critique et de raisonnement le docteur peut aider à résoudre de nombreux problèmes au sein de l’entreprise. Il représente un moteur pour l’innovation et le développement. Il peut aider à la mise au point et la création de nouveaux produits, l’amélioration de la qualité des produits fabriqués par l’entreprise, mener des études ou des enquêtes…
Il y a également le recrutement par les multinationales, qui généralement disposent d’un service «Recherche-Développement». Ces entreprises sont plus motivés à embaucher un jeune docteur qui possède à la fois des connaissances scientifiques et techniques pointues ainsi qu’une maîtrise des «Soft Skills», des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) et des langues. Les start-up basés sur l’innovation et les technologies de pointe peuvent être intéressées par le recrutement de bon docteurs motivés et ambitieux.
Malheureusement la plupart des chefs d’entreprises en Tunisie ne le voient pas ainsi et le recrutement de docteurs en entreprise est très rare. Les responsables ne voient pas ce que peut leur apporter un jeune docteur et préfèrent plutôt recruter des ingénieurs qui, à leur avis, sont les plus aptes à répondre aux besoins des entreprises. Le privé, chef d’entreprise, doit considérer le jeune docteur non comme un spécialiste dans un domaine pointu mais plutôt comme un cadre qui a mené à bien durant 3 ou 4 ans un projet de recherche et dispose de nombreuses compétences et d’une expérience intéressante dans le domaine de la gestion des projets, de la communication, de la gestion du stress…
Rapprocher l’entreprise de l’université
Il faut d’une façon générale rapprocher l’université du monde de l’entreprise. L’université doit faire connaître les formations qu’elle offre et les compétences de ses diplômés. L’Etat doit encourager les entreprises à recruter des docteurs et instaurer des avantages matériels et financiers pour ces entreprises. L’entreprise doit également participer activement à la formation des diplômés de l’université, futurs cadres de l’entreprise économique et créer des cycles en co-construction.
Dans ce sens et afin de favoriser l’insertion des jeunes docteurs certains pays ont lancé un doctorat professionnel. Ce doctorat est orienté vers la profession et permet d’améliorer le taux d’encadrement et le potentiel création et innovation des entreprises. La création d’un tel doctorat dans le système LMD est tout à fait logique puisque le doctorat fait suite à un cycle mastère de recherche alors que les titulaires d’un mastère professionnel ne peuvent pas poursuivre leurs études au-delà.
Pour conclure, le MESRS, les universités et les établissements doivent créer des bureaux chargés du suivi des docteurs formés, leur devenir, l’organisation au profit de ces diplômés de sessions de formation continue et de recyclage, de liaison avec les employeurs… afin de faciliter l’insertion de ces jeunes.
Au cours de la préparation de son doctorat, l’étudiant est trop pris par l’avancement de sa thèse et oublie de penser à son insertion professionnelle. Il faut l’aider à entretenir des liens avec la profession pour l’après doctorat. Il faut également qu’il apprenne les techniques de recherche d’emploi. Le doctorant doit être penser à son avenir et avoir le souci d’intégrer le monde professionnel.
* Professeur à la retraite.
Donnez votre avis