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L’enseignement supérieur privé en Tunisie : un secteur résilient face à la crise

La rentrée universitaire est pour bientôt. Après le baccalauréat, les nouveaux bacheliers ont procédé à l’orientation universitaire et ont reçu leur affectation dans l’un des établissements de l’enseignement supérieur. Certains ont préféré zapper les procédures de l’orientation et s’inscrire dans un établissement privé de leur choix. C’est que l’enseignement supérieur privé (ESPrivé), marginalisé il y a une vingtaine d’années, commence à prendre une place importante au sein du système éducatif national.

Par Pr Ridha Bergaoui

Dans ce qui suit nous allons présenter, en trois parties, la situation actuelle de l’ESPrivé avant de le placer dans un cadre national et international pour finir par exposer dans la dernière partie, les points faibles et les perspectives

Etat des lieux

À l’ouverture de la prochaine entrée universitaire 2020-21, selon le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique (MESRS), l’ESPrivé comprendra 76 établissements, entre écoles, instituts et facultés. La moitié de ces établissements est implantée à Tunis (37), 17 se trouvent à Sousse, et 6 à Sfax. Le reste est réparti sur quelques gouvernorats côtiers.

Pour l’année 2018-2019, l’effectif des étudiants inscrits dans les établissements privés est de 33.462 soit 12,5% du total des étudiants inscrits dans les établissements de l’enseignement supérieur qui est de 267.154. Cet effectif se répartit comme suit selon le cycle de formation : 45 % au niveau du cycle préparatoire et des formations ingéniorat et architecture; 45 % au niveau des licences fondamentales et appliquées; et 10 % au niveau du mastère (surtout professionnel)

Ces étudiants suivent des études essentiellement dans les spécialités suivantes : 34%, ingéniorat, sciences de l’ingénieur et du bâtiment; 28%, sciences sociales, affaires, commerce et droit; 20%, santé et services sociaux et 17%, sciences appliquées.

Pour l’année 2018-209, le nombre des diplômés a atteint 7.741 soit 13% de l’ensemble des diplômés (58.048).

En 2017, l’ESPrivé employait 1250 enseignants titulaires et 3926 enseignants vacataires soit du secteur actif soit des enseignants des universités publiques.

En conformité avec le cahier des charges, ces institutions disposent théoriquement de bâtiments, la plupart neufs ou aménagés, avec toutes les commodités nécessaires : bibliothèque, infirmerie, locaux administratifs…. Certains disposent d’un campus comprenant un foyer pour le logement des étudiants ainsi qu’un restaurant pour les repas.

L’enseignement est dispensé en français, certaines écoles enseignent en anglais afin d’assurer aux diplômés des possibilités d’emploi à l’international et également pour attirer les étudiants anglophones. Les cycles de formation ainsi que les programmes doivent être habilités par le MESRS.

Le recrutement des étudiants se fait à travers les mass médias, les réseaux sociaux, de bouche à oreille, à travers les foires et les séminaires, les journées portes-ouvertes…

Un secteur bien encadré, réglementé et reconnu

Malgré la diminution de l’effectif total des étudiants au niveau national et celui des bacheliers, le nombre d’établissements ainsi que le pourcentage des étudiants de l’ESPrivé ne cessent de progresser. C’est que le secteur est bien encadré et régit par un ensemble de textes réglementaires dont la loi 2000-73 ainsi qu’un ensemble de textes d’application. Cette loi a été amandée à deux reprises en 2006 et 2008.

Ces établissements sont placés sous la tutelle du MESRS, Direction générale de l’Enseignement supérieur, Direction de l’Enseignement supérieur privé et des Equivalences.

Le MESRS publie chaque année, une liste actualisée des établissements de l’ESPrivé reconnus et autorisés à exercer. Le site internet du ministère (mes.tn) réserve un volet spécial à l’ESPrivé comportant la liste des établissements agrées, les textes juridiques régissant le secteur et les conditions d’octroi des autorisations pour la création d’un établissement privé. Les diplômes délivrés par les établissements de l’ESPrivé agrées sont reconnus équivalents aux diplômes délivrés par le système éducatif tunisien moyennant le dépôt d’une demande d’équivalence au service d’équivalence. En contre-partie de cette reconnaissance par le MESRS, les établissements privés sont appelés à se conformer aux textes législatifs et se soumettre au contrôles administratif et pédagogique.

Les établissements de l’ESPrivé sont affiliés à l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) avec la Fédération nationale de l’enseignement supérieur privé (FNES).

La loi 2000-73 relative à l’enseignement supérieur privé, autorise la création d’établissements dans tous les domaines y compris la formation des docteurs en médecine, chirurgie dentaire, médecine vétérinaire et pharmacie. Toutefois aucune autorisation n’a encore été accordée jusqu’ici. Néanmoins des établissements spécialisés dans la formation paramédicale, représentent environ 20% des effectifs des étudiants inscrits au privé. Afin d’éviter d’inonder le marché en ces diplômés, à côté de ceux formé dans les écoles des métiers de la santé du secteur public, au risque de les envoyer au chômage, le MESRS impose certaines restrictions au développement de cette spécialité.

De nombreux établissements ce sont spécialisés dans la formation des ingénieurs avec une préparation intégrée ou deux cycles distincts un cycle préparatoire de 2ans suivi d’un cycle ingénieur de 3ans. Compte tenu de l’importance de ce secteur, nous réservons un paragraphe particulier pour exposer la problématique posée par ce secteur.

La formation des ingénieurs

Environ 28 établissements privés sont spécialisés dans l’ingéniorat. Le nombre d’étudiants inscrits à très rapidement augmenté durant les dernières années. Cet effectif tourne actuellement autour de 13.000 étudiants. Le nombre de diplômés était, en 2017-2018, de 2802 ingénieurs sur un total de 7098 ingénieurs formés en Tunisie (soit prés de 40%).

Durant le mois de janvier 2015, la formation des ingénieurs dans le privé a conduit à des manifestations et de longues grèves des élèves-ingénieurs des écoles publiques. En effet, dans les établissements publics, seuls les meilleurs bacheliers sont orientés vers les cycles préparatoires des études d’ingénieurs. Après deux années d’études scientifiques intenses, les étudiants passent un concours pour l’accès d’un cycle ingénieur de 3 ans. Dans le secteur privé, chaque école a son propre système. Le baccalauréat et le paiement des frais de scolarité suffisent pour s’inscrire. Le diplôme d’ingénieur est obtenu après 5 ans pour les bacheliers ou 3 ans après un diplôme de licence.

Les grévistes avaient estimé que l’obtention du diplôme d’ingénieur dans le privé est trop facile comparé aux efforts et difficultés qu’ils doivent surmonter dans les instituions étatiques, surtout que la plupart des écoles d’ingénieurs privés ne disposent pas d’un corps d’enseignants-chercheurs capable d’assurer une formation de qualité. Dans un contexte de chômage et de crise économique une offre exagérée d’ingénieurs sur le marché de l’emploi ne fait que dévaluer le diplôme d’ingénieur, amplifier la crise et prolonger la durée d’attente des jeunes pour l’accès à l’embauche. Les grévistes ont appelé à un contrôle strict de ces établissements, respect du cahier des charges et l’arrêt d’octroi des autorisations de création des écoles privés d’ingénieurs.

De son côté, l’Ordre des ingénieurs de Tunisie (OIT) a créé une commission scientifique d’évaluation des écoles privés d’ingénieurs en se basant sur un ensemble de critères comme le respect du cahier des charges, les infrastructures et les espaces disponibles, le taux d’encadrement et le corps enseignants. Les diplômes délivrés par les établissements qui ne répondent pas à ces critères ne seront plus reconnus par l’OIT et les diplômés ne peuvent s’y inscrire. Il faut rappeler que pour exercer le métier d’ingénieur, il faut avoir le diplôme et être inscrit au tableau de l’OIT si non on est passible de sanctions graves prévus par le code pénal.

Un effectif des étudiants africains subsahariens stationnaire

Les établissements privés accueillent environ 4500 étudiants étrangers essentiellement des Africains subsahariens. Les établissements supérieurs publics ont toujours accepté des étudiants africains dans le cadre de protocoles de coopération et d’échanges avec les pays voisins et amis. Le nombre a beaucoup diminué depuis un certain temps, actuellement l’effectif se situe seulement à 2700 d’étudiants étrangers inscrits dans les universités publiques.

Ces étudiants sont à l’origine d’un apport non négligeable de devises provenant de leur inscription dans les établissements privés, moyennant 5 à 6 000 euros/an/étudiant. Il faut y ajouter les frais de séjour de ces étudiants ainsi que leurs parents qui viennent les accompagner de temps en temps, nécessaires pour le logement, la nourriture et le reste.

Au mois de février 2018, Khemaies Jhinaoui, alors ministre des Affaires étrangères, a déclaré que «la Tunisie ambitionne d’accueillir 20.000 étudiants africains en 2020, en vue de devenir un hub régional en matière d’enseignement et de formation». Malheureusement on est loin de ces chiffres fort ambitieux.

L’effectif des étudiants étrangers n’arrive pas à décoller alors qu’on espérait en accueillir beaucoup plus. Le départ de la Banque africaine du développement (BAD) en 2014, pour Abidjan, en Côte d’Ivoire, a entraîné une chute importante du nombre des Africains installés en Tunisie. Ce sont 1800 employés, accompagnés de leurs familles, qui ont quitté la Tunisie.

Par ailleurs, les étudiants africains ont l’impression, malgré qu’ils soient chuchotés par les responsables des établissements privés, que leur présence n’est pas souhaitée par une grande partie de la société et l’administration tunisiennes. Ils se plaignent de racisme et discriminations et également d’obstacles administratifs divers pour obtenir la carte de séjour, des persécutions, interpellations musclées et des brutalités policières.

A suivre…

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