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Tunisie : de l’hégémonie d’une secte à l’arbitraire de «l’homme providentiel»

Rached Ghannouchi / Kais Saied.

L’histoire contemporaine de la Tunisie est faite d’une succession de désillusions. Ainsi, outre la fin peu glorieuse de Bourguiba et le départ pathétique de Ben Ali, la décennie qui vient de s’achever se résume en une série de dégringolades, souvent brutales, l’œuvre de la «nouvelle» classe politique qui sent déjà la naphtaline.

Par Salah El Gharbi *

Dans cet échec la responsabilité des islamistes est certes immense, sans pour autant qu’ils soient les seuls à incriminer. Car il serait trop facile, aujourd’hui, de taper sur Ennahdha, de tirer sur l’ambulance, plutôt que d’accabler ceux qui, à gauche, ont fait, dès le lendemain du 14 janvier 2011, le lit de ce mouvement.

En effet, avec le départ de Ben Ali, contrairement à la «gauche des villes» démocrate, un peu libérale et consensuelle, la «gauche des champs», dogmatique, sectaire et dont le corpus idéologique serait un mélange de littérature marxiste et de pana-arabisme primaire – et, de surcroît, adepte du «coup de force révolutionnaire» – va instrumentaliser l’UGTT pour faire capoter la «transition douce» engagée par le Premier ministre Mohamed Ghannouchi. Ainsi, avec les mouvements Kasbah I et II, cette gauche allait non seulement fragiliser le pouvoir, déjà désarçonné, mais aussi enhardir les islamistes, encore hébétés, terrés et apeurés en faisant perdurer l’état insurrectionnel que connaissait le pays.

Le rôle trouble de l’ultra-gauche dans l’échec de la transition

À l’époque, ces «militants», qui se savaient incapables d’accéder au pouvoir par les urnes, comptaient sur l’agitation permanente, sur les grèves sauvages en vue de cueillir le pouvoir. Ils étaient persuadés qu’en diabolisant le RCD, avant de l’éliminer de la scène politique, ils allaient s’imposer comme une force politique de substitution et gagner, ainsi, la bataille de l’opinion. Dix ans après, après avoir raté son «putsch», cette ultra-gauche est, désormais, à la ramasse, ramenée à sa juste dimension (sans parler de son rôle peu fructueux dans l’élaboration du Code électoral, au sein de la Haute instance de Yadh Ben Achour).

Pourtant, à l’époque, une autre option s’offrait au pays, celle d’une transition consensuelle et progressive vers la mise en place d’un système démocratique fiable. En Espagne, après la mort de Franco en 1975, la transition démocratique n’avait-elle pas été conduite par un franquiste? Chez nous, l’arrogance et l’amateurisme politique nous ont menés de catastrophe en catastrophe, de la tragédie nommée «Troïka» à la tragi-comédie signée «BCE II», laquelle allait laminer tous nos espoirs de voir le pays sortir du marasme politique.

En somme, autant les islamistes ne nous ont guère déçus, car on les savait cupides, opportunistes et incompétents, en plus de leur rigidité idéologique et de leur indigence intellectuelle qui n’étaient un secret pour personne, autant la déception provoquée par «un destourien, patriote» a été amère et affligeante qui, non seulement, nous ramène au point zéro, mais, qui nous expose aussi aux dangers qui nous guettent, désormais, avec l’émergence au sommet du pouvoir d’une nouvelle figure problématique.

Émergence d’une nouvelle figure problématique

Ces deux aventures politiques, celle d’Ennahdha et celle de BCE-Nidaa ont été tellement traumatisantes que la population était prête à se jeter dans les bras du premier venu, à se laisser bercer par les promesses qui ne seraient jamais tenues, embobinés par les slogans creux. Blasée, cette population serait même capable de transformer un «phénomène sonore» en un petit autocrate.

L’engouement pour Kaïs Saïed serait le produit de l’échec des uns et les autres. En fait, depuis le début, l’homme était là, aux aguets, attendant son moment. Fort de sa voix caverneuse qui séduit une partie de la population, de sa posture d’homme «intègre», «propre» (ce qui serait une sorte d’aveu que l’intégrité serait à la marge et non pas une qualité que nous devrions avoir en partage) et de sa rhétorique pompeuse qui parvient à hypnotiser la masse.

Mais le vrai génie de Saïd serait d’avoir, en un seul coup, réalisé deux objectifs: se venger des islamistes qui, durant deux ans, l’ont ignoré, sous-estimé, humilié en protégeant son «protégé», le «traître», tout en ramenant vers lui l’«élite anti-Ennahdha», qui jusqu’au 25 juillet dernier, se méfiait de lui, le regardant de haut, voyant en lui, un OVNI politique.

Ce «plébiscite», suite au «coup d’Etat de juillet», est venu tout chambouler et brouiller, ainsi, les cartes. Dès lors, les vagues des «Abiristes» (en référence à Abir Moussi, leader des Destouriens) vont tout à coup changer d’idole et ne jurent, désormais, que sur le nouveau Messie qui vient les débarrasser des Frérots et les sauver de la perdition.

Ainsi, avec son coup d’éclat, Saïed parvient à concilier entre les aspirations de l’«élite», qui voit en lui le fossoyeur des islamistes et celle de la masse qui croit trouver en lui l’incarnation d’une supposée virginité morale.

Un drame shakespearien avec un seul personnage central

Pourtant et malgré l’euphorie légitime, sincère et spontanée des premiers jours, et après un mois, depuis l’instauration de l’état d’exception, il semblerait qu’on soit en train de vivre un scénario qui n’augure rien de bon et qu’on soit en train de passer de l’hégémonie d’une secte à l’arbitraire de «l’homme providentiel».

En fait, un pays comme le nôtre où toutes les institutions sont fragiles, à la merci des humeurs, est un terrain propice pour voir émerger ce genre d’ego surdimensionnés qui finissent par s’ériger en «institutions», n’ayant d’autre légitimité que celle d’être au service du «peuple», cette réalité floue et mythique dont ils seraient les figures tutélaires.

Avec Saïed, on est, désormais, en plein drame shakespearien où les passions font l’Histoire, où la haine, la trahison, la vengeance se muent en actes politiques déterminant le devenir des populations entières. Ainsi, depuis trois semaines, Carthage est devenu la scène où se joue une interminable pièce avec un seul personnage central, imbu de sa personne, entouré de figurants et des faire-valoir, qui écoutent sagement le «gourou» débiter des scories, enchaînant les menaces et les promesses. De la sorte, désormais, dans sa vacuité, sa parole inspire, dans leur simplicité, ses réflexions floues et hâtives détonnent.

Le seul programme qu’ait Saïed serait lui-même

Pour ceux qui attendent «le programme de KS» ne semblent pas saisir la vraie nature de l’homme. Car, le seul programme qu’ait Saïed serait lui-même. Plus que d’agir, l’ultime ambition de l’homme serait d’être constamment dans les regards des autres, adulé, encensé, vénéré par la masse, à l’image d’un gourou. Dicter, ordonner, être constamment sous les feux de la rampe, veillant sur son «gentil peuple» serait, pour lui, la source de sa jouissance. Assister à la prière du vendredi dans un quartier populaire, partager un capucin avec des gens ordinaires, tel un magicien, il serait le seul à pouvoir convertir de tels gestes anodins en événements qu’on serait amené, par la suite, à décrypter et à commenter.

Beaucoup qui sont encore enivrés par la neutralisation des islamistes se trompent sur l’homme. Saïed n’aurait rien contre Ennahdha en particulier. Il n’aurait pas d’ennemis, ni d’amis, d’ailleurs, hormis sa personne autour de laquelle tout tourne. Narcissique, il semble rêver depuis longtemps d’avoir un destin national. Les modèles dont il rêverait d’imiter le parcours sans en avoir ni les qualités intellectuelles, ni l’éloquence, ni la prestance, seraient Bourguiba et De Gaulle dont il vient, il y a quelques jours, de citer la célèbre phrase. («Ce n’est pas à mon âge que je vais devenir dictateur»).

Kaïs Saïed serait-il un despote en gestation? Plus les jours passent, plus les doutes deviennent légitimes. Dans l’Histoire, les Kaïs Saïed sont légion. Franco, quand la guerre civile éclate, n’était qu’un général discret, timide et inconnu, avant qu’un concours de circonstances ne fît de lui un «Caudillo», aussi populaire que l’est aujourd’hui notre président, et qui va tenir l’Espagne d’une main de fer durant quatre décennies.

Certes, aujourd’hui, les temps ont changé et les discours soporifiques, les «kadhafiades», et les postures ridicules finiront, un jour, par lasser même les plus zélés parmi ses adeptes. Par conséquent, la «popularité» aussi importante soit-elle, ne doit pas aveugler le président, lequel devrait savoir que le «peuple», comme il dit, est versatile, imprévisible et capricieux et que sa mission est plus difficile et plus compliquée qu’il ne le pense. D’ailleurs, la nomination du prochain animateur de l’équipe gouvernementale serait le premier vrai test. Le choix d’une personnalité servile et docile, incapable de faire de l’ombre au prince serait le premier signe de la volonté de ce dernier de nous faire entrer dans l’inconnu. Le contraire ne pourrait que nous rassurer sur sa capacité à résister à la tentation de se donner satisfaction au détriment de l’intérêt général.

* Universitaire et écrivain, auteur de l’essai  »Le pont de la discorde. Essai sur la rhétorique politique de la transition démocratique » (Tunis, 2021).

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